Histoire Fonds privés: Comment Jamaâ Baida essaye de créer « une culture des archives »
« Discrètement après la cérémonie, deux personnes m’ont confié qu’elles voudraient elles aussi faire une donation »,nous confie Jamaâ Baida. L’historien, directeur des Archives du Maroc depuis sa nomination en 2011, est un homme comblé. Depuis quelques années, il multiplie les collectes d’archives privées qui viennent garnir les rayons de son institution, située dans la capitale. En près de 15 ans, il compte désormais pas loin de 80 collections privées sans avoir « déboursé un seul centime » car, dit-il, « donner ses archives est un engagement citoyen ».
Une tendance qui s’est confirmée lors d’une cérémonie de donation organisée jeudi 6 juin, et placée dans le cadre de la semaine internationale des Archives. Une salle comble et des personnalités telles que le cinéaste Souheil Ben Barka et le conseiller royal André Azoulay sont venus assister à la remise symbolique d’archives de trois donateurs aux profils bien variés.
Les premiers à être honorés sont les représentants de la famille Zniber, descendants de Mohammed Ben Abdelhadi Zniber, ancien pacha de Salé qui a vécu durant la première moitié du XIXe siècle, lui-même père de Abdelhadi Ben Mohammed Ben Abdelhadi Ben al-Hachemi Zniber, mort en 1910, un influent négociant qui a occupé le poste stratégique de ‘amin’, soit receveur des douanes dans la même ville.
La donation concerne des documents historiques d’une grande valeur sauvés d’une destruction certaine nous révèle son arrière-petite-fille Nawal Ben Saïd Zniber « en cherchant à inventorier notre patrimoine familial, je suis allée visiter une ancienne demeure abandonnée. Au départ j’y ai trouvé quelques papiers au sol et en les lisant j’ai compris qu’il s’agissait d’archives d’époque. J’ai décidé de fouiller complétement la maison et j’ai découvert des pièces et des endroits secrets, cachés et inexplorés durant des décennies avec des milliers de documents en très mauvais état ».
Au final, ce sont 7 000 documents dont des registres de comptabilités, des correspondances avec des ministres ainsi qu’avec des officiels étrangers et même avec des notables du Sahara « ce qui vient ajouter du poids politique à la découverte » nous explique-t-elle. L’héritière des Zniber fait connaître cet improbable trésor et reçoit rapidement des offres d’achats « surtout de collectionneurs étrangers ». La famille refuse de monnayer ce patrimoine qu’elle estime « d’intérêt public ».
Et selon la loi régissant les archives marocaines, seule l’institution dirigée par Jamaâ Baïda est habilitée à recevoir des archives privées « pour le compte de l’Etat ». Encore faut-il lui faire confiance. Une mission que s’est fixée le patron de l’Institution : « quand des archives privées sont l’objet d’offres d’achat souvent alléchantes mais que les propriétaires disent non et préfèrent une donation à intérêt public, c’est parce qu’il y’a désormais un climat de confiance, c’est ce à quoi nous travaillons depuis 2011, c’est-à-dire créer une culture des Archives ».
Pourquoi légue-t-on des fonds privés ?
C’est aussi ce qui a convaincu la seconde donatrice honorée lors de cette cérémonie. Il s’agit de la réalisatrice franco-marocaine Izza Génini, connue pour ses films sur la culture et les musiques du Maroc tournés à la fin des années 1970 et la décennie suivante.
Très émue, elle a solennellement remis à Jamaâ Baïda un support numérique qui contient sa filmographie et aussi des ‘rushs’ non diffusés de son travail documentaire.
Un fond cinématographique inédit dans les collections d’Archives du Maroc qu’Izza Génini ne pensait pas ainsi « léguer, il y a quelques mois encore ». Elle nous explique qu’au départ, elle avait seulement consentie « à donner des documents relatifs à mon travail, mes réseaux, et tout ce qui a un rapport avec ma démarche cinématographique au Maroc. Et puis, je me suis dit que cela n’aurait vraiment un sens que si j’y inclue ma filmographie, que désormais les chercheurs peuvent consulter librement ».
Mais comment en vient-on à léguer des documents témoins d’une vie ? Dans le cas d’Izza Génini, l’opération a pu se faire par « la médiation de Madame Lamia Radi, directrice de la bien nommée Fondation Mémoires pour l’Avenir ». Celle qui est aussi la fille d’Abdelouahed Radi, ancien ministre et ponte de l’USFP, disparu en mars 2023 et qui fait l’objet d’une exposition hommage qui se tient en ce moment au siège d’Archives du Maroc, est une habituée des lieux.
Avant d’expliquer son rôle dans la donation de fonds privés, elle nous rappelle avoir « créé la Fondation après les attentats de Casablanca dans l’idée de contribuer à faire connaitre notre histoire et notre identité aux jeunes exposés à une propagande extrémiste. On souhaite qu’ils s’identifient à des héros ordinaires du passé récent d’où l’idée d’aller à la chasse aux archives familiales qui peuvent faire de la matière pour des livres, films et autres productions qui mettent en lumière les générations précédentes ».
La fille d'Abdelouahed Radi, relais entre les privés et les institutions
Lamia Radi endosse en ce sens le rôle de « relais entre les privés et les institutions » et a même signé une convention avec Archives du Maroc facilitant les démarches administratives. Elle aussi constate « la tendance positive » des donations privées et mise sur « l’émulation que peut susciter ce genre de cérémonie. En voyant le geste d’Izza, d’autres acteurs du monde du cinéma ou des arts auront peut être envie de l’imiter. De même que les grandes familles comme celle des Zniber ».
La militante nous apprend également que les « archives ne sont pas seulement l’apanage des personnalités. Nous avons des fois trouvés des documents importants chez les vendeurs de fruits secs ‘moul zariîa’ ou dans les marchés aux puces ». Les archives se cachent donc parfois dans des endroits insoupçonnés ou chez des personnes inattendues. C’est le cas de la troisième donatrice à recevoir une médaille symbolique des mains de Jamaâ Baïda. Presque gênée par tant de reconnaissance, Marion Stalens improvise un discours en clôture de la cérémonie de remise des archives privées. Cette française, fille et petite-fille de « bourgeois férus de photos, mis à mal par la crise de 1929 et venus tenter leur chance au Maroc » a mis la main sur près de 500 clichés familiaux pris entre 1934 et 1956.
La vie à Agadir, les voyages, le quotidien, l’entourage sont ainsi immortalisés dans un album objet d’un minutieux travail de numérisation par Marion qui raconte qu’« à l’origine je suis venue me renseigner sur la matière dans le but de réaliser un film documentaire sur le Maroc. Et un peu en contrepartie, j’avais écrit à monsieur Baïda en disant que j’avais quelques centaines de photos du Maroc ». L’historien qui ne néglige aucun détail « ce sont les petits ruisseaux qui font les fleuves » dit-il, a invité Marion Stalens à venir lui remettre ses photos à Rabat.
Elle, y voit aussi l’occasion d’aborder « ces questions mémorielles qui sont d’autant plus nécessaires à l’heure où l’intolérance et le rejet de l’autre gagnent du terrain chez moi en France » et se considère « héritière d’une mémoire à la fois sombre et heureuse » qu’elle estime « devoir partager. Remettre les photos est pour moi une évidence. Elles appartiennent aussi au Maroc et aux Marocains ».
Avec désormais près de 80 fonds privés propriétés de l’institution Archives du Maroc, Jamaâ Baïda pense à la prochaine étape : « je profite de votre présence pour l’annoncer dans la presse, à partir de septembre prochain, nous allons lancer la bibliothèque numérique des Archives via un data center, consultable sur place. Cela concerne une vingtaine de collections numérisées déjà inventoriées et prêtes à être consultées ». Et comme souvent une surprise ne vient jamais seule, la famille Zniber reprend le micro et annonce ajouter quelques 3 000 documents à la donation. De quoi combler d’avantage le directeur des Archives.
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