S'abonner
Se connecter
logo du site ledesk
Grand angle
Enquêtes, reportages, récits et portfolios

Connectez-vous

Mot de passe oublié ?

Abonnez-vous !

Découvrez l'offre de lancement du Desk

60 DH
1 mois
Découvrir les offres
07.10.2024 à 04 H 46 • Mis à jour le 25.10.2024 à 00 H 22 • Temps de lecture : 26 minutes
Par

Salé, l’indomptable cité atlantique

PATRIMOINE. L’histoire millénaire de la ville de Salé cache encore bien des secrets. Pour en dénicher quelques-uns, il faut sillonner les dédales de sa médina et découvrir pourquoi cette cité est aujourd’hui un héritage unique en son genre. Habitée depuis la préhistoire, Salé s’est vue ériger en bastion militaire, haut lieu du savoir et de la religion, fief d’intrépides corsaires et berceau du nationalisme marocain

Des marchands, des érudits, des savants, des soldats, des dévots, des brigands, des renégats, des pirates, des mystiques et de grandes familles pionnières. Tous ont décidé de se donner rendez-vous dans une seule et même ville, l’une des plus singulières du Maroc. Salé, et particulièrement sa médina millénaire, est un véritable concentré d’Histoire, une mosaïque de cultures et un improbable mélange de populations. Elle est aujourd’hui encore l’une des plus grandes et plus peuplées du royaume, et a bénéficié d’un vaste programme de restauration désormais presque entièrement achevé. Cette opération a permis à ce patrimoine à ciel ouvert, de retrouver son éclat d’antan. Si quelques engins de construction s’affairent encore autour des vieux remparts de la ville, l’intérieur des enceintes a retrouvé son calme et ses habitants ont depuis repris leurs activités quotidiennes. L’occasion de s’immerger dans les méandres d’une médina prête à dévoiler ses innombrables atours.


Au détour d'une ruelle réhabilitée de la vieille médina de Salé.Protégées par la muraille érigée contre les attaques des flibustiers, les étroites ruelles couvertes de bois de thuya datant parfois d'au moins cinq siècles abritent les échoppes de tissu, de babouches, d'épices ou celles de bijoux autrefois tenues par les juifs. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk


Impossible de comprendre la ville de Salé en la dissociant de celle de sa voisine, Rabat. Longtemps considérées comme rivales, les deux cités atlantiques ne sont séparées que par l’embouchure du fleuve Bouregreg, cordon ombilical de l’histoire d’un jumelage unique en son genre dans le royaume. Aujourd’hui les deux berges sont aménagées en une promenade moderne, avec une marina qui abrite un port de plaisance, des restaurants sur pilotis et autres activités de loisirs. Un effet miroir renforcé par une connexion sans précédent via notamment des ponts pour les véhicules et un tramway qui transcende les barrières entre les deux rives. Mais avant l’édification de ces infrastructures, il fallait faire appel aux barcassiers, qui ont, durant des siècles, assuraient la traversée de l’oued. Un lien organique et hydraulique qui définit l’histoire commune de Rabat et Salé. Cette dernière, s’est d’ailleurs bâtie une redoutable réputation de bastion de pirates, avant de tourner peu à peu le dos à la mer.


La marina moderne, partagée entre les deux villes siamoises de Salé et Rabat. En arrière-plan, la tour inachevée de la mosquée Hassan, l’un des symboles de la capitale. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Si l’histoire de l’occupation humaine de Salé et de sa région remonte aux temps préhistoriques, en atteste la découverte en 1971 d’un crâne fossile partiel d’un représentant du genre Homo vieux de 400 000 ans, des interactions humaines plus actives s’y développent dans l’Antiquité. L’embouchure du fleuve offre un port naturel qui permet aux audacieux marchands phéniciens, puis aux Carthaginois, d’établir un comptoir sur les hauteurs du Chellah vers 500 avant l’ère chrétienne. Certes, si ce patrimoine connu aujourd’hui pour abriter la nécropole des souverains mérinides (XIII – XVe siècle) est situé sur la rive de Rabat, il est néanmoins un témoin précieux de l’évolution de Salé. Avec la domination romaine et l’établissement de la province de Maurétanie Tingitane, l’embouchure du Bouregreg connaît une importance stratégique longtemps insoupçonnée. Une cité antique a récemment été révélée par des archéologues marocains, aujourd’hui persuadés qu’il s’agit de la ville appelée par les Romains : Sala Colonia. Le lien avec l’appellation moderne de la ville semble évident et va perdurer jusqu’à l’avènement de l’Islam au Maroc au VIIIe siècle. Elle est citée notamment par le géographe grec Ptolémée et par l’historien romain Pline l’Ancien comme un port de grande importance.


La médina de Salé, héritière d'une histoire qui remonte à l'Antiquité. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Mais depuis le départ des Romains de la région de Salé à la fin du IIIe siècle, l’Histoire du Maroc et celle de Salé plongent dans ce que les spécialistes appellent les « siècles obscurs », essentiellement à cause du manque de sources pour documenter cette période. C’est durant cette phase peu connue que le territoire de Salé est administré par la tribu amazighe des Berghouattas, considérée comme hérétique par les premiers pouvoirs musulmans installés dans la région de Fès, qui invalident une pratique religieuse qu’ils jugent « déviante ». Surtout, c’est un affrontement pour le contrôle d’une région riche en ressources maritimes et forestières qui fait l’objet d’une longue et intense lutte, qui s’achève avec l’installation, au XIe siècle, du clan ifrénide des Beni Achara, pratiquant d’un islam jugé plus conforme à l’orthodoxie régnante. Ils sont les premiers à revendiquer une souveraineté sur la rive nord du Bouregreg et donc la création d’une entité urbaine, qui devient la ville de Salé telle que nous la connaissons aujourd’hui.


Le souk Al-Ghazel est un ancien marché de ventes aux enchères ; la laine brute ou teinte en tas y est également vendue. C'est aussi la plus grande place de la ville. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Les remparts almohades, un trésor d’architecture

Le patrimoine de Salé, accumulé avant cette date clé, est hélas aujourd’hui quasiment invisible. Les nouveaux arrivants font table rase d’un passé refoulé pour y bâtir l’identité qu’une partie de la ville d’aujourd’hui garde en héritage. Une structure embryonnaire qui prend une nouvelle dimension avec l’avènement de la dynastie des Almoravides (1040-1147) qui investit la ville en 1068. Sur la rive sud, celle de l’actuel Rabat, le nouveau pouvoir fait construire un fort, appelé de nos jours la Kasbah des Oudayas. De l’autre côté du fleuve, il fait ériger des remparts, qui sont aujourd’hui pratiquement ceux qui ceinturent la médina de Salé. Or, à peine un siècle plus tard, la cité est assiégée par une puissance irrésistible venue des confins du Haut Atlas. Les Almohades (1147-1269) se heurtent à la résistance de troupes affiliées à leurs prédécesseurs et font le siège de Salé, au bout duquel ils finissent par détruire une grande partie des murs de fortifications. Sous le règne du sultan Abdelmoumen (1130-1163), les Almohades décident de refortifier la ville et lui offrent ce qui est aujourd’hui l’un des ses plus beaux trésors d’architecture.


Les remparts, gardiens protecteurs de la médina de Salé depuis le Moyen-Âge et patrimoine spectaculaire de la cité, classés comme trésor national depuis le début du XXe siècle. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Les enceintes almohades de la médina de Salé sont si admirablement bâties qu’ils font immédiatement l’objet de l’attention des autorités du Protectorat. A peine deux ans après l’établissement colonial au Maroc en 1912, le Service des Antiquités, Beaux-Arts et Monuments historiques décide de les classer dans la liste des « monuments historiques ». Les murailles, mais aussi les principales portes (bab) dont certains sont aussi des bastions de défense (borj). Les principales sont Bab Maalqa, Bab Jdid, Bab sidi Bou Haja, Bab Ferran, Bab Fès dit aussi Bab Khmiss, Bab Sebta, Bab El-Mrissa et Bab Chaafa.


Un chemin de ronde des remparts de Salé. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Aussi remarquable qu’est la conception des fortifications de Salé, le dispositif comprend un point faible que ne vont pas manquer d’exploiter les adversaires des Salétins. C’est le cas au moment du déclin des Almohades, lorsque le roi Alphonse X de Castille lance une flotte à l’assaut de la cité en 1260. Les Chrétiens débarquent sur la plage de l’embouchure du fleuve, et se précipitent à l’assaut de la ville car les remparts s’arrêtent sur le front de mer. L’océan, qui était alors une richesse, est soudainement devenu une menace.


Soubassement du Borj Adoumoue et sa succession de voûtes, perspective hypnotique d’un patrimoine souterrain jalousement gardé par la mystérieuse Salé. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


L’attaque des troupes castillanes qui se déroule le jour de l’Aïd El Fitr (qui célèbre la fin du mois de Ramadan) a, selon les dires de l’historien Ibn Khaldoun (XIVe siècle), provoqué « le plus grand massacre de l’Histoire de Salé ». La dynastie des Mérinides (1269-1465) qui remplace celle des Almohades à la tête du Maroc, en tire rapidement les leçons en complétant le dispositif de défense de Salé avec la construction du Borj Adoumoue (bastion des larmes – en référence au massacre de 1260) censé protéger la ville face à des assaillants venus de la mer. Communément appelé aujourd’hui par les habitants de la médina 'Sqala Al Qdima', cette fortification, plusieurs fois rénovée depuis, incarne désormais l’identité guerrière d’une cité qui tient à sa sécurité. Quant à l’héritage Almohade, il ne se limite pas à des enceintes imposantes mais en partie inefficaces. La ville leur doit également l’un des édifices phares de son trésor patrimonial. Il s’agit de la Grande Mosquée (‘Al Masjid El Aadam’) magnifiée sous le règne du sultan Yacoub El Mansour (1184 – 1199).


Pièce d’artillerie ancienne, symbole d’une cité guerrière marquée par un long épisode de piraterie, qui a forgé la légende de Salé dans le monde. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


‘Al Masjid El Aadam’, symbole de puissance

L’origine du plus important lieu de culte de Salé remonte à l’islamisation de la ville au temps des Ifrénides. Mais ce qui n’était alors qu’une mosquée modeste se transforme en un symbole de puissance et de prestige. A la fin de son agrandissement en 1196, la Grande Mosquée de Salé et la deuxième plus grande du Maroc après celle de la Quaraouiyine de Fès. Aujourd’hui, seule la Mosquée Hassan II de Casablanca l’a fait reculer en troisième position au classement. Et contrairement à sa voisine de Rabat construite à la même époque, la mosquée dite de Hassan - dont seule une partie du minaret a été achevée, l’édifice salétin est toujours le joyau de la médina. Plus qu’un simple lieu de culte, la Grande Mosquée est en outre un véritable acteur de l’histoire de la ville. C’est en son sein que s’est réfugiée la population civile lors de la terrible attaque castillane de 1260, finalement capturée par les assaillants et vendue sur le marché des esclaves de Séville. Avant cela, la mosquée est édifiée comme le centre névralgique de la médina, avec des annexes réservées pour les études théologiques (medersas) et un complexe réseau pour y acheminer l’eau.


Porte monumentale de la Grande Mosquée, plus qu’un édifice religieux incomparable, une fierté depuis des siècles. A sa gauche, la Médérsa Mérinide, fief théologique de la cité. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


La Grande Mosquée de Salé, dotée de pas moins de huit portes, dont une monumentale, a développé donc tout un environnement qui gravite autour d’elle. Sa singularité repose également sur le fait que son nouveau minaret, qui date de 1840, est dressé sans reposer sur un mur d’enceinte comme c’est habituellement le cas, c’est pourquoi il est surnommé par les habitants de la médina ‘assawma’a al a’azriya’ (le minaret célibataire).


Le minaret de la Grande Mosquée de Salé. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


La Salé médiévale, tout en se forgeant une carapace militaire, entend aussi, grâce à cela, devenir un centre de savoir et une place forte de l’islam marocain, au point de concurrencer dans ce domaine la ville de Fès. Les Almohades puis les Mérinides y accordent un intérêt tout particulier, et l’enrichissent grâce à une première vague de migrants venus de la raffinée El Andalous. Sous l’impulsion du sultan mérinide Abou El Hassan Ibn Othmane (1331-1348), la ville devient un pôle scientifique avec l’établissement de plusieurs médersas (écoles ou universités). La plus importante est celle dite des Mérinides, adossée à la Grande Mosquée dans le quartier de Talaâ (qui monte, car en pente).


Patio de la médersa mérinide, faïences et zelliges posés par des artisans parmi les meilleurs de leurs générations, alliage maroco-andalous pour un raffinement typiquement salétin. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Une proximité qui s’explique par la formation théologique, les préceptes du soufisme et l’étude de l’ensemble des textes religieux. L’édifice, considéré comme stratégique, est confié aux meilleurs artisans marocains et andalous. D’une superficie de presque 200 mètres carrés, on peut y admirer l’extrême précision de la pose des faïences (zellige) qui ornent intégralement sols et murs et lui confère un caractère aussi sacré que solennel. En son centre, une sublime fontaine pour les ablutions trône au milieu d’un agencement traditionnel en quatre nefs qui supportent un étage, réservé aux chambres des étudiants à l’esprit des plus studieux.


Chambres des étudiants de la Médersa Mérinide, austérité, spiritualité et ambiance studieuse pour les futurs savants de la religion, reconnus dans le Maroc et au-delà. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Mais les médersas de Salé ne sont pas seulement religieuses. M'hammed Krombi, conservateur des monuments historiques et des sites de Salé, et descendant d’une famille salétine depuis des siècles, est un de ceux dont la médina n’a pas de secrets. Il nous apprend l’existence d’une médersa pas comme les autres : « nous l’appelons la ‘medersa el ajiba’, que l’on peut traduire par l’école merveilleuse. Elle est unique en son genre puisque sa première fonction était la formation des étudiants en médecine et en pharmacie. Aujourd’hui, nous parlerions d’un CHU, c’est-à-dire un centre d’apprentissage mais aussi de soins pour des travaux pratiques ».


Porte d’entrée de la ‘medersa el ajiba’, ou l’école merveilleuse. Un bâtiment tour à tour école de médecine et de pharmacie, clinique vétérinaire, foundouk pour marchands et enfin demeure du Cadi, symbole de la justice. Histoire d’une évolution…Crédit: Oussama Rhaleb


Cette medersa devenue Musée Belghazi des instruments de Musique situé dans le quartier du Mellah (ancien quartier réservé à la communauté juive de la médina) a été pionnière dans d’autres domaines insoupçonnés : « Ce lieu, et c’est une grande fierté pour nous, était le premier en son genre à prodiguer des soins vétérinaires, et c’est pour cela qu’il est connu aussi sous le nom de Dar Elbellarej, soit la maison des cigognes, car on y soignait des oiseaux » ajoute M’hammed Krombi.


Musée Belghazi des instruments de Musique situé dans le quartier du Mellah de Salé. Crédit: Oussama Rhaleb/ Le Desk ,


Le bâtiment, a aussi été l’un des plus importants fondouks (hôtel pour marchands) de la ville : «  il fallait bien loger les caravaniers, stocker leurs marchandises et fournir un abri à leurs animaux » explique le conservateur.  Apportant avec eux un savoir-faire rare au Maroc, les andalous permettent l’accroissement urbain de la ville et la modernisent, aussi par la construction de l’Aqueduc de Salé. Cet édifice spectaculaire, qui entre dans la médina par le nord, est construit vers 1340 pour alimenter les médersas et la Grande Mosquée en eau douce provenant de la source Aïn Barka qui jaillit à quelques kilomètres du centre-ville. Attribué à tort aux Portugais, l’Aqueduc qui culminait alors à plus de quatre mètres et s’étale sur 14 kilomètres, a été surélevé à neuf mètres sous le règne du sultan alaouite Moulay Ismaïl (1672 – 1727). Depuis, il fait partie du patrimoine visible et distinctif de Salé.


Kissaria As-sawari (le souk des colonnes) est le centre principal de vente de tissu et de lainage. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk
Un foundouk restauré de la médina de Salé. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Une forte identité andalouse et spirituelle

L’afflux de familles andalouses s’intensifie davantage avec le recul des pouvoirs musulmans dans la péninsule ibérique. En 1492, la chute de Grenade, dernier royaume musulman en Espagne, précipite ainsi de nouvelles vagues de migrations en direction du Maroc essentiellement. Salé, dont l’économie est largement tournée vers le commerce maritime, est pour eux une destination attractive. D’importantes familles comme celles des Kadiri et des Zniber viennent garnir le prestige de la ville qui abrite déjà d’autres illustres lignées comme les Idrissi dont la présence remonte à l’époque de la dynastie homonyme, première régnante sous la bannière de l’Islam au IXe siècle. De fait, ils sont considérés, avec la famille Kettani, comme les plus nobles des chorfas, descendants directs du Prophète. Une légitimité religieuse et spirituelle qu’endossent aussi les Alami, disciples de la grande figure soufie du Moyen-Âge, Moulay Abdeslam Ben Mchiche. La tradition soufie de Salé est l’une des plus marquées du paysage religieux et spirituel du royaume.


Ruelle de la médina, aujourd’hui restauré, le cœur de la ville a retrouvé des couleurs et de l’animation tout en gardant son cachet historique, plusieurs fois centenaire. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


D’innombrables saints lui sont affiliés et leurs mausolées sont devenus des points de références à l’intérieur de la médina. Mais l’incontestable « Saint Patron » de la ville est sans aucun doute Sidi Abdallah Ben Hassoun, un saint homme vénéré de son vivant au XVIe siècle, et à l’origine de la zaouïa hassounia. Son spectaculaire mausolée, non loin de la Grande Mosquée, est aujourd’hui encore le plus visité et pas seulement par ses adeptes et descendants.


La zaouia El Harratia à Salé. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk
La zaouia tijania de Salé. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk
Intérieur du mausolée de Sidi Abdallah Ben Hassoun, « Saint Patron » de Salé, et gardien des cierges que l’on voit suspendus tout au long de l’année, en attendant le jour de la procession. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


On y vient pour y admirer les grands cierges, objets vedettes de la plus importante procession annuelle de la ville. La veille de la fête du ‘Mawlid’ (qui célèbre la date anniversaire de la naissance du Prophète), les adeptes de la zaouïa parcourent la médina, en costumes traditionnels et brandissant de spectaculaires cierges colorés, confectionnés à tour de rôle par les meilleurs artisans de Salé. Une tradition qui remonte au puissant sultan saâdien Ahmed El Mansour Eddahbi (1578-1603) qui s’est lui-même inspiré de pareilles manifestations vues à Constantinople. D’autres influents marabouts sont encore l’objet de dévotion de la part des pieux habitants de la médina comme ceux de Sidi Benâcher Al Andaloussi le « Saint guérisseur », Sidi M'hamed El Ayachi ou encore Sidi Ahmed Hajji, tous au sommet du panthéon des Saints Hommes qui ont marqués l’Histoire de Salé la dévote.


Ahmed Ben Mohammed Ben Omar Ben Acher al-Andaloussi, dit Sidi Ben Acher, né en Al-Andalus à Jimena de la Frontera dans la région de Cadix et mort en 1364 à Salé, est l'un des principaux saints de la ville de Salé. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk


A la noblesse de ces grandes familles de Salé va s’ajouter une population andalouse experte dans la navigation, la construction de bateaux, et la connaissance du monde maritime. Des atouts considérables qui offrent à Salé et à ses habitants de nouvelles perspectives qui semblent sans limites. Avant la montée en puissance de l’activité des courses maritimes, les villes de Rabat, alors appelé Salé-le-Neuf, et celle de Salé, profitent d’un mouillage naturel qui en fait la principale base militaire navale médiévale pour les expéditions armées vers les rivages d’Al Andalous. Grâce à la proximité de la forêt de la Maâmora, pourvoyeuse en chêne-liège, les locaux savent déjà fabriquer des navires mais ils vont attendre l’arrivée des Andalous pour cultiver ce savoir-faire. Dès la moitié du XVIe siècle, apparait sur le site de construction navale, qui d’après les historiens spécialisés se situe en contrebas de la Tour Hassan, sur la rive sud, un navire pirate appelé le Chebec. Ce bateau, qui pouvait atteindre presque 40 mètres de long pour les plus imposants, s’avère particulièrement efficace pour les manœuvres d’arraisonnage. Petit, rapide et maniable, il sème la terreur en haute mer et permet à ceux que l’on appelle les corsaires de Salé de se faire rapidement un nom. De plus en plus prospère, la cité acquiert une autonomie politique (au point qu’elle est identifiée au milieu du XVIIe siècle comme la République de Salé) singulière dans l’empire chérifien. Au XVIIe siècle, elle est enrichie par l’expertise des renégats.


Conçu en 1261 par l’architecte sévillan Mohamed Ben Ali Al-Ichbili, Bab Assinaâ a servi de chantier naval jusqu’au tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Il est composé de deux tours de style défensif médiéval qui épousent la structure de la muraille et est doté de deux escaliers latéraux. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk


La course des corsaires de Salé

La course des corsaires représente au XVI et XVIIe siècle, une activité très lucrative. En développant une marine moderne à « l’européenne », les renégats de Salé augmentent ainsi l’efficacité des courses entreprises par les vaisseaux corsaires sans pour autant se convertir à l’Islam par la contrainte. D’intrépides marins chrétiens se lancent donc à corps perdu dans l’aventure de la piraterie, à la recherche de gloire et d’aventures. Du côté marocain, le pouvoir central souhaite s’appuyer désormais sur les compétences de ces navigateurs, qu’importe leurs origines, comme le résume le chroniqueur français du XVIIIe siècle Louis de Chénier dans son livre Recherches historiques : « Le choix des commandants est moins déterminé sur l’opinion de leur intelligence que sur celle qu’inspirent leurs facultés : le Souverain ne confie guère ses armements qu’à des gens riches, qui puissent répondre des évènements, au moyen de quoi ses commandants partent toujours tard, arrivent de bonne heure et évitent tout ce qui pourrait compromettre leur fortune et leur repos ».


L’Atlantique par la lorgnette de Salé. Ville résolument tournée vers la mer qui a fait autant sa richesse que son malheur . Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Cette période de faste immortalise les noms de plusieurs capitaines de navires que l’on appelle les « raïs ». Le précurseur de cette caste est sans doute le renégat d’origine hollandaise, Mourad Raïs. Ce personnage devenu par la suite une légende de la piraterie, est connu également de son nom d’origine Jan Janszoon van Haarlem. Ces exploits de navigateurs hors pair restent dans les annales, comme par exemple ses audacieuses expéditions en Irlande, au large de l’Islande et même jusqu'à Terre-Neuve. En 1624, Mourad Raïs est tellement influent qu’il se voit nommer « Amiral de Salé » par le sultan Moulay Zidane (1613 - 1628). L’héritage de l’extraordinaire chapitre de la piraterie à Salé est aujourd’hui visible essentiellement à travers les canons de cette époque, qui ornent les borjs de l’ancienne médina. Néanmoins, de nombreuses structures, témoins de cette époque ont été détruites suite au terrible séisme de Lisbonne (1755) qui a provoqué un violent tsunami sur les côtes marocaines. Un déluge qui va bouleverser des pans entiers du patrimoine salétin d’époque médiévale. C’est le cas de la plus illustre des portes de la médina, celle de Bab El-Mrissa (littéralement porte du petit port). Œuvre de l’ingénieur et architecte sévillan Mohamed Ben Ali qui l’achève vers 1270, elle était à l’époque la seule porte d’entrée maritime vers le fleuve Bouregreg. Aujourd’hui à une centaine de mètres du cours d’eau, elle est par sa taille et par sa fréquentation, la principale entrée piétonne vers la médina.


Bab El-Mrissa, autrefois gardien de l’estuaire, les navires de taille raisonnable contraints de naviguer sous sa voute pour accéder au cœur de la ville. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Malgré la catastrophe, le sultan Moulay Ismaïl décide de prendre à son compte l’activité de la course pour en tirer profit, butins et surtout esclaves chrétiens qu’il utilise comme monnaie d’échange avec les souverains européens. Mais Salé la pirate s’attire aussi les foudres de ses victimes, à tel point que la ville est attaquée régulièrement par des navires européens. La piraterie décline au début du XIXe siècle mais demeure une cible pour les velléités hégémoniques des puissances coloniales. En 1851, c’est la flotte française qui bombarde copieusement la cité, sous prétexte du pillage d’un navire à pavillon tricolore échoué à son large. La bataille est somme toute équilibrée, grâce au concours des canons de sa jumelle Rabat, et Salé en tire gloire et prestige. C’est l’époque d’Abu al-Abbas Ahmed Ibn Khalid al-Naciri al-Salawi (1835-1897) plus communément appelé Ennaciri, considéré comme le plus grand historien marocain du XIXe siècle. Issu de l'ancienne famille slaouie ayant fondé la zaouïa Naciria soufie au XVIIe siècle, Ennaciri est célèbre pour avoir rédigé en plusieurs tomes toute l'histoire du Maroc. De même, il a écrit l'histoire de la conquête islamique par Oqba Ibn Nafi à la fin du XIXe siècle : Kitâb al-Istiqsa li-Akhbar Al-Maghrib duwal al-Aqsa.


Borj Adoumoue et ses canons figés vers l’océan, hérités suite à la plus sinistre attaque menée contre la ville de Salé par l’armée castillane en 1260. Le bastion de défense incarne encore ce traumatisme. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Fief du nationalisme marocain

Malgré l’imminence d’une mise sous tutelle politique du Maroc, Salé conserve son caractère rebelle et s’érige au début du XXe siècle comme le fief du nationalisme marocain notamment. Dans son livre Les gens de Salé, les Slawis : tradition et changement dans une ville marocaine de 1830 à 1930, l’anthropologue américain Kenneth Lewis Brown recense ce type d’établissement dans la ville : « Des 22 écoles libres fondées au Maroc entre 1919 et 1925, 4 étaient à Salé et leurs listes affichent 200 noms. Alarmées de ces succès et convaincues que l’on y formait les jeunes à une propagande antifrançaise, les autorités du Protectorat tracassèrent les partisans et les professeurs de ces écoles ». Fidèle à sa réputation de pionnière, Salé va accompagner les premiers pas militants de grandes figures du nationalisme marocain tels que Boubker Kadiri, Abderrahim Bouabid, Abdellatif Sbihi, Ahmed Maâninou, Mohamed Hassar, Mohamed Chmaâou ou encore les frères Saïd et Abdelkrim Hajji.


A l’abri derrière ses remparts, la Médina d’une blancheur éclatante défie le temps et affiche un héritage ancestral sauvegardé. Crédit: Oussama Rhaleb / Le Desk


Depuis, et avec l’indépendance du Maroc en 1956, Salé navigue dans l’ombre de son éternelle rivale Rabat, auréolée depuis 1913 du prestige de capitale du Maroc. Mais qu’importe, la fabuleuse et riche histoire de la cité se suffit à lui-même pour lui accorder le titre de la ville la plus indomptable du royaume.

©️ Copyright Pulse Media. Tous droits réservés.
Reproduction et diffusions interdites (photocopies, intranet, web, messageries, newsletters, outils de veille) sans autorisation écrite.

Par
En partenariat avec ONMT
De longs formats Enquêtes, reportages, récits et portfolios