Zouhair Lahna, un sage-homme qui répare les femmes
Zouhair Lahna vous donne envie de changer l’idée que vous avez sur les médecins marocains. Le crane dégarni, la barbe soigneusement taillée, les lunettes cachant un sourire malicieux. Il vient de recevoir l’autorisation d’exercer gratuitement dans un cabinet sis à Farah Salam, un quartier à El Oulfa. « Ici c’est le Texas » aime rappeler ce médecin, franco-marocain, père de quatre enfants, qui a pris ses quartiers dans un 45 m2 au coeur d’un lotissement habité majoritairement par des réfugiés syriens et des subsahariens, dont une bonne partie vit de la mendicité. « Je ne sais pas pourquoi je suis autant sollicité par les médias alors que notre médecine est encore gratuite. Pas pour longtemps j’avoue » affirme Lahna. De quoi vous plonger dans la confusion à une époque où le secteur privé est devenu la nouvelle doxa de la médecine, poussant l’Etat à libéraliser l’investissement dans le secteur de la santé. Sa théorie sur la santé au Maroc est d’une simplicité déconcertante : « En Europe, il y a une bonne médecine avec quelques mauvais médecins. Au Maroc, il y a une mauvaise médecine avec pas mal de bons médecins ».
Réparateurs de femmes
Né à Casablanca en 1966 dans une famille modeste, il goûte très tôt à la souffrance physique à cause des crises aiguës d’asthme. « C’est peut-être ce qui m’a poussé à opter pour la médecine », dit-il. Il décroche son diplôme de médecine générale en 1992 à la faculté Hassan II à Casablanca. Etudiant studieux, pas activiste pour un sou, il gardera de ces stages dans les hôpitaux une rage et une colère encore intacte : « J’ai été marqué par l’accueil et le traitement réservés aux patients. En tant que jeune médecin, je savais que je n’allais pas apprendre grand-chose ou apprendre un mode de fonctionnement que je refuse catégoriquement » se souvient-il.
Diplôme en poche, il plie bagage, destination Paris où il enchaine une spécialité en gynécologie en 1998, et écume une panoplie de diplômes en chirurgie. Sa quête d’aider les gens, le mène tout droit à « Gynécologie sans frontières », une des associations de la galaxie de Médecins sans frontières (MSF). Quand il n’est pas dans l’hôpital d’Aubervilliers à Paris, Lahna joue au « réparateur » de femme en Afrique, notamment au Congo. Il enchaîne les interventions chirurgicales pour restaurer les dégâts occasionnés par les naissances qui provoquent le décès ou un handicap de l’enfant et laissent des séquelles horribles chez les mères. « On procède à des chirurgies réparatrices du bassin pour permettre à ces femmes d’avoir une vie normale. Mais surtout de former des sages-femmes et enseigner au personnel comment intervenir en urgence en cas de naissance difficile ». Pour avoir plus de temps à consacrer à son travail humanitaire, il passe de chef de clinique à un simple spécialiste qui gagne sa vie moyennant des remplacements dans les hôpitaux-cliniques parisiens.
A Alep, sous les bombes
Alors que Tsahal pilonne la bande de Gaza avec les bombes au phosphore blanc en 2008, il saute dans un avion pour apporter de l’aide aux hôpitaux palestiniens. Il prend goût rapidement de l’adrénaline des zones de guerre. Une occasion pour affûter sa technique d’intervention rapide. Mais ce n’est rien comparé à la Syrie qui va plonger en 2011 dans l’une des guerres les plus absurdes de ce siècle. Et c’est dans le traquenard d’Alep et Idlib qu’il multiplie les voyages. Six fois au total. Mais avant, en 2012, il fait son baptême dans l’hôpital français situé dans le camp des réfugiés de Zaârtari, en Jordanie. Un avant-goût des images de carnages qu’il découvre à Alep. Quand il en parle, il perd son âme d’éternel adolescent. La mine grave et la voix faussement calme. « J’ai choisi d’aider les malades du côté des insurgés. L’armée syrienne bombarde les hôpitaux et tue les médecins volontaires sous prétexte qu’ils aident les insurgés. C’est une ambiance macabre quand il faut récupérer des corps dévastés par les bombes », rembobine le docteur en nous montrant une photo de lui à Alep, occupé à former les sages-femmes aux techniques d’intervention d’urgence. Il associe à son expérience un autre médecin militaire volontaire français, pour combiner les techniques de survie sur les champs de bataille et les protocoles de travail traditionnel pour l’accouchement.
Fort de ce savoir acquis sur le terrain, ce globe-trotter de la médecine n’oublie pas le Maroc. Fidèle à sa devise qui consiste à travailler en contournant la « lenteur du système », il se porte volontaire pour former les sages-femmes dans plusieurs régions du pays. « Dans notre pays, on ouvre des centres pour handicapés alors qu’on continue d’en créer. Il y a beaucoup de « casse » parce que les sages-femmes ne sont pas bien formées. Surtout en cas de réanimation néonatale. Le bébé est perdu ou handicapé », affirme-il, en citant l’exemple de l’Angleterre où les hôpitaux publics ont travaillé avec les techniciens de la Formule 1 pour s’inspirer de leur calme et de la rapidité d’action dont il font preuve sur les paddocks, « pour gérer la minute d’or qui suit une naissance problématique ».
La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût
Parallèlement à ses pérégrinations en zones de guerre, le docteur Lahna qui se définit « comme l’eau ». « Du moment qu’elle ruisselle c’est bien. Quand elle stagne, les problèmes commencent », s’amuse-t-il à dire, lui qui veut réaliser un vieux projet au Maroc : ouvrir une clinique où les soins seraient entièrement gratuits pour les Marocains et les étrangers.
Contraint de revoir ses ambitions à la baisse, il loue un appartement qu’il transforme en cabinet dans ce quartier particulier. Il peut compter sur un réseau d’amis prêts à mettre la main à la poche pour faire aboutir le projet. Il se heurte cependant à un vide juridique et sera accusé de concurrence déloyale. Mais rapidement, l’administration fait marche arrière et autorise l’ouverture de son cabinet.
« Contrairement à ce qu’on pense, plusieurs médecins dans le privé soignent gratuitement les malades, mais à petites doses. ». Ingénieurs, chefs d’entreprises et autres cadres adhèrent au projet et financent l’acquisition du matériel nécessaire. Lui, il donne son temps, et assure les consultations à titre gracieux. En cas de besoin d’intervention chirurgicale, il réoriente le patient vers un hôpital en négociant le meilleur prix et en comptant sur des donateurs pour financer ces opérations. « Les hôpitaux disposent de blocs opératoires qui sont vides à partir de 14 heures. Pourquoi faire attendre des patients pendant des mois au lieu de se remettre au travail », s’insurge-t-il. Mais ce qui l’inquiète le plus, c’est le virage de la libéralisation du secteur de la santé. « La société Saham par exemple ne va pas racheter des cliniques déficitaires ou investir dans des hôpitaux dans les petites villes. Le privé va certes attirer la médecine vers le haut, mais pas au bénéfice de la santé en général. La santé n’a pas de prix mais elle a un coût », analyse-t-il. Et il ne compte pas s’arrêter là. « Je me refuse à considérer un patient comme un client », glisse-il, le sourire narquois.
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