n°59.« Subjectifs et biaisés »: le ministère de l’Intérieur a-t-il peur des sondages ?
La dernière sortie du ministère de l’intérieur rappelle que le Maroc dispose dans son arsenal juridique d’une curiosité anachronique, incorporée dans son code électoral. En effet, il est interdit de publier des sondages d’opinion durant une campagne électorale ou référendaire :
L’ Article 115 (Loi 57.11 Titre IV, Chapitre 1) dit : « Il est interdit de réaliser des sondages d'opinion ayant un rapport direct ou indirect avec un référendum, des élections législatives ou des élections de conseils de collectivités territoriales ou de chambres professionnelles pendant la période allant du quinzième jour précédant la date fixée pour le début de la campagne référendaire ou de la campagne électorale, jusqu'à la fin des opérations de vote. »
La loi ne justifie cette interdiction. Elle est cependant très claire sur la sanction prévue en cas de contravention : 50 000 à 100 000 dirhams pour le commanditaire, une amende qui peut augmenter jusqu’à 200 000 dirhams si l’auteur de l’infraction est une personne morale.
Cet article n’a pas été invalidé par le Conseil constitutionnel dans son dernier avis sur la loi électorale, confirmant ainsi une certaine légitimité au rappel du ministère à ce sujet. Ce qui est moins rassurant cependant, c’est l’argument avancé dans son communiqué : la publication de sondages pourrait « contribuer à influencer ou orienter les choix des électeurs ». Au-delà de l’insulte faite à l’intelligence des électeurs marocains, les travaux académiques dans d’autres pays qui s’intéressent à une relation causale entre publication de sondages et choix de vote offrent une réponse nuancée et complexe à l’argument simpliste avancé par le ministère.
Un argument qui n’a aucun sens
Une publication récente de l’Université de Stanford suggère que la multiplication de sondages a un impact sur les choix des électeurs, mais d’une manière indirecte : elle permet en effet aux électeurs de mieux se renseigner sur les positions politiques des candidats. Les électeurs sont demandeurs d’informations nouvelles concernant leurs choix partisans, et le sondage d’opinion, en offrant un instantané des choix collectifs, permet de réaliser cet objectif. Ici le choix des électeurs est affecté dans un sens stratégique et non de contagion : le vote devient ainsi une décision rationnelle visant à identifier le parti le plus à même de « gagner ». D’autres études montrent ainsi que l’effet de contagion - un parti favori dans les sondages n’accumule pas un soutien opportuniste par sa simple position de leader. Il est même raisonnable de supposer que l’absence de sondages au Maroc est un facteur aidant à perpétuer la balkanisation du champ partisan marocain - les électeurs n’ayant que peu d’informations pour distinguer entre les positions politiques de la trentaine de partis politiques existants au Maroc.
L’argument du ministère quant à l’effet nocif des sondages sur les choix des électeurs n’a aucun sens : certes, la publication de sondages altère les choix de vote, mais dans un sens positif, c’est-à-dire en fournissant une information additionnelle pour guider ses choix. De plus, les études de terrains menées dans d’autres pays ne trouvent aucun résultat permettant de suggérer que les sondages orientent ou manipulent d’une manière ou d’une autre les choix des électeurs.
Le communiqué du ministère fustige ensuite le fait que les sondages d’opinions sont « imprécis et partiels en l’absence d’un cadre législatif ». Cette déclaration est fondamentalement contradictoire au vu de la formule définissant un sondage d’opinion dans le même article de la loi électorale :
« … On entend par sondage d'opinion toute enquête, recherche ou investigation menée auprès d'un échantillon de la population visant à obtenir des informations d'ordre statistique ou à déterminer la répartition des opinions sur les opérations visées aux alinéas précédents et ce, en recueillant des réponses individuelles exprimant ces opinions, à l'aide d'expériences techniques ou scientifiques, de consultation de documents ou d'interrogations, quel que soit le moyen utilisé pour recueillir lesdites informations. »
Une loi existe…dans une forme répressive
Le ministère de l’intérieur se trompe en faisant référence à l’absence d’un cadre législatif. Au contraire, ce dernier existe bien, cependant seulement dans une forme répressive, qui interdit de facto de mener un sondage dans les règles méthodologiques universellement admises. C’est d’ailleurs ce cadre législatif qui continuera à décourager les sociétés de sondage d’opinion à s’installer au Maroc. Sans liberté d’exercice durant ou en dehors de la campagne électorale, l’électeur marocain sera orphelin d’informations utiles quant à ses choix partisans, consacrant l’hégémonie du ministère de l’Intérieur sur le processus électoral dans tous ses aspects.
Dernier argument du ministère, les sondages seraient imprécis et subjectifs. Un sondage est par définition imprécis : il sélectionne un échantillon dont il cherche à extraire des informations - en l’occurrence, des choix de vote - et un certain degré d’incertitude subsiste malgré une méthodologie rigoureuse. Cependant une campagne électorale moderne ne se base pas sur un seul sondage : Généralement plusieurs sociétés de sondage publient leurs résultats régulièrement, et une agrégation de leurs publications permet de réduire l’incertitude statistique liée à chaque sondage individuel. Cette méthode fait notamment ses preuves depuis un certain nombre d’années dans divers pays ayant un rapport plus apaisé avec les sondages. La charge de subjectivité adressée par le ministère n’a également aucun sens, puisque les entreprises de sondage valorisent avant tout leurs réputations - d’une élection à l’autre, une entreprise qui publie des sondages systématiquement biaisé sera peu crédible, et sera neutralisée par ses concurrentes en conséquence.
Cette attitude du ministère de l’intérieur vis-à-vis des sondages d’opinion n’est pas nouvelle ni anecdotique : entre le retard injustifiable de publication des données détaillées des dernières élections communales et régionales, et le manque de transparence quant aux données du corps électoral (une régression certaine par rapport aux données disponibles en 2012 par exemple), le rapport qu’entretient le ministère avec le processus électoral est conflictuel, et fait peu de cas de l’électeur marocain, auquel on demande juste de se présenter au bureau de vote et déclarer sa satisfaction d’un processus sur lequel il n’a virtuellement aucune influence.
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