Huit ans après le « samedi noir », à Sidi Ifni c’est « le désespoir total »
La date du 7 juin 2008, restera une plaie ouverte dans la mémoire des 20 000 habitants de Sidi Ifni. Huit ans après les faits, la ville ressasse encore le cauchemar d’une journée de violence durant laquelle l’intervention des forces de l’ordre, chauffés à blanc par des semaines de protestations continues, s’était caractérisé par une brutalité hors du commun, faisant un nombre importants de blessés parmi les manifestants, mais aussi des badauds.
Enclavée dans un repli géographique de la façade Atlantique, loin des grands axes économiques, Sidi Ifni, ancienne enclave espagnole restituée au Maroc en 1969, s’est enfoncé dans la paupérisation provoquant, après des années d’attentisme, la déflagration sociale de 2008. Celle-ci avait débuté le 30 mai par le blocus du port, maigre poumon d’activité de la cité et de ses environs.
Les événements avaient reçu un écho médiatique au-delà des frontières, le calvaire de Sidi Ifni devenant un symbole de lutte pour les opprimés de la terre, décrivant même le soulèvement comme un « focos » qui allait embraser la région… Face à la crise, le gouvernement de Abbas El Fassi annonçait en décembre un plan de développement urgent de la ville promue au rang de préfecture début 2009. Après la publication d’un rapport diligenté par une commission parlementaire, l’Etat décide en avril 2009 de libérer les figures de la protestation emprisonnées pour atteinte à l’ordre public.
Certains leaders du mouvement contestataire se sont même présenté sur une liste unique aux élections municipales qu’ils ont remporté. Une participation à la gestion de la cité qui a montré ses limites, n’ayant eu que peu d’impact sur les décisions stratégiques prises par les autorités.
Mohamed El Ouahdani en faisait partie. Ex-président du conseil communal, celui-ci demeure amère. Après de si longues années, l’ancien comptoir espagnol demeure toujours aussi marginalisé.
Huit ans après les événements du 7 juin et l’annonce l’Etat du plan de développement de Sidi ifni, percevez-vous un changement dans la ville ?
Rien n’a changé, la situation a même empiré. Pour parler d’un véritable changement, il aurait fallu en percevoir les signes concrets. Or ceux-ci sont inexistants. Ce que je vois aujourd’hui, c’est la forte présence sécuritaire comme il en serait d’une ville assiégée. Nous vivons au rythme des nominations de fonctionnaires en charge de la sécurité qu’autre chose.
Aucune de nos revendications exprimées il y’a déjà huit ans n’a été exaucée. Les habitants quittent un après l’autre la ville parce-qu’il n’y a rien a faire ici. Ici c’est le désespoir total.
Où en sont les projets de développement annoncés a l’époque ?
Tout est bloqué. Je prends un exemple, tous les chantiers portuaires à travers le Maroc sont réalisés sans problème, mais bizarrement chez nous, à chaque fois qu’une entreprise obtient le marché pour son édification, elle annonce sa faillite peu de temps après. Les services sanitaires sont insuffisants, la majorité des jeunes de Sidi ifni sont au chômage, ce qui les incite à s’aventurer en mer pour tenter de rallier les Canaries. Rappelez-vous du drame du naufrage de la patera qui transportait des jeunes de la ville vers Lanzarote en 2013. Nous vivons au rythme de ces malheurs…
Mais malgré tout, Sidi Ifni est-elle aussi isolée et marginalisée qu’il y a dix ans ?
C’est une réalité, une certitude, nous sommes exclus de tous les grands projets annoncés par le roi pour le développement du Sahara. On ne comprend pas par exemple pourquoi le projet de l’autoroute reliant Tiznit et Dakhla ne passe pas par Sidi Ifni.
On a vécu cet isolement pendant les inondations de 2014, la ville était sinistrée et l’Etat n’a rien fait. Les citoyens ont eu recours à leurs propres moyens pour assécher ce qui était encore possible de sauver. Depuis rien n’a était fait, on peut encore voir les traces des inondations partout en ville. Quand on constate comment Guelmim ou Tiznit se sont développées, ont sent la hogra, l’humiliation. Comment vous voulez qu’on appelle cela sinon une réelle marginalisation ?
Mais vous aviez la possibilité de changer les choses quand vous êtes arrivés à la tête du conseil municipal, mais vous n’avez pas réussi a réalisé grand-chose en fin de compte. Qu’est ce qui entravé votre expérience de gestion ?
L’Etat n’avait pas une véritable volonté pour faire réussir cette expérience qui s’est clôturée par ma destitution en 2014. C’est seulement en 2014 que les autorités ont découvert que mes colistiers et moi-même, n’avions pas le droit de nous présenter aux élections de 2009, en raison des poursuites en justice à notre encontre suite aux événements de 2008.
Pourquoi nous ont-ils laissé participer à la base ? Pour moi, il s’agit de pure vengeance contre ceux qui ont participé aux mouvements de protestation. D’ailleurs, cette décision a aussi concerné un parlementaire qui avait manifesté. Mieux, ils m’ont jeté en prison pendant une année, m’accusant d’avoir fomenté les manifestations du 6 novembre 2014 et d’inciter à la violence. Mais ce n’est pas la prison qui me fait mal, on vit déjà dans une prison, la grande prison c’est l’exil que vivent les habitants de Sidi Ifni dans leur propre pays.
C’est facile de crier au complot. Ne choisissez-vous pas l’excuse facile pour justifier l’échec de votre passage de la rue aux institutions ?
Oui, et je le dis et répète en toute conviction. Nous sommes les victimes d’un vaste complot. Les autorités locales ont essayé de nous créer toute sorte de problèmes dès le début de notre expérience afin de bloquer tous nos projets. Certains ont tenté d’interférer dans notre travail pour nous saboter. Ils ont approché certains élus pour qu’ils se retournent contre nous. Les commerçants ont eu des marchés et les chômeurs ont eu des cartiyas , ces bons de rationnement qu’on donne aux nécessiteux pour l’achat de produits de base subventionnés par l’Etat. Imaginez des cartiyas données aux élus ! Résultat, nos partenariats avec d’autres municipalités en Espagne ou aux Pays-Bas et nos projets d’investissement sont tous tombés à l’eau quand on est passé au vote.
Vous regrettez d’avoir intégré les institutions sur la base d’un pacte avec l’Etat qui de la prison vous a, au final renvoyé derrière les barreaux ?
Un peu oui, c’est malheureux de dire ca, mais comment peut-on faire confiance à ces institutions qui essayent de nous exclure et qui nous punissent pour avoir réclamé nos droits ? Oui, aujourd’hui je peux dire que notre décision à l’époque d’intégrer les institutions et faire confiance aux représentants de l’Etat était une erreur.
Nous étions convaincus que le développement de notre ville ne pouvait se faire sans les institutions, nous voulions être des partenaires sincères de l’Etat pour arriver au changement et, donc naturellement, on a fait confiance à sa volonté. Vous savez, nous sommes encore persuadés que la rue ne peut pas à elle seule nous garantir la satisfaction de nos revendications, mais avec la manière avec laquelle nous avons été traités, nous avons malheureusement perdu toute confiance envers l’Etat. Mais dans quel autre Etat dans le monde, on réfléchit encore avec cette logique de revanche et avec cet acharnement ?
Êtes-vous pessimiste dans l’avenir de Sidi Ifni ?
Je ne peux qu’être optimiste malgré tout. Dans son histoire mouvementée, Sidi Ifni a vécu pire que cela et sa population en est toujours sortie grandie et plus forte. La résistance fait partie de notre ADN. si ce n’est pas nous ce seront les générations futures qui créeront le changement en obligeant l’Etat de tendre enfin l’oreille à cette partie de ce pays. D’ici-là, nous attendons des explications : pourquoi sommes-nous traités de la sorte ? Pourquoi sommes-nous ainsi dénigrés ? Pourquoi n’ont-ils pas respecté leur engagement en demeurant prisonniers de leurs obsessions sécuritaires ? Notre unique espoir aujourd’hui est de comprendre.
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