Les proches de détenus, des condamnés invisibles face à une administration insaisissable

« La dernière fois que j’ai vu mon frère en prison, c’était il y a un an », explique, Leila*, 60 ans. Cette femme habite le quartier d’Ain Borja à Casablanca. Son frère, Brahim* est quant à lui incarcéré à la maison centrale de Moul El Bergui à Safi. Cet homme de 50 ans a été condamné à 20 ans de prison et a accompli 12 ans de sa peine. « Je ne peux pas y aller souvent car c’est loin. Et en plus, je n’ai pas de voiture », se désole-t-elle avant de raconter son périple : « Pour ma première visite, j’ai dû prendre l’autocar à 6 h du matin. Je suis arrivée à 11h à Safi avant de prendre deux taxis. J’étais devant la prison à 14h. » Un aller-retour qu’elle a fait dans la même journée. « Je ne suis rentrée chez moi qu’à 3 h ». Un trajet long et fatigant. Alors depuis, pour chaque déplacement, elle a décidé de louer une voiture et un chauffeur pour 1 000 dirhams. Une somme importante pour cette femme qui ne vit qu’avec la pension de son défunt mari.

Comme beaucoup de prisonniers, Brahim a été transféré dans différentes prisons avant d’atterrir à Safi. La première, était la prison d’Oukacha à Casablanca, où il est resté deux ans avant d’être déplacé à la prison centrale - réservée aux longues peines- de Kenitra. Et en 2009, c’est à Safi qu’il est emmené, à plus de 230 km de Casablanca. Une incompréhension pour cette femme, puisque selon la loi n° 23-98 relative à l’organisation et au fonctionnement des établissements pénitentiaires publiée au Bulletin Officiel en septembre 1999, les condamnés sont répartis dans les établissements pénitentiaires compte tenu, entre autres, de leur personnalité, du lieu de résidence de leur famille ainsi que du régime pénitentiaire auquel ils sont soumis en vue de leur réinsertion sociale.
« Lors d’une visite, ma mère qui était encore en vie à l’époque et moi, avions été informées par un surveillant du prochain transfert de mon frère sans nous préciser de date. Un jour, j’ai reçu un appel de Brahim pour me dire qu’il était arrivé là-bas, dans l’autre prison », se souvient Leila qui souligne qu’elle ne pouvait rien faire face à l’administration pénitentiaire qui avait lancé le processus. C’est elle qui oriente et répartit les condamnés dans les établissements. « Je comprends qu’on ait dû y transférer des détenus pour désengorger les autres établissements, indique Leila, mais pourquoi mon frère alors qu’il avait un très bon comportement ». Pour elle, c’est tout simplement une punition. Une punition qui a des conséquences.
« Certaines détenues ont été transférées dans d’autres villes sans raison apparente, donnant ainsi lieu à des préjudices financiers et psychologiques pour elles et leurs familles », signale quant à lui, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) Casablanca-Settat, dans un rapport réalisé entre août 2014 et août 2015, sur la situation et les droits des femmes dans les établissements pénitentiaires du Maroc, principalement dans cette région. Comme les lieux de détention des prisonnières ne sont pas nombreux au Maroc, ils sont, dans la plupart des cas, éloignés de la maison familiale. Résultat : Cela engendre « une rupture entre les détenues et leur famille, notamment leurs enfants et leur cause de grandes souffrances », comme est détaillé dans ce même rapport.
Des familles perdues dans les méandres administratifs
« Quand j’arrive devant la prison, j’attends à l’extérieur comme les autres personnes qu’un surveillant nous appelle après leur avoir laissé la carte d’identité », décrit-elle. Les visiteurs ? Des membres de la famille mais aussi des tuteurs pour ceux qui en ont. Néanmoins, selon la loi, le directeur de la prison peut autoriser toute autre personne à rendre visite à un détenu, « dans la mesure où cela ne nuit pas à la sécurité et au bon ordre de l'établissement, et apparaît favorable au traitement du détenu ». « Mais en pratique, c’est limité aux plus proches parents », soutient Abdallah Mouseddad, secrétaire général de l’Observatoire marocain des prisons (OMP). Seule la mise en isolement d’un détenu peut empêcher une visite. « Mais ça, on ne le sait pas d’avance, assure Abdesselam Chafchaouni, membre du Forum vérité et justice (FVJ). C’est en arrivant là-bas que les familles l’apprennent… »

« L’attente est longue avant d’être, enfin, face à mon frère, souffle Leila. C’est en moyenne 3 heures pour moi. » Alors à l’extérieur, les familles s’entre-aident, se donnent quelques conseils. « Vous savez, aucun surveillant ou autre personne de la prison ne nous oriente. C’est par exemple en discutant avec des familles que j’ai su que je n’étais pas autorisée à entrer tel aliment ou tel objet, assure Leila. Les surveillants ne m’ont jamais rien dit. » Pourtant, d’après le décret n°2-00-485 fixant les modalités d’application de la loi n°23-98, le directeur de l'établissement établit la liste des denrées alimentaires qui ne peuvent être autorisées à être introduites dans l'établissement. Une politique qui semblerait être propre à chaque prison puisque, de son côté, Abderrahim El Rhezzali, porte-parole de la Commission mixte pour la défense des détenus islamistes, assure que l’administration fournit à chaque visiteur, sans distinguo, une liste d’objets et de nourritures autorisés à donner aux prisonniers. Contacté à plusieurs reprises par Le Desk, la direction générale de l’administration pénitentiaire n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Autre indication de ce décret : « Les vivres fournies aux détenus par leurs familles ne doivent pas contenir des denrées alimentaires nécessitant la cuisson, sauf si l'établissement dispose d'une cuisine spéciale à cet effet. » Mais ce n’est pas la seule restriction selon Leila. « La dernière fois que je suis venue rendre visite à mon frère, les surveillants ont retiré de mon panier des gâteaux en plus des draps, de la couverture et d’un pantalon militaire. » La raison ? « Ils ne se justifient pas, répond-elle. Ils disent que ce n’est pas possible, un point c’est tout… C’est difficile à comprendre, surtout lorsque j’entends mon frère me dire qu’il mange mal ou a froid. »
Les familles ont tout de même la possibilité d’alimenter un compte propre à chaque détenu pour des achats « dans les limites autorisées, des denrées et objets de nécessité. A cette fin, l'établissement met à la disposition de tous les détenus intéressés ces produits au prix courant du marché », comme est indiqué dans le guide pratique à l’usage du détenu réalisé par le Ministère de la justice. Mais encore, faut-il avoir les moyens d’y déposer de l’argent. De nombreux détenus sont issus de familles aux revenus modestes. Depuis l’incarcération de l’un des leur proche, elles ont du mal à joindre les deux bouts. Alors elles se débrouillent. « Elles sont aidées par des proches et des amis pour subvenir à leurs besoins et parfois, certaines femmes sont obligées de travailler, explique Abderrahim El Rhezzali. Malheureusement, ces familles ne reçoivent aucun soutien matériel ou psychique par le gouvernement. »
Après une longue attente, quelques minutes d’intimité
Ne pouvant se rendre à la prison qu’une fois par an, Leila a le droit de voir son frère un peu plus longtemps que les autres familles : « Ça dure près de 45 minutes alors que les autres qui viennent plus souvent, c’est environ 15 minutes. ». « Vous savez, parfois, certains proches glissent un petit billet aux surveillants pour que la visite dure quelques minutes de plus », rajoute Abdesselam Chafchaouni, « C’est connu. »
Mais dans certaines situations, les conditions ne s’améliorent guère. Selon le dernier rapport réalisé par le CNDH Casablanca-Settat, « l’administration de la prison ne prend aucune mesure exceptionnelle pour que les enfants en bas âge puissent rendre visite à leur mère en prison, tel un local convenable et une plus longue durée de visite, conformément aux règles de Bangkok (règles des Nations-Unis concernant le traitement des détenues) ».
Dans tous les cas, ce moment demeure furtif. « Trop vite », lâche Leila. C’est donc par téléphone qu’elle communique le plus souvent avec son frère. « Il y a un important trafic de téléphones en prison et à une époque, il avait réussi à se procurer un portable mais les surveillants l’ont trouvé et lui ont confisqué », raconte-t-elle. En effet, les mobiles sont interdits dans les établissements pénitentiaires. Les détenus peuvent communiquer avec des téléphones fixes, propres à la prison. Comme l’indique le guide pratique à l’usage du détenu, son usage « est exceptionnellement autorisé par le directeur de l’établissement » si le prisonnier « s’est distingué par une bonne conduite ». Et le détenu ne peut pas appeler n’importe qui. « Il faut prouver que le numéro appartient bien à la famille, détaille Leila. J’ai dû apporter pour cela mon contrat de téléphone. » Et souffle : « Les détenus ont droit de composer un seul numéro ». Ses parents sont décédés il y a quelques années. Depuis, Brahim l’appelle une fois par semaine. Pas plus. « Il y a tellement de détenus », lance-t-elle. Selon l’Observatoire marocain des prisons, la population carcérale, hommes et femmes confondus, étaient en décembre 2015 de 75 577 personnes, réparties dans 84 établissements pénitentiaires.
« Seul Dieu connaît l’ampleur de ma souffrance... »
« Les surveillants sont globalement respectueux avec nous », ne nie pas Leila. Mais cet avis n’est pas unanime. D’après Abderrahim El Rhezzali, la relation entre les familles de prisonniers islamistes et le personnel pénitentiaire reste relativement tendue. « Pour les familles, les prisonniers islamistes sont des détenus politiques, développe-t-il. Elles se battent donc pour qu’ils reçoivent un traitement exceptionnel, alors que pour l’autorité pénitentiaire, il n’y a aucune différence à faire entre les différents prisonniers. »
Du côté des familles de condamnés à mort, leurs conditions d’accueil se sont nettement améliorées ces dernières années, selon une enquête menée par l’ECPM (Ensemble contre la peine de mort) en 2013 dans les couloirs de la mort marocains. La preuve, en comparant les témoignages des familles dont les détenus ont été libérés avant 1999, et ceux qui rendent visite actuellement aux condamnés à mort. « Dans le passé, le droit de visite se heurtait à nombre de problèmes sécuritaires et de contraintes institutionnelles. Les témoignages de familles et de détenus confirment que les visiteurs étaient victimes d’abus, d’humiliations, de brimades et de mauvais traitement à l’occasion de la fouille d’entrée », comme est rapporté dans l’enquête.
Même si les relations sont cordiales à l’intérieur de la prison, Leilla l’assure : Elle n’a aucun contact avec l’administration dès qu’elle sort. « C’est pareil pour toutes les familles. On ne sait même pas quand nos proches en prison sont malades ou s’ils ont dû aller à l’infirmerie. On l’apprend que lorsqu’on les appelle. » Le seul coup de fil qu’elle pourrait avoir des surveillants ? « C’est pour m’annoncer une mauvaise nouvelle… Le décès de mon frère », redoute-elle. Une crainte partagée par l’épouse d’un condamné à mort qui témoigne longuement dans l’enquête menée par l’ECPM. « Dès que le téléphone sonne, je n’ai qu’une seule pensée en tête : “Venez récupérer le corps de votre mari...” Il souffre de plusieurs maladies et n’est plus capable de supporter le supplice de la détention, il est incarcéré depuis douze ans... Parfois, je suis prise d’une peur maladive : s’ils viennent subitement à l’exécuter, comment vais-je accueillir la nouvelle ? Qu’est-ce que je vais dire à ses enfants ? Mon mari est condamné à mort mais, sincèrement, c’est moi qui endure son calvaire et sa douleur... Je supporte la peine de mon mari et le regard de la société... Je vois mon mari mort-vivant... Je ne sais pas comment cela s’est produit... C’est notre destin... Je vis actuellement sans aide, je suis vendeuse ambulante d’herbes aromatiques et je suis toujours harcelée par les agents de l’autorité... Seul Dieu connaît l’ampleur de ma souffrance... ».
- Les prénoms des personnes citées dans cet article ont été modifiés
©️ Copyright Pulse Media. Tous droits réservés.
Reproduction et diffusions interdites (photocopies, intranet, web, messageries, newsletters, outils de veille) sans autorisation écrite.