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10.03.2019 à 00 H 16 • Mis à jour le 10.03.2019 à 00 H 16 • Temps de lecture : 6 minutes
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Grand écran De quelques séquences d’une grande signification

Censuré, abîmé, puis oublié pendant 45 ans, « De quelques évènements sans signification », premier long métrage de Mustapha Derkaoui, nous revient à la figure, tel un boomerang, pour rappeler les rêves avortés de toute une génération. Regard sur une œuvre coupable d’être venue en son temps

Nous sommes dans un bar non loin du port de Casablanca en 1974. Sur les tables, comme au comptoir, les clients sont quasiment tassés les uns sur les autres. De cette promiscuité, naissent des altercations verbales et physiques, et beaucoup de mauvaises blagues.


Petits ouvriers, fonctionnaires, chômeurs, prostituées habillées à l’européenne… On les voit tous dans une succession de plan serrés en train de déverser leurs peines et leur colère, bière ou verre de vin à la main.


Au milieu de ce décor, cacophonique et mal éclairé, un groupe de jeunes cinéastes se déplacent, caméra à l’épaule, et interrogent les clients sur leur vision du cinéma, et leurs attentes d’un film marocain.


C’est le parti du film De quelques évènements sans signification, premier long métrage du réalisateur Mustapha Derkaoui, projeté à l’ouverture du Festival national du Film de Tanger après sa première mondiale à la Berlinale en janvier, et qu’il a fallu attendre près de 45 ans à cause d’une longue censure, puis d’une grave négligence qui a causé l’abîme de sa pellicule.



Ce parti pris est celui d’insister à faire ce cinéma dans un Maroc qui ressemblait plus ou moins au bar mis en scène : désordre, promiscuité, misère colère et désespoir général.


Dans une démarche esthétique audacieuse, Derkaoui filme quasiment toute son histoire en plans serrés. On voit de (très) près des visages à l’expression figée. Le regard dans le vide, la mine désabusée et le propos souvent déconstruit, improvisé et mal placé.


Interrogés sur leurs attentes du cinéma, la plupart des personnages réagissent avec étonnement à la question. « Est-ce vraiment la priorité », disait l’un d’entre eux, tandis que plusieurs autres exprimaient avoir envie de regarder des « histoires sociales », ou au mieux « historiques ».


La caméra sort ensuite se balader dans les rues de Casablanca pour poser la même question, et avoir toujours la même réponse, avec les mêmes mines et les mêmes regards vides.


Le groupe de cinéastes semble rester ainsi au point mort, jusqu’à ce que se produise un élément déclencheur : Une rixe suivie d’un meurtre, non prémédité, dans le bar.


Mostapha Derkaoui (assis) et son frère Abdelkrim à la caméra, à l'école de cinéma de Lodz / Mostafa Derkaoui Cinema - Facebook


C’est ici que le film s’écarte un peu de son rythme documentaire, pour se rapprocher un peu polar, mais sans jamais perdre ni son propos, ni son point de vue.


Faut-il ou non « couvrir » l’évènement ? se demandaient alors le groupe des jeunes cinéastes.


A ce moment, ils cessent d’interroger les autres et se retournent la question.


«  En quoi le drame d’une seule personne pourrait intéresser tous les autres ? En quoi il serait intéressant de chercher le mobile de ce crime, alors que les meurtres, il en arrive souvent et tout le temps ? »,


« Et si le meurtrier n’était pas le seul à vouloir tuer, mais qu’il est le seul à être passé à l’acte, cela n’intéressera-t-il pas tous les autres ? », fait remarquer l’un d’entre eux.


Ce sont peut-être ces questions, et cette quête de prise de conscience qui ont dérangé la censure à l’époque, et qui a jugé le film « inopportun  ».


Le choix du mot en dit long sur l’état d’esprit de l’époque : Il est inopportun de se poser des questions en ce moment.


Inopportun de faire du cinéma tout court !


Car que serait la vocation du cinéma, si ce n’est celle de poser des questions ? « Le rôle du cinéma n’est pas de divertir », disait l’un des personnages de Derkaoui, dans l’une des rares répliques directes du film.


Et sans l’initiative de la Filmoteca de Cataluña, basée à Barcelone, qui a restauré la pellicule du film - retrouvée par hasard -, Derkaoui n’aurait jamais pu poser sa question…


Pourtant, De quelques évènements est tout sauf un film-manifeste. Du début à la fin il se contente d’effleurer la métaphore, sans symbolisme forcé, ni allégories politiques, du moins apparentes.


Pendant ses 74 minutes - et c’est le point fort de sa cinématographie - le film s’en tenait à l’essentiel : Un groupe de jeunes qui cherchent un sujet pour faire du cinéma.


Les images en plan serrés, très peu habituelle dans le cinéma de manière générale, avaient pour but de nous plonger dans la psychologie des personnages, ou plutôt celle de la foule, et donnaient au film des allures de documentaire à la fois engagé, mélancolique quelque part.


D’un autre côté, la musique jazzy, le meurtre, et les mouvements rapides et suspect du protagoniste (qui est le meurtrier), donnaient au film des allures de polar, au ton légèrement insolent rappelant un peu passage l’ambiance décalée d'A bout de souffle ,.


Ce rythme et cette succession de tons, font de ce film une entité à part entière dans le cinéma marocain.


Sa narration, d’apparence décousue et flottante, mais maîtrisée du début à la fin, son choix de se tenir à l’écart du misérabilisme, son envie de montrer la modernité et sa soif de liberté font de lui une référence dans le cinéma marocain.


Très peu de réalisateurs ont ensuite essayé d’emprunter le même chemin, préférant souvent des histoires plus « sociales », ancrées dans le rural, la tradition et le patrimoine.


Derrière la caméra, De quelques évènements sans signification est aussi le porte étendard de toute une génération. Les premiers jeunes intellectuels et progressistes du Maroc indépendant.



Sans aucun soutien public, le film a pu être réalisé grâce à des amis du réalisateurs. Des peintres célèbres, comme Kacimi, Melihi, Chabaa…qui ont mis gracieusement quelques-unes de leurs toiles aux enchères et dédié les recettes à la production de ce film.


Du côté du casting également, le film a pu compter sur les prestations gratuites du même cercle d’amis. On voit entre autres des Mohamed Zafzaf, Mustapha Naissabouri, Khalid Jamai, Mohamed Derham…qui ont tous « joué » gratuitement.


Un casting et un une production, fidèles aux propos initiaux : Pour un Maroc moderne, conscient et instruit.


Avec ses plans serrés et ses micro trottoirs, Derkaoui paraissait, dans ce film, plaider pour une société très en avance sur son époque, et que l’on peine aujourd’hui encore à atteindre. Une société qui place l’individu au centre de ses préoccupations.


« Au début je ne voulais pas le tuer. Mais maintenant si c’était à refaire je le ferai. Et toi tu ne comprendras jamais  », c’est avec cette réplique du meurtrier, à peine alphabétisé et venant d’un milieu populaire, au réalisateur « qui vit au centre ville » que se termine le film sur une image figée du protagoniste.


Un problème de justice sociale, qui vient s’ajouter à tout le reste. Forcément !


Ali Hassan Eddehbi est auteur et consultant en communication

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