
Exposition Mustapha Akrim, l’artiste-ouvrier qui « pétrifie » ses réflexions sur la société moderne
Bien que Mustapha Akrim refuse de se définir comme artiste engagé, celui-ci croit fortement au pouvoir de l’art et de la culture et considère son engagement comme étant « un cheminement naturel », nous explique-t-il. L'attachement émotionnel à la cause sociale et ouvrière jalonne ses travaux qui sont le résultat de recherches sociales, notamment sur l’univers du chantier et de l’ouvrier, un environnement qu’il connaît depuis sa prime enfance.
Dans un premier temps, c’est au garage de la maison familiale que Mustapha Akrim se familiarise avec les matériaux et matériels de construction. L’occasion de mettre la main à la pâte, manier les différents outils et substances disponibles et en faire un médium pour ses premières expérimentations, mais aussi le prolongement de sa pensée qui germe et s’affine au fil du temps.
Le point de départ de sa réflexion repose sur la « pétrification », nous confie l'artiste. Ce processus de transformation de la matière organique en pierre lui a inspiré l’idée d’aborder les lois à travers un langage visuel qui repose sur la pétrification. Une réflexion qu’il a pu développer dans le cadre de sa résidence à l’appartement 22, un espace expérimental à Rabat, dédié à l’art contemporain.
En 2009, Akrim y effectue une résidence qui orientera son travail artistique à long terme, et à travers laquelle il développera son discours et sa pensée. La situation géographique de cet espace revêt une dimension allégorique, du fait qu’il se situe sur l’avenue Mohammed V, berceau des manifestations sociales, et en face du parlement, faisant miroiter au pouvoir politique le pouvoir artistique, nous explique Akrim.
Depuis l’appartement 22, Mustapha Akrim a été témoin des manifestations de lauréats des facultés au chômage. Celles-ci suscitent en lui des interrogations et le conduisent à sonder les lois à la recherche de réponses. Une myriade de jeunes au chômage, et pourtant l’article l’article 13 de la constitution de 1996 stipule que « tous les citoyens ont également droit à l’éducation et au travail ».
Si cet article a été supprimé de la constitution de 2011, l’artiste a réussi à le mettre à l’abri de la patine du temps et à révéler que le langage visuel et le geste plastique surplombent le pouvoir politique. L’article 13 pétrifié et réécrit en béton sera exposée à l’appartement 22 dans le cadre de la première exposition personnelle de l’artiste.
« Part of / جزء من » : des bribes d'idées en fermentation
Cinq ans après « Chantier II », la première exposition personnelle de l'artiste dans la galerie Comptoir des Mines, Mustapha Akrim choisit d’intituler sa deuxième exposition dans cet espace d’art, « Part of / جزء من ».
« Part of / جزء من », comme son nom l’indique, est le produit d’une partie du vécu de l’artiste et ses expérimentations, le résultat de ce qui a façonné sa perception du monde et son approche artistique qui a permis, « en partie », de cimenter son exposition.
A travers cette nouvelle exposition, Mustapha Akrim poursuit sa mise à nu des mécanismes de pouvoir qui traversent la société et se focalise sur le dysfonctionnement généralisé qui accompagne le démantèlement des anciens paradigmes (politiques, sociaux…) et valeurs de travail.
« Part of / جزء من » ne se veut pas seulement la continuation d'une recherche déjà entamée mais aussi et surtout le dévoilement d'un nouveau lexique artistique pour s’emparer d’un sujet brûlant d’actualité, un moment particulier de notre vie caractérisé par une succession de crises sociales, politiques et même environnementales.
Les traits et sculptures épurés qui ont caractérisé la précédente exposition individuelle de l’artiste sont substituées par un désordre et un éclatement de couleurs et de formes dans un univers où l’écriture s’efface au profit de l’image.
A travers une foisonnante exposition, des installations minutieusement élaborées et des toiles qui fatalement suintent le chaos, Mustapha Akrim partage sa vision du monde et soulève d’innombrables questions sans réponses. Le constat est pourtant sans appel : « le chaos est inévitable ».
Quand la forme plastique prime sur le sens des mots
Au niveau du hangar de la galerie logée au quartier Guéliz de la ville ocre, l’œuvre calligraphique de Mustapha Akrim domine l’espace. Des mots arabes en acier sont moulés, sculptés et superposés pour former d’énormes morceaux de bas-reliefs que l’on croirait en mouvement : Al Aich (la vie) / Al Haq (le droit) / Hurriya (liberté) / Al Ibdae al fanni (la création artistique) ...
Cette installation rappelle les réalisations antérieures de l'artiste. Toutefois, le texte est à présent « détourné en images » et la forme plastique du texte prime sur l’écriture et le sens des mots.
A travers la superposition des mots, le texte devient illisible et c’est dans la difficulté du déchiffrement qu’il prend tout son sens : une sculpture en métal à travers laquelle Akrim soulève entre autres la question de l’écriture des lois et le grand hiatus qui existe entre ce qui est écrit et appliqué, nous fait-il remarquer, et dont nous sommes spectateurs tout comme le décalage observé entre les mots sculptés et superposé.
Toujours dans la logique de détournement de texte en images, et à travers la collection “Illisible”, Mustapha Akrim écrit et réécrit au fusain des mots en langue arabe qui revêtent une dimension politique : Al fikr (la pensée), Al ibdae (la créativité), Al rakaba (le contrôle) jusqu’à l’effacement des contours.
Les mots perdent leur sens dans un épuisement répétitif, et le message semble être que nous vivons dans une société marquée par l’effacement des valeurs individualistes et créatives, une société où la flamme de l’engagement agonise et s’efface tout comme ces mots qui fanent à force d’être écrit et réécrit.
Au niveau des appartements de la galerie, les mots laissent place aux outils. Dans des installations « Pression circulaire », Mustapha Akrim regroupe un ramassis d’outils de travail qu’il découpe, presse et fixe à la colle pour former un cerceau qui porte en son sein une mémoire collective de labeur et de création.
Ainsi, le spectateur se retrouve face à une installation qui instaure une mise en abyme d’outils : ceux qui servent à construire et qui forment l’objet exposé, et ce dernier qui sert à déconstruire une réalité sociale et mettre en lumière le processus laborieux de l'exécution.
Le spectateur-acteur face au chaos
Si l’outil de l’ouvrier et le processus de création sont au centre des installations de l’artiste, mais aussi et surtout de sa précédente exposition, « Part of / جزء من » lève le voile sur le chaos engendré par ce même procédé, notamment sous l’enchevêtrement des coups de pinceau au tracé anarchique et l’empâtement produit par les couteaux à peindre. Face à la robustesse des matériaux de construction, le concept de fragilité résonne dans l'esprit du spectateur.
A travers les toiles, l’attention est portée sur l’indissociable duo construction / destruction et création / extinction, intimement lié. L’ouvrier s’efface au profit de ses créations en ruine. Des voitures démolies et entourées de débris, un crash d’avion, un bateau abandonné après son naufrage et des personnes à peine perceptibles... Une métaphore des contrecoups de l’industrialisation et des dégâts de la révolution industrielle qui a considérablement contribué au développement de la société mais l’érode en parallèle.
Derrière les représentations de destruction, perce une certaine angoisse qui dissimule une prise de conscience. On ne se lasse pourtant pas devant ces toiles qui nous entraînent dans une contemplation méditative et suscitent un étrange malaise, car face à ces toiles au grand format, le spectateur se retrouve absorbé dans ce mode de chaos et frappé par le constat qu’il est « part of » cet effondrement qui semble être politique, sociétal ou encore environnemental.
L’humain crée grâce à la nature et l’altère simultanément.
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