
Cinéma Nabil Ayouch : « Everybody Loves Touda » devrait sortir au Maroc début décembre 2024
Everybody loves Touda semble se positionner entre vos œuvres plus personnelles et centrés sur les personnages, tels que Mektoub et Ali Zaoua, et vos films plus thématiques comme Razzia et Haut et fort. Où placeriez-vous ce film dans votre filmographie ?
Je n'ai pas l'impression que ce film explore des thématiques déjà abordées dans mes œuvres précédentes. Un point commun réside toutefois dans la mise en scène d'une femme forte en quête de liberté. Cependant, la force de ce film réside avant tout dans la performance exceptionnelle de l'actrice Nisrin Erradi. De plus, contrairement à mes films précédents, qui mettaient souvent en scène plusieurs personnages principaux dans des structures chorales, ce film se concentre sur un seul personnage central. La vie, les rêves, les espoirs et la détermination de Touda à se construire un avenir y sont mis en lumière.
Est-ce que c'est la rencontre avec une cheikha ou l'envie de découvrir ce milieu qui vous a donné envie de réaliser ce film ?
J'ai rencontré plusieurs cheikhates au fil des années. J'en ai même mis en scène pour des spectacles vivants. La première fois, c'était en 1997 au château de Versailles. Depuis lors, le personnage de cheikha a fait des apparitions remarquées dans mes films, notamment dans Razzia et Les Chevaux de Dieu où la mère de l'un des jeunes protagonistes incarne ce rôle emblématique. L'idée de consacrer un film entier à ces femmes m'habitait depuis longtemps, car je suis profondément fasciné par leur tradition ancestrale et par la beauté de leur art. Mon ambition était de redonner à ces femmes le statut qu'elles méritent et de dénoncer l'injustice dont elles sont victimes depuis des années, comme si leur rôle d'héroïnes dans l'histoire du Maroc avait été injustement oublié.
Le personnage de Touda est interprété par Nisrin Erradi. Comment avez-vous travaillé avec elle pour développer ce personnage ?
Dès la genèse de ce film, elle s'est imposée comme l'actrice idéale pour incarner ce rôle. Sa présence était indispensable, et aucun casting n'était nécessaire. Cela nous a permis de consacrer un an et demi à la préparation, durant laquelle Nisrin Erradi s'est immergée dans l'univers des cheikhates. Elle a appris à chanter, à danser, à maîtriser les mouvements et à battre le rythme de la Taarija avec une précision et une expressivité remarquables.
Guidée par des figures emblématiques comme Khadija El Bidaouia, malheureusement disparue pendant le tournage et à qui je rends hommage, Siham El Messfiouia de Safi et Houda Nachta, Nisrin Erradi a pu s'imprégner de l'essence même de cette tradition ancestrale. Un travail d'apprentissage intense et enrichissant qui lui a permis de livrer une performance exceptionnelle, donnant vie au personnage avec une authenticité et une profondeur bouleversantes.

Comment pensez-vous que les Marocains vont accueillir ce film ?
Je crois que ce film s'inscrit dans une démarche de valorisation de notre riche patrimoine culturel. Il incarne l'amour profond et le lien indéfectible qui nous unit à nos traditions, ce qui constitue l'essence même de notre identité. La aïta, composante essentielle de notre héritage, trouve sa voix dans les cheikhates, gardiennes et héritières de ce trésor ancestral. En mettant en lumière le parcours d'une jeune femme aspirant à devenir une véritable cheikha et à se faire reconnaître pour son art et son talent, ce film tisse un lien profond avec l'âme marocaine.
Quelle importance avez-vous accordée à la direction de la photographie, notamment pour votre D.O.P. ?
Étant donné qu'il s'agit d'un film de mise en scène, j'ai porté une attention particulière à la direction de la photographie. J'avais une volonté très précise de rester le plus proche possible du visage de mon actrice, de la sublimer dans ses moments d'expression, de chant ou de performance. De la côtoyer, de l'approcher le plus possible et de vivre avec elle ses moments de solitude et d'intimité... C'est pourquoi la caméra est parfois assez fixe lorsqu'elle est seule, et très en mouvement dans les moments de performance où elle s'illumine et s'éblouit.
Il y a un plan en particulier, le dernier plan du film, un plan-séquence complètement fou qui dure presque 8 minutes. On commence par un gros plan sur une portière de taxi qui s'ouvre, puis on suit l'actrice qui entre dans le hall d'un grand hôtel et monte dans un ascenseur qui monte une trentaine d'étages. Elle arrive ensuite dans un autre escalier tout lumineux qui la conduit vers la lumière, en coulisses dans les loges, avant de monter sur scène. Elle chante deux chansons et décide de repartir. Ce plan-séquence d'une complexité énorme nous permet à lui seul de retraverser toutes les émotions sur le visage de Touda qu'elle a vécues tout au long du film, en restant le plus proche possible sans couper l'émotion de son jeu.

Comment votre identité biculturelle influence-t-elle votre travail ?
Comme je le disais dans mon discours à Cannes, c'est un amour et une inspiration profonde pour le Maroc et le peuple marocain qui me motivent le plus et me donnent envie de faire du cinéma et de continuer.
Cette passion a commencé à naître avec le cinéma. Avec mes premiers courts métrages comme Les pierres bleues du désert ou mon premier long métrage Mektoub, j'ai voulu explorer les profondeurs de la culture marocaine. Je ne la connaissais pas vraiment, car pendant mes vacances au Maroc pour voir mon père, je rencontrais des gens des villes qui ne me parlaient pas du Maroc rural, du Maroc de l'intérieur. C'était comme s'il me manquait une pièce du puzzle... Je me suis donc dit que je voulais connaître ce Maroc, cette partie de mon identité que je n'avais jamais apprise.
Et quand j'ai été à sa rencontre, je l'ai adoré. Grâce à l'œil de la caméra, je l'ai découvert et je l'ai aimé. Ce sont ces rencontres avec des lieux et des personnes qui m'ont fait dire que c'est ici que je voulais vivre, m'installer. C'est là que réside mon inspiration pour faire mes films.
De fait, dans la position d'un outsider qui ne connaissait pas bien le Maroc, je suis devenu un insider qui a appris à connaître le Maroc du nord au sud, de l'est à l'ouest, chaque ville, chaque région, chaque village, chaque montagne, dans toute sa diversité. J'ai exploré la culture marocaine, je l'ai connue, je m'en suis nourri et je l'ai aimée.
On dit souvent que vous explorez les tabous, alors qu'en réalité vous ne faites que refléter certaines réalités…
L'essence du cinéma pour moi réside dans sa capacité à dire et à montrer. Je rappelle souvent aux journalistes qui m'interrogent sur les thématiques de mes films à Cannes que je ne crée pas des œuvres autour de sujets précis, mais plutôt autour de personnages qui m'enrichissent. Ce sont des rencontres avec des lieux et des individus qui nourrissent mon inspiration.
En 2013, mon directeur de casting me contacte et me parle de quatre femmes à Marrakech qui souhaitent me rencontrer pour me raconter leur histoire. Elles insistent sur le fait que je suis la seule à qui elles peuvent confier leur récit. Intrigué, je me rends à Marrakech et passe trois jours bouleversants en leur compagnie. À mon retour, je prends la décision de réaliser Much Loved, car une rencontre extraordinaire a eu lieu. La même démarche a guidé la création des films Les Chevaux de Dieu, Razzia, Ali Zaoua, Haut et Fort et maintenant Everybody loves Touda.
Je me définis comme un réalisateur de cinéma « character driven », c'est-à-dire que mes films mettent en avant des personnages forts, porteurs d'histoires parfois difficiles à entendre, mais toujours ancrées dans la réalité. C'est cette réalité qui me fascine, m'inspire et me motive à la raconter.
Certains peuvent me reprocher d'aborder des sujets sensibles qui risquent de créer des malentendus ou d'ouvrir des blessures. Ils qualifient ces thèmes de tabous, mais je ne partage pas cette vision. Je ne cherche pas à réaliser des films sur des tabous. Si tel est leur ressenti, c'est leur perception, pas la mienne. Mon objectif est de créer des films qui montrent et racontent la vérité à travers des personnages puissants, rebelles et passionnés, des personnages marocains, qu'on le veuille ou non.
Quand est-ce que vous allez distribuer le film au Maroc ?
Le film devrait sortir au Maroc début décembre 2024, si tout se passe comme prévu.
Pourquoi , vous craignez quelque chose ?
Non ! La date de sortie est provisoire… Vous savez, l'équipe du Centre Cinématographique Marocain (CCM) a apprécié le film et ne devrait pas s'opposer à sa distribution.
C’était pareil pour Much love ?
Much Loved n'a pas été sélectionné dans la section officielle du Festival de Cannes contrairement à Everybody loves Touda. Il a été projeté dans la section parallèle de la Quinzaine des réalisateurs, actuellement La Quinzaine des Cinéaste. De plus, Much Loved a suscité une controverse et a fait l'objet d'une campagne de boycott et de menaces en raison de son contenu jugé osé. Je pense que le film avait été mal compris et que les critiques étaient basées sur des préjugés plutôt que sur une analyse objective du film.
Bien qu'il ait suscité la controverse, le film a également reçu des critiques positives. C’est le paradoxe marocain…
On aime et on déteste. De même, les chikhats sont des figures controversées qui attirent à la fois l'amour et la haine (rires).
D’où le choix du titre : Everybody loves Touda…
Absolument ! Le choix du titre Everybody Loves Touda est effectivement ironique. Il s'agit d'un double sens qui reflète la complexité de la vie des chikhats. D'un côté, elles sont admirées et célébrées. De l'autre, elles sont souvent marginalisées et victimes de préjugés. Ce titre met en lumière la contradiction entre l'image publique des chikhats et leur réalité vécue. J'ai délibérément choisi un titre paradoxal et ambigu pour susciter la réflexion et la discussion.
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