
Parution Quand la France instrumentalisait l’islam
D'un côté, une France fière d'une laïcité pourtant toujours moins inclusive et de l'autre, des pays dont on dit qu'ils se (re)tournent vers une identité islamique. Entre les deux, plus qu'une confrontation pure et dure : une longue histoire faite d'inimités, certes mais aussi d'influences profondes. C'est cette histoire de la colonisation sous l'angle du religieux que Pierre Vermeren se propose d'éclairer dans son dernier ouvrage, La France en terre d'islam, Empire colonial et religions, XIXème-XXème siècles, paru aux éditions Belin en mars 2016.
Éclairer l'actualité
Historien français, enseignant à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, il est connu chez nous avant tout pour ses deux ouvrages Le Maroc de Mohammed VI, La transition inachevée et Histoire du Maroc depuis l'indépendance, toujours bien en vu dans les librairies marocaines. But avoué de son dernier ouvrage : éclairer notre actualité par l'histoire. Quelques faits abordés dans le livre font en effet très directement échos à l'actualité. Comment ne pas penser, en découvrant les vieilles politiques de "protection" des Chrétiens d'Orient, au "deux poids deux mesures" toujours à l'oeuvre dans le discours français d'aujourd'hui dans le cadre du conflit syrien ?

En se livrant à cet exercice de remise en contexte historique, Vermeren suscite d'ailleurs les polémiques et les interrogations. En mars 2016, sur le site du quotidien français Le Monde, il tressait une relation un brin hasardeuse entre l'aspect "douloureux" de l'histoire du Rif et les profils des jihadistes européens. Une hypothèse aussi vite que durement critiquée par le chercheur marocain Mohamed Tozy dans un entretien accordé à l'hebdomadaire Jeune Afrique.
Son ouvrage n'est pas le premier à se pencher sur ce sujet. Le Choc colonial et l'islam, ouvrage paru en 2006 aux éditions La Découverte sous la direction de Pierre-Jean Luizard, se proposait déjà de remettre en question le rôle des "idéaux émancipateurs" forgés en Occident et devenus, en terre arabe et musulmane, des outils de "légitimation d’entreprises de domination". L'historien français Pierre Rivet se chargeait dans ce livre collectif d'un chapitre consacré au Maroc. Sur le royaume, on dispose aussi entre autre des travaux en anglais du britannique Edmund Burke III, qui déclarait sans ambages dans une revue marocaine : « L’Islam marocain est une invention du protectorat français ». Un postulat qui semble partagé - en partie au moins - par nos intellectuels. En effet, le chercheur Youssef Belal, dans L'islam politique au Maroc, article paru dans la revue française Pouvoirs en 2013, détaillait à quel point la république coloniale avait été un acteur religieux de premier plan, usant de l'islam pour asseoir son autorité.
Des vérités refoulées
L'ouvrage de Vermeren, lui prend parfois les allures d'un exposé discursif, qui démontre trop peu, et sacrifie parfois son raisonnement au profit d'une synthèse des faits un peu rapide. Néanmoins, il a le mérite de rappeler quelques vérités que beaucoup semblent refouler des deux côtés de la mer. Ainsi, il est un miroir tendu aux Français qui continuent à se targuer de l'histoire des valeurs républicaines et laïques. L'auteur relève l'utilisation par la République des ordres de religieux, qu'elle chasse de l'enseignement en ses terres mais qu'elle utilise comme un bras armé pour sa domination à l'étranger. "Les lois de laïcité n'ont jamais été appliquée dans l'empire, même en Algérie" résume l'historien. D'un autre côté, en forgeant un "islam institutionnel", crée de toutes pièces, qui contrevient souvent aux cultures et aux pratiques précoloniales, la France a durablement influencé les pratiques religieuses des musulmans dans ses anciennes colonies. Un fait sûrement difficile à s'avouer pour beaucoup...
Des clins d'oeil
Au sujet du Maroc, Vermeren relève les pratiques particulières du Protectorat. Ainsi, en Algérie, l'administration s'inquiète des pèlerinages, ziarat ou moussem, qui représentent autant de moments de liberté de circulation. Au Maroc, en revanche, Lyautey pensent que ces pratiques "contiennent et absorbent la fureur des vaincus". Il laisse donc les chorfas de Ouezzane et d'ailleurs très libres, tout comme les cheikhs de confréries et les marabouts. L'instrumentalisation de l'islam confrérique semble être, dans le royaume, la principale stratégie pour la pénétration coloniale. La France s'assure que les "notables musulmans" et les "vieux turbans" deviennent des alliés, les rétribuant, leur concédant passe-droits et honneurs.

Y répond la naissance des idées réformistes et le salafisme des débuts, celui de Allal El Fassi et du mouvement national. Et là, l'ironie de l'histoire est telle qu'elle prête presque à sourire. En effet, au salafisme, "idéologie libérale à ses débuts", qui a bien changé mais n'a rien perdu de son "potentiel révolutionnaire", les gouvernements maghrébins opposent un vigoureux " confrérisme remis en selle"... Celui-là même qui avait été marginalisé par les salafistes durant la lutte pour l'indépendance. Vermeren s'amuse, évoquant un "clin d'oeil de l'histoire".
Les élites, au centre du processus
Vermeren s'intéresse aussi dans son ouvrage au rôle religieux des élites des deux rives. Il remarque par exemple que la naissance du salafisme nord-africain et son alliance avec le mouvement nationaliste est une "affaire de notables". Il donne l'exemple du cheikh marocain Mohammed ben Jaâfar El Kettani, qui introduit les idées réformistes au Maroc avec son livre Conseil aux gens de l'islam publié dès 1898 à Médine. De l'autre côté, il rappelle la place centrale qu'occupent orientalistes et anthropologues français dans le processus d'instrumentalisation de l'islam. En faisant la part belle au rôle des élites des deux rives, l'auteur reste fidèle à ses premiers travaux : sa thèse de doctorat était consacré à la formation des élites au Maroc et en Tunisie au XXème siècle.
La France en terre d'islam, Empire colonial et religions, XIXème-XXème siècles, Pierre Vermeren, Éditions Belin, mars 2016, 431 pages
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