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#patrimoine
18.12.2015 à 12 H 01 • Mis à jour le 14.01.2016 à 12 H 30 • Temps de lecture : 7 minutes
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Au cœur des coffres forts de l’Atlas

Reportage. Durant des temps immémoriaux, les habitants du Souss et de l’Anti-Atlas emmagasinaient leurs biens précieux et leurs récoltes dans des fortifications sous haute surveillance. Les igoudar sont aujourd’hui un patrimoine architectural unique qu’il s’agit de préserver.
Dans l’Anti-Atlas, les greniers se concentrent dans le triangle Aït-Baha, Aït-Abdallah et Irhern sur la splendide route régionale R105 reliant Agadir à Tafraoute et ses forêts à perte de vue.

Longeant des forêts à perte de vue, la splendide et sinueuse route régionale R105, reliant Agadir à Tafraout, pourrait tout aussi bien être appelée la route des greniers. Au nombre de quatre-vingt dans l'Anti-Atlas, ils se concentrent dans le triangle Aït-Baha, Aït-Abdallah et Irhern. Ces igoudar (pluriel d'agadir) sont les derniers vestiges d'un patrimoine peu connu des Marocains. Certains ont été restaurés, comme celui d'Ikounka, ou encore celui d'Imchguiguiln, tous deux à proximité d'Aït Baha. D'autres, nichés en dehors des sentiers battus, sont encore laissés à l'abandon. C'est le cas du grenier de Tislan. Caché sur les hauteurs d'une colline, il faut connaître l'endroit pour s'y aventurer. Belaïd, 67 ans, la barbe grisonnante est notre guide. Il nous y conduit au pas de course, malgré son âge avancé. Fin connaisseur des lieux, il nous mène jusqu'à l'entrée du grenier, coincée par un amas de pierres. La porte s'ouvre sur un vestibule ombragé. Une fois traversé, nous sommes comme catapultés dans un Maroc médiéval, pour ne pas dire antique.

Construits en hauteur, les greniers sont astucieusement aérés pour la conservation des denrées alimentaires.

Depuis des décennies, les igoudar ont été abandonnés par les villageois dont le mode de vie a changé.
Du haut de la citadelle, des gardiens campaient, jour et nuit, pour surveiller et défendre les biens des villageois.

Quelque quatre cents igoudar

Agadir n’ Tislan est une prouesse du génie civil de l’époque. Construit à même la roche, il est composé d’une allée principale qui traverse deux bâtiments composés de dizaines de cellules. L’entrée de chaque cellule dispose d’une dalle débordante. « C’étaient en fait des marches qui donnaient accès aux différentes cellules. Les paniers de graines passaient de main en main des villageois, qui se tenaient chacun sur une dalle  », raconte Belaïd. Une citadelle, qui servait alors de poste de garde, domine le bâtiment. Pour des raisons de sécurité, les cellules sont aveugles de l’extérieur, les portes s’ouvrent uniquement sur la cour intérieure. La fortification enveloppe aussi la loge des gardiens. Elle était dotée d’un grand récipient en cuivre, servant à chauffer l’eau destinée aux ablutions. Selon les historiens, ces pièces, construites en pierres et en mortier de terre, ne servaient pas de lieu d’habitation.


Seul le chef de famille y avait accès avec une clé en bois. A l’extérieur de l’édifice, un système ingénieux de collecte d’eau permettait de remplir une réserve (matfia), très utile lors des périodes de sècheresse. « On estime le nombre de greniers construits au Maroc à 400. Les plus anciens existent dans la région de Béni Mellal, sous forme de cavernes creusées dans la roche. Avec le développement de la sédentarisation, des fortifications ont été érigées dans l’Atlas et les oasis de la région de Tata. La construction des igoudar s’accélère vers le XVIe siècle, à cause du climat d’instabilité du Maroc de l’époque », nous explique Khalid Al Ayoud, chercheur en patrimoine et spécialiste de la question. Le plus ancien des igoudar date de 1498, le plus grand comporte 295 pièces. Il s’agit d’Inoumar, situé à proximité de la bourgade d’Aït-Baha. Le plus majestueux est incontestablement le grenier Tchkift : il s’élève sur cinq étages.


L’accès aux cellules du grenier était réservé au chef de famille qui y accédait par une clé en bois.
Les dalles débordantes servaient au déplacement entre les cellules, pour faciliter leur remplissage en grains.
En plus des récoltes, ces cellules servaient à cacher les documents de valeur et titres de propriété.

Un soufflet abandonné à côté d’une cellule. Il servait de forge pour travailler le fer et extraire l’argent. Un métier réservé aux Amazighs de confession juive.

Le secret des bâtisseurs

Une des principales fonctions des igoudar consistait à y emmagasiner le blé et l’orge pour palier aux aléas du climat ainsi qu’aux sièges des tribus ennemies qui pouvaient durer des semaines. La visite du grenier se poursuit. Belaïd attire notre attention sur un grand soufflet, jeté à l’entrée d’une pièce qui faisait office de forge, laquelle servait à extraire l’argent. Le minerai nourrissait plusieurs légendes à propos des juifs amazighs, alors nombreux dans la région. Belaïd se remémore une anecdote ayant bercé son enfance : « Les juifs ramenaient des sacs d’un lieu que personne ne connaissait. Puis ils utilisaient la forge pour isoler l’argent. Personne ne connaissait les secrets de ce métier, les musulmans étant exclusivement des agriculteurs ou des bergers. » Selon Khalid Al Ayoud, «  les Amazighs de confession juive étaient réputés pour être des bijoutiers talentueux et des colporteurs efficaces. Ils sillonnaient les villages pour commercialiser leurs produits. D’autres allaient jusqu’aux mines d’argent dans la région de Taznakht et Tata pour ramener la matière première et en extraire l’argent  », nous précise-t-il. Le grenier servait également de coffre pour cacher les documents et les titres de propriété dans des tiges en bois creux et solide pour éviter leur déperdition. Le destin de ces greniers bascule progressivement à l’arrivée du protectorat français, en 1912.

La gestion des igoudar était confiée à un conseil du village appelé Ineflas chargé de faire respecter des lois, très strictes, écrites sur des planches en bois.
Plusieurs greniers ont été restaurés et réhabilités par les associations des villages, avec le soutien du ministère de la Culture. Nombreux sont encore à l’abandon.

Banqueroute et renaissance

Alors que la France déclare le Royaume totalement pacifié en 1930, les tribus de la région d’Aït-Baha continuent à donner du fil à retordre à l’armée française. « L’ethno-anthropologue Robert Montagne, que Lyautey ramène dans ses valises au Maroc, va fournir des études approfondies sur le Maroc. Il sera l’un des artisans de la destruction du soulèvement du Rif. Pour mater la rébellion dans le Sud, il procède à des études topographiques qui vont conclure que les résistants d’Aït-Baha utilisent les greniers comme cache d’armes, lieu de ravitaillement et de retranchement  », rapporte Khalid Al Ayoud. Pour pacifier la région, l’armée française, forte de son aviation, bombarde et détruit de nombreux greniers. Plus tard, le retour de la sécurité poussera les habitants à abandonner progressivement la pratique du grenier. « Après plusieurs décennies d’abandon, la société civile et les chercheurs ont peu à peu déterré ces bijoux de la civilisation humaine, à travers des livres et des émissions TV », commente, rassuré, Khalid Al Ayoud. Certains villages, tels Ikounki et Imchguiguiln, ont créé des associations pour la restauration et la réhabilitation de ces vestiges. « Aujourd’hui, nous cherchons quelqu’un de la région, parlant les langues étrangères, pour faire le guide auprès des touristes  », nous dit Bihi, membre de l’association qui s'occupe du grenier d’Ikounka. « Les départements d’histoire des universités marocaines ont collecté beaucoup d’informations sur ces lieux, ainsi que le ministère de la Culture qui a financé la restauration de plusieurs de ces greniers. Cependant, il reste tellement d’igoudar à sauver que la seule solution est de procéder à leur classement en tant que patrimoine de l’Humanité. Cela boostera le tourisme solidaire et en fera le levier de développement pour la région  », conclut Khalid Al Ayoud.

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Par @HichamMood
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