Qu’est ce qui a bien pu motiver les anciens explorateurs à découvrir les contrées les plus lointaines ? C'est la question à laquelle Bensalem Himmich tente de répondre, dans son nouveau livre à paraître au mois d’avril, Al Islam Attakafi - De l'Islam culturel - (éd. Dar Ach-chrouk, Le Caire, 350 p.), en apportant un nouvel éclairage sur les sommités de la pensée arabo-musulmane.
Dans un chapitre qu'il consacre à Ibn Battuta, l'auteur retrace, dans un style amusé, trente ans de la vie de notre héros national, célèbre pour avoir bourlingué jusqu’en Chine. Himmich nous propose ainsi une autre lecture de Touhfat Anouddar, Fi Gharaibi Al Amsar Wa âjaib Al Asfar, plus connu sous le titre bref de Rihla (Le voyage), dans lequel Ibn Battuta raconte ses périples.
Est-ce pour autant une véritable autobiographie ? « Le récit de Rihla a été transcrit durant l’année 1356 par un lettré andalou du nom d’Ibnou Jazy Al kalby, sur ordre du puissant sultan mérinide Abou Inan (1329- 1358) », indique Himmich. « Ibn Jazy usait dans certains passages d’une langue châtiée, digne de sa fonction de secrétaire d’Abu Inan. Cependant, la paternité de l’ensemble du texte revient à Ibn Battuta, reconnaissable par sa narration facile, fluide et dépouillée » de la même façon que Le Devisement du monde, œuvre qui relate les explorations du marchand vénitien, a été rédigée sous la dictée de Marco Polo par Rustichello de Pise. Himmich retient également une anecdote qui explique l’écriture tardive de Rihla. Alors qu'Ibn Battuta était à bord d'un bateau le long de la côte sud-ouest indienne, il fut attaqué par des pirates. Dépouillé, notre aventurier dut dire adieu à son carnet de notes.
L’appel du large à vingt ans
L’explorateur nait Abu Abdallah Muhammad Ibn Abdallah Al-Lawati At-Tanji Ibn Battuta, le 24 février 1304, à Tanger. Sur sa jeunesse, on ne connaît pas grand-chose. Excepté, peut-être, qu’il a suivi des cours de théologie, comme ses congénères de bonne extraction. Ce n'est pas par excès de zèle politique ou religieux que le jeune tangerois décide de mettre les voiles. « Son départ n’est motivé ni par besoin d’absolution, à l’image d’Ibn Joubair qui conseille l’exil comme solution au pêché, ni par esprit de commerce, comme Marco Polo, encore moins à cause de ses opinions politiques, à l’instar d’Ibn Halon. Ibn Battuta quitte son Tanger natal pour une raison très simple : le pèlerinage à la Mecque », explique Himmich. Il quitte ainsi Tanger le 13 juin 1325, direction la Mecque. La seule étape connue de ce premier voyage est la ville tunisienne de Sfax, où il se repose, avant de rejoindre une caravane en partance pour la ville sainte. Lors de son séjour tunisien, Ibn Battuta goûte aux premiers plaisirs de la chair, enchaînant mariages et divorces, mais toujours selon les règles de la Sunna. Lorsqu'il arrive à la Mecque, il remarque la beauté des femmes mecquoises, occupées à faire le tawaf autour de la Kaâba. « Leur beauté est sublime et leur parfum envoûtant vous emplit les narines quand elle font le tawaf », décrit-il. Fin esthète, les conquêtes féminines de l'explorateur seront à la hauteur de sa légende.
L’audace donne des ailes
Dans son propre récit, notre voyageur effectue le pèlerinage à la Mecque à quatre reprises, entre 1326 et 1348. C’est pendant cette période qu’il découvre l’Orient. D’autres éléments biographiques ressortent de Rihla : étrangement, Ibn Battuta ne savait pas nager, il ne maîtrisait pas non plus l’art de la guerre, une des vertus de la chevalerie à l’époque. Pis, l'explorateur ne parlait pas les langues des pays où il a séjourné, mais avait l’habitude de recourir à des traducteurs. « Il connaissait des rudiments d’indien, de persan et de turc. Mais les carences linguistiques d’Ibn Battuta n’on pas empêché ses grands talents de communication et la soif d’aventure de l’explorateur », tempère Himmich. Lors de son périple au Moyen-Orient, poursuit l’auteur, il accumule les « certificats », qui font office de diplôme. Mais situons les choses dans leur contexte. Les onze diplômes à son actif sont des certificats qui attestent de sa présence aux cours de plusieurs maîtres en théologie et en sciences, dont certains réputés. La preuve que son savoir demeure relativement modeste, c’est qu’on le nommera plus tard juge en Inde et aux Maldives, plutôt que dans une cour du Moyen-Orient.
Récit fantasque
Un des traits caractéristiques des explorateurs de l’époque est certainement la tendance à l’exagération, ou l’affabulation pure et simple. « C’est une constante chez les historiens et les grand explorateurs de l’époque », ironise Himmich. « Le livre des voyages de Marco Polo appelé Le Devisement du monde a été surnommé Il Milione — L’homme aux millions — par dérision. Ses contemporains ont décelé le manque de crédibilité dans ses descriptions concernant le train de vie de l’empereur chinois Kubulai Khan. Tandis que l’historien romain Cicéron (2e siècle av. J.-C) qualifie le père de l’histoire, Hérodote, de menteur usant de fables dans sa description de la Perse pour attirer l’attention de l’auditoire et occulter son ignorance de certains faits historiques. ». Il en donne pour preuve le fait qu’Ibn Battuta raconte avoir assisté à un prêche célèbre du théologien d’Ibn Taymiyya dans la mosquée de Damas, en août 1326, lequel va précipiter sa perte. Or, Ibn Taymiyya était emprisonné en juillet 1326, jusqu'à son décès en 1328. Autre indice, l’explorateur tangérois dit avoir traversé la distance entre la Crimée et la Bulgarie, soit 1 300 km, en 10 jours seulement, durant le mois du ramadan, un exploit surhumain. Malgré toutes ces imprécisions, les chercheurs s’accordent à dire que le récit d’Ibn Battuta est une référence solide concernant l’histoire de l’Inde au Moyen-Âge, au regard des détails précis qu’il a fourni sur ces contrées où il a habité pendant huit ans.
Eaux turquoises, plats aphrodisiaques et Kamasutra
Pendant les trois décennies qui ont marqué son voyage, notre explorateur fait montre d’un intérêt prononcé pour la conquête amoureuse. Lorsqu'il séjourne chez Mohamed Ozbeg Khan, descendant de Gengis Khan, empereur de la Horde d’or — l’empire turco-mongol —, il livre des détails fantasques sur les mœurs de l’empereur. Selon lui, Ozbeg Khan avait plusieurs femmes dont une préférée, qui retrouvait chaque soir sa virginité avant les ébats. En Inde, où il séjourne plusieurs années, Ibn Battuta y décrit le charme des femmes, encense leur bonne compagnie, et leur savoir-faire quant au fait de donner du plaisir. À Hydarabad, la capitale du sud de l’Inde, il loue la beauté des femmes, incarnée dans leur nez et leurs sourcils. Il relève également un détail épicé. Selon lui, elles avaient un grand savoir-faire en positions amoureuses.
Aux Maldives, où il est désigné en tant que juge, il avoue sa gêne quant aux mœurs particulières des femmes de ces îles paradisiaques. En effet, elles avaient l’habitude de se présenter entièrement nues devant la cour. Selon l’historien et orientaliste Hamilton Gibb (1895- 1971), Ibn Battuta y a vécu un an et demi. Il choisit quatre femmes à qui il rendait visite chaque jour, et passait la nuit avec la plus attirante. Il décrit au passage les aliments aphrodisiaques qu’il prenait pour accroître sa vigueur, comme un certain type de poisson et des fruits que l'on ne trouve qu’aux Maldives. Après 30 ans passés à bourlinguer entre le Maroc et la Chine, Ibn Battuta range définitivement ses valises à Fès où il raconte ses exploits. Il meurt dans une solitude totale en 1377, sans famille, ni enfants. Son lieu d’inhumation reste inconnu même si les villes de Tanger ou Marrakech ont pu être évoquées. Toujours est-il qu'il aura légué un des récits-clés qui guideront les futurs explorateurs et conquérants du Proche et de l’Extrême-Orient.
INTERVIEW
Bensalem Himmich
« J’ai voulu rompre avec cette sacralisation
des penseurs de l’islam »
Dans votre livre à paraître, De L’Islam culturel, vous semblez « humaniser » certains penseur Arabo-musulmans. Est-ce l’objet de votre démarche ?
Abou Hanifa, Ibn Khaldoun, Ibn Rochd ou Ibn Battuta dont je parle dans mon livre sont définitivement contemporains et apportent des réponses à des questions et à des maux de notre époque. Goethe, Cervantès ou Voltaire sont intimement liés à l’histoire de l’Europe, parce qu’ils ont traversé les siècles et leur legs est toujours d’actualité. Je prends le parti de considérer ces personnages avant tout comme des humains, avec leurs gloires et leurs aléas, inscrits dans l'histoire et non en dehors.
Qu’est-ce qui vous a intéressé chez Ibn Battuta ?
C’est son côté humble et bon vivant. Le roman de sa vie est fait de choses simples. Il a fait des femmes la boussole de ses voyages. Lors de son séjour aux Maldives, il atteint le sommet du raffinement et du savoir-vivre, enchainant les conquêtes et développant une véritable science des aphrodisiaques. Pourtant, son récit a failli ne jamais parvenir à l’humanité. Il a fallu la curiosité du sultan mérinide Abou Inan qui s’est intéressé à des bribes d'histoires racontées par l’explorateur, pour ordonner à son script de coucher le récit de ses exploits sur papier. Cette rencontre hasardeuse entre deux intelligences a enfanté un moment d’histoire.
Est-ce votre façon d’atténuer le rapport de sacralité que nous entretenons avec l’histoire ?
Pour paraphraser Nietzsche, ces penseurs sont humains, trop humains. Prenez le cas de l’imam Abu Hanifa. Cette sommité de l’érudition en théologie était connu pour son amour des parfums. A Baghdad, les gens pouvaient savoir s’il est passé par-ci ou par-là en humant les arômes particuliers dont l’imam se vaporisait avant de sortir. J’ai voulu rompre avec cette sacralisation des penseurs de l’islam et de l’homo islamicus.
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