
Mardi 2 février, au siège du ministère de l’Intérieur, à Rabat. L'heure est grave. Les ministres de la Justice, de l'Intérieur, des Sports, ainsi que tous les corps constitués se réunissent pour tenter de trouver une réponse à un phénomène urbain qui ne cesse de déborder : le hooliganisme. Seul un représentant du football est convié à cette réunion aux allures martiales. Il s'agit du patron de la Fédé, Faouzi Lakjaâ. Le lendemain, un communiqué de presse, au ton sombre et menaçant, est envoyé à toutes les rédactions. Il est immédiatement suivi d'une dépêche de la MAP, qui fournit des statistiques sur le dispositif mis en place par la DGSN lors de la dernière édition du championnat national.



On y apprend que, pour chaque journée de championnat, pas moins de 4 112 forces de sécurité sont déployées à l'intérieur et autour du stade. Parmi elles, de nombreuses victimes ont fait les frais des actes de violence. En 2015, leur nombre a atteint 800 blessés, dont 128 ont été contraints de mettre un terme à leur service. Ces chiffres risquent bel et bien d'exploser si rien n'est fait pour endiguer le hooliganisme. En attendant, la liste des points d’impact entre les supporters s’allonge : les supporters des FAR de Rabat contre ceux du Raja et du Wydad, les clubs casablancais contre les Helalas boys de Kenitra, les fidèles du Kawkab de Marrakech contre ceux de l'Olympique de Safi, et les supporters du MAT de Tétouan contre ceux de l'Ittihad de Tanger... Même le Sahara n'est pas épargné puisque les matchs opposant le Wydad de Smara à l'équipe de la Mouloudia Assa Zag sont, souvent, synonymes de troubles.

Football fight club
Parmi les mesures phares prises lors de cette réunion, on peut noter la création de commissions locales, accompagnées par des magistrats du parquet qui feront état des dégâts, durant les séances de préparation et pendant ces mêmes matchs.
L'autre mesure est un aveu d'échec pour l'Etat. Il s'agit de l'application de la loi 09-09 du code pénal, qui prévoit des peines d'emprisonnement et des amendes à l'encontre des auteurs ou des instigateurs de violence à l'intérieur ou en dehors des stades. Or, cette loi que l'on souhaite réactiver, a été votée en 2011. « L’Etat a perdu de sa Hiba (prestige) en n’appliquant pas cette loi. Les faits montrent que le hooliganisme a décuplé depuis l’adoption de ce texte », analyse Abderrahim Rharib, l'un des rares chercheurs dans le domaine du hooliganisme au Maroc. En effet, depuis son entrée en vigueur, les juges rechignent à prononcer des peines, tandis que les clubs exercent une pression dans les coulisses pour libérer les détenus, considérés comme faisant partie de leurs supporters.

Le nouveau dispositif préconise également l’interdiction d’accès aux stades aux mineurs non accompagnés. L'adulte se verra dans l'obligation de présenter sa carte d'identité pour prouver sa relation avec le mineur. « C’est une mesure souhaitable mais comment canaliser l’énergie débordante de ces mineurs en dehors des stades ? Qu’en est-il de la faillite du sport scolaire et de la disparition des espaces réservés au sport, qui ont été phagocytés par l’urbanisation sauvage ? », s'interroge le chercheur.

Humaniser le béton
En guise de carotte, le communiqué de la Fédération royale marocaine de football (FRMF) prévoit la modernisation du système de vente de la billetterie, l’installation de portiques, l’amélioration des conditions d’accueil du public, la numérotation des sièges, etc. Or, un stade comme celui de Mohammed V de Casablanca ne peut abriter une compétition de haut niveau à moins d'être réformé.
Le plan de la fédé prévoit une révision du système de billetterie pour barrer la route au marché noir. SONARGES
L’installation des portiques électroniques permettra de mieux canaliser la foule. SONARGES
La Sonarges, qui va gérer les stades, est une entreprise en faillite et dont le directeur n’a pas encore été nommé. SONARGES
Mais la surprise du chef consiste tout de même à confier la gestion de ces stades à la Société nationale de réalisation et de gestion des stades (Sonarges). Créée en 2010 pour gérer les stades de Tanger, Marrakech et Agadir, cette entreprise publique cumule une dette de 40 millions de dirhams et se trouve, de facto...en faillite. L’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, Mohammed Ouzzine, avait alors décrété la mort de cette société, qui reste, à date d’aujourd’hui, sans directeur. Par ailleurs, les autres stades du royaume sont gérés soit par les villes, soit par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Comment la Sonarges s’invitera-t-elle dans la gestion de stades qui ne relèvent pas de sa compétence ? Et en vertu de quel accord financier ? Le cas emblématique est celui du complexe Mohammed V à Casablanca, devenu une fabrique du hooliganisme. Comment la société Casablanca Event, gestionnaire de ce stade, pourra-t-elle coexister avec la Sonarges ?



Joue-là à l’anglaise !
Si l’Angleterre est un cas d’école dans le combat contre le hooliganisme, c’est que le pays a su y mettre les moyens. En 1989, la tragédie du stade Hillsborough, à Sheffield, qui a fait 96 morts suite à un mouvement de foule lors du match Liverpool-Nottingham Forest, incite les autorités britanniques à imposer la rénovation de tous les stades de foot. Les tribunes debout et les grillages sont supprimés, la surveillance vidéo fait son apparition, des espaces « famille » sont créés dans les gradins.
En 2016, le communiqué de la FRMF semble s’inspirer de ces mesures, puisque l’accès aux stades est interdit aux personnes condamnées pour actes de violences. Ces dernières devront être assignées à domicile pendant les matchs, ou encore se présenter aux commissariats de police pendant le déroulement des rencontres. Pour identifier ces fauteurs de troubles, un fichier informatique sera créé. Or, on ne sait pas sur quelle base ce fichage sera réalisé. Comment faire la différence entre un fait de droit commun et un acte entrant dans la case hooliganisme ? Par ailleurs, cela pose un problème de données consultables entre les différents services de l’Etat et l’existence d’une centrale de traitement des données collectées par les caméras. « Les caméras doivent être utilisées à titre préventif pour pouvoir repérer les actes de vandalisme et intervenir sur-le-champ. Sans oublier la surveillance des surveillants. Tout le monde sait que les supporters glissent des billets aux stadiers ou aux forces de l’ordre, et que les notables laissent rentrer plusieurs personnes gratuitement au stade », précise Abderrahim Rharib, dont l’étude révèle que 58 % des jeunes casablancais sondés sont déjà entrés au stade sans ticket, et 42 % ont donné un bakchich pour y accéder.


Guerriers des dimanches noirs
Plusieurs observateurs ont vu dans ces nouvelles dispositions une attaque directe contre les ultras, principaux responsables, selon certains, du hooliganisme. L’objectif étant de regrouper les supporters dans le cadre d’associations reconnues par la loi. Or, les ultras n’ont aucune existence juridique, et, traditionnellement, sont la seule forme d’encadrement des supporters des clubs. Pour revenir en Angleterre, l’éradication du hooliganisme a nécessité la mobilisation des chercheurs universitaires dans différents domaines pour comprendre l’ampleur du phénomène. Or, les spécialistes de la question se comptent sur les doigts d’une main et les publications autour du sujet sont rares.
Restent les réponses sécuritaires. Le nouveau dispositif prévoit l’interdiction des déplacements des supporters si l’autorité estime qu’il y a un danger pour l’ordre public. Concrètement, le wali d’une ville, en concertation avec le chef de la sûreté locale, doit évaluer le risque et autoriser, ou non, un déplacement intervilles. En France, cette mesure s’applique lors des matchs opposant l’OM au PSG. Là encore, le communiqué parle de « déplacements groupés et organisés ». En clair, les déplacements organisés par les ultras – dont le nombre est estimé à 16 000 pour l’AS FAR, 12 000 pour le WAC et 9000 pour le Raja. Or, l’étude d’Abderrahim Rharib démontre que 79 % des supporters ne font pas partie d’une association ou d’un groupe d’ultras, et que l'on ne peut parler d’organisation de hooliganisme que si un groupe affiche clairement des intentions coupables. Par ailleurs, sur 400 déplacements recensés par l’enquête, seuls 93 se ont effectués avec un groupe d’ultras.



Les clubs, les grands absents
Alors que les supporters violents sont pointés du doigt, le communiqué passe complètement sous silence la responsabilité des clubs dans la fabrication de cette violence. D’abord, la gestion des clubs et les problèmes de succession des dirigeants sont souvent source de rupture de confiance avec les supporters. Dépités par les résultats, les fans du ballon rond décaissent leur haine dans les gradins, quand ils ne s’attaquent pas directement aux joueurs. C’était le cas, en mars 2014, lorsqu'un gang composé d’une centaine de personnes a fait irruption dans le stade d’entrainement du WAC, pour agresser joueurs et staff technique.
L’irréprochabilité des matchs a également pris un sacré coup ces dernières années, au point que le Maroc figure sur la liste des 60 pays qui seront soumis aux enquêtes d’Interpol pour truquage de matchs. En 2013, le capitaine du Raja, Amine Erbati, a déclaré que son club était impliqué dans un système de truquage d’envergure des matchs. Aucune enquête ne sera ouverte pour vérifier ces allégations. La même année, le KAC de Kenitra a écrasé le club Mellal 4-0, ce qui a permis au club des Halalas d'éviter de passer en seconde division. Plusieurs personnes seront poursuivies dans le cadre de ce match truqué, mais la justice finira par plier ce dossier. Ce qui génère un sentiment général d’impunité.
Enfin, les joueurs eux mêmes sont responsables de la rupture de la confiance dans le sport de façon générale. En plus d'être accusés de ne pas produire du spectacle dans les stades, ils sont de moins en moins un modèle pour les jeunes à cause de leur usage réel ou supposé de Lmaâjoun, El Kala, la Chicha... D'après l’avis de plusieurs analystes, la source du hooliganisme se situe en dehors des stades. Les violences ne sont que les symptômes d’une société où l’école, l’Etat et la famille ont décroché, laissant les jeunes construire leur identité en recourant au groupe/gang et à la jungle d’internet. « Pendant des décennies, les stades ont été instrumentalisés comme des défouloirs pour évacuer la pression sociale et politique. Avec le changement générationnel, les stades ne peuvent plus continuer à jouer seuls ce rôle », prévient Abderrahim Rharib.
INTERVIEW
Abderrahim Bourkia

Auteur de plusieurs études sur le phénomène des violences dans les stades, Abderrahim Bourkia, journaliste et chercheur associé à l’Observatoire régional de la délinquance et des Contextes Sociaux (ORDCS) à Aix-en-Provence, nous livre son décryptage.


Quel est selon vous le profil type du hooligan marocain ?
Notre casseur du dimanche est loin du hooligan au sens occidental. En Angleterre, il s’agit d’un groupe de personnes qui se donne rendez-vous pour se bagarrer selon un rituel très codifié comme le fait de ne pas taper son adversaire quand il est par terre. Cela peut paraître stupide, mais le hooliganisme à l’anglaise a ses codes vestimentaires, idéologiques, musicaux… et tout tourne autour de la baston dans les stades ou des entrepôts. Au Maroc, ceux qu’on appelle à tort les hooligans sont de simples « affairistes » qui profitent de l’anonymat des rassemblements publics pour voler et casser, avec le sentiment de bénéficier d’une impunité totale. On les appelle les « zerrama », parce qu’ils ne sont ni des supporteurs neutres ou festifs, ni des ultras.
Pensez-vous qu’une dissolution des ultras soit la meilleure solution pour endiguer ces violences ?
Les médias ont diabolisé les ultras, pourtant leur rôle est fondamental dans l’encadrement des supporteurs et le dialogue avec les autorités. On trouve parmi eux, des cadres et des gens très instruits. Les ultras soufrent également des casseurs qui écorchent leur image par un procédé d’association. Il faut savoir que les ultras ne sont qu’une partie des supporteurs qui investissent les stades pour créer du spectacle. Grâce à eux, le derby casablancais s’est fait connaître dans le monde entier. Il faut comprendre leurs codes également. Quand ils investissent un virage du stade, il devient leur territoire et ils refusent qu’un agent des forces de l’ordre vienne y mettre les pieds ou qu’il essaye de leur arracher une bâche (tifos). De son côté le policier voit le travail dans un stade le jour du derby comme une corvée puisqu’il est mobilisé très tôt le matin. Dans sa tête, ce sont ces supporteurs qui en sont la cause. C’est ce qui accélère les risques de dérapage entre des policiers, qui ne sont pas formés à la gestion de la foule et des supporters qui sont chauffés à blanc.
Existe-t-il une psychologie des foules qui justifie ces violences ?
Les jeunes supporteurs souffrent d’un déficit de socialisation dû aux défaillances de l’école, de la famille et de la société en général. Les inégalités économiques et l’absence de perspectives pour les jeunes font que les rassemblements deviennent une occasion de se « venger » de la société en cassant les voitures et mettant à sac les commerces. Un individu pacifique en se fondant dans le groupe, se transforme par l’effet d’imitation et d’entrainement en une personne violente. Si l’Etat ne s’attaque pas aux défauts structurels de la société qui produit beaucoup d’inégalités sociales, les mesures coercitives prises pour contrer ces violences n’auront aucune efficacité à long terme.
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