Par Mohammed Benmoussa, économiste et vice-président de l'association Damir
Grande doit être la méfiance lorsque sur un sujet particulier, domine l’unanimisme. Souvent le reflet d’un renoncement au questionnement et à l’esprit critique, il incarne tout autant la soumission à un rapport de forces déséquilibré. La question de la banque centrale marocaine est une parfaite illustration de ce constat. Au règne d’un quasi consensus sur la politique monétaire et macro-prudentielle, il n’y a qu’une nécessité à opposer, la vérité, il n’y a qu’une force à revendiquer, le droit, il n’y a qu’un seul intérêt à privilégier, celui des citoyens et des agents économiques. A l’exception de quelques très rares voix, dont celle du Haut-commissaire au plan et de votre modeste serviteur, qui clament haut et fort les dommages collatéraux de la politique de l’institut d’émission, force est de reconnaitre que presque tout le monde porte au pinacle la gestion du gouverneur de la banque centrale. D’abord, les présidents de banque eux-mêmes qui sont soumis à son contrôle et dont la nomination est conditionnée à son avis favorable. Ensuite, les responsables politiques, gouvernement et représentants parlementaires de la nation, qui s’interdisent tout velléité d’exercice de pouvoir sur Bank al Maghrib, craignant d’enfreindre le sacro-saint principe de l’indépendance de la banque centrale ou d’empiéter sur les prérogatives royales. Enfin, les médias dits spécialisés qui participent docilement et naïvement au rituel de la conférence de presse trimestrielle, sans parvenir à surmonter leur incapacité à challenger les décisions de politique monétaire ou à porter une contradiction constructive au gouverneur.
Pour éviter toute équivoque, je dois dire dès à présent que ce n’est pas la personne de Abdellatif Jouahri qui est mise en cause, mais c’est sa politique. Celle-ci doit être reconsidérée et évaluée à l’aune de sa contribution à la prospérité économique et sociale des Marocains. Tout le monde reconnaît, moi le premier, qu’il s’agit d’un homme d’État loyal, qui a beaucoup donné pour son pays. Il fut un excellent ministre de l’Économie et des finances au moment où le Royaume traversait en 1983 la tempête du programme d’ajustement structurel, puis après un parcours dans la banque privée et l’activité de mutuelle de retraite, il devient en 2003 le banquier central du Maroc. La politique monétaire porte donc son empreinte, pratiquement depuis le début de règne du Roi Mohammed VI. Les faits d’armes de Jouahri sont incontestables et, à ce titre, reconnaissance lui est due par la nation. Faut-il pour autant se parer aujourd’hui d’un sentiment énamouré à l’égard de la politique monétaire et macro-prudentielle qu’il conduit ? La réponse est incontestablement non. Plusieurs arguments viennent à l’esprit pour le démontrer…
Charité bien ordonnée commence par soi-même
Les déclarations du gouverneur lors des points de presse ainsi que les rapports annuels de la banque centrale remis au Chef de l’État, regorgent de critiques acerbes à l’encontre des politiques gouvernementales. À juste titre ! Toutes les occasions sont saisies par la banque centrale pour alerter sur l’atonie de la croissance économique, le peu de dynamisme des activités non agricoles ou la faiblesse de la création d’emplois. L’aggravation des déficits jumeaux et de la dette publique, le retard pris dans la réforme du système d’éducation et de formation ou l’état préoccupant de l’investissement privé, caractérisé par un tissu de TPME fragiles et affaiblies par « l’informel, les pratiques déloyales, la corruption et les délais de paiement » sont parmi les maux dénoncés par le gouverneur. Et de rajouter que « la gouvernance de la politique publique dans notre pays souffre de plusieurs insuffisances liées à l’absence de cohérence, d’efficacité dans la mise en œuvre et d’évaluation objective ».
Ce qui est saisissant dans ce réquisitoire, c’est la prolixité de Bank al Maghrib sur la politique fiscale, budgétaire, de croissance, d’éducation ou de l’emploi, mais l’absence totale d’autocritique sur la conduite de la politique monétaire et macro-prudentielle, comme s’il n’existait qu’une seule vérité absolue en la matière. Comme si la politique de la banque centrale produisait des résultats époustouflants, qui l’exonérerait de l’évaluation et de la reddition des comptes. Cette absence de parallélisme des formes dans l’analyse critique des composantes de la politique économique, doit nous interpeller. Au sommet de l’institut d’émission, on ne cède nulle place au doute ! Pourtant, la pensée aristotélicienne devrait nous rappeler à tous que « le doute est le commencement de la sagesse ». Pourtant, les modestes résultats de l’économie nationale, dont les sources de contreperformance proviennent aussi de la manière dont la monnaie et le crédit sont pilotés, devraient nous conduire à plus de prudence. En matière de politique monétaire, et de politique économique plus généralement, la certitude, c’est la nudité de la pensée, c’est la domination de la croyance, c’est l’échec de la démonstration. Il n’y a rien de plus terrible pour l’économie d’un pays. Et finalement si la banque centrale reste habitée par ses certitudes monétaires, il est légitime en démocratie de s’interroger sur qui est en droit de contrôler sa politique et d’évaluer ses performances.
Un lent évanouissement de l’esprit originel de la Banque du Maroc
Lorsque la Banque du Maroc, ancêtre de Bank al Maghrib, fût créée en juillet 1959 par Feu Abderrahim Bouabid, ministre de l’Économie nationale et des finances de l’époque, celui-ci prononça un discours fondateur par lequel il proclamait, non sans une certaine fierté mais aussi avec une colère contenue, un nouvel acte de souveraineté du Maroc quatre années après les accords d’Aix-les-Bains, le retour du roi Mohammed V de l’exil et la proclamation de l’indépendance du Maroc. Le leader historique du parti socialiste considérait que le droit de battre monnaie constitue un droit régalien par excellence d’un État et représente « l’expression élémentaire de l’indépendance politique et économique d’un État moderne ». Il soulignait l’urgence de mener « une politique monétaire au service de l’équilibre social et de l’expansion économique ». Observant qu’une monnaie saine et stable ne pouvait être envisagée que dans une économie saine, il concluait son propos en affirmant qu’« on ne peut, sans risque grave, concevoir de façon systématique et absolue que la monnaie constitue l'instrument unique de direction économique et financière ». Des idées qui conservent aujourd’hui toute leur force, leur pertinence et leur fraîcheur, et qui tranchent radicalement avec une conception étroite de la politique monétaire focalisée exclusivement sur le niveau d’inflation.
Une vision étriquée de la politique monétaire
La classe politique marocaine a fait preuve d’une forme de paresse intellectuelle ou d’une certaine naïveté, en votant en chœur la loi 40-17 de modification des statuts de Bank al Maghrib entrée en vigueur en juillet 2019. Qu’on laisse les grands décideurs de la haute administration publique faire leur besogne, devait-elle penser, s’astreignant elle-même à une forme de contrition, elle qui est livrée à la vindicte populaire dans la posture de fainéants, moqués, hués, injuriés, tout juste bons à se taire. Ce texte, qui est passé comme une lettre à la poste, a eu comme particularité de redéfinir la mission première de la banque centrale, stipulant que la stabilité des prix est désormais érigée en objectif principal. Exit donc les objectifs de stabilité économique, de soutien à la croissance et de création d’emploi ! La maîtrise de l’inflation devient au Maroc l’alpha et l’oméga de la politique monétaire, oubliant au passage le message prophétique d’un géant de la politique marocaine et fondateur de la banque centrale, feu Abderrahim Bouabid. Ce grand silence sur le rôle économique et social de la monnaie et du crédit bancaire surgit dans notre pays, au moment même où les principales banques centrales étrangères font exactement le chemin inverse sous la pression de la crise économique mondiale née du scandale des subprimes et de la crise des dettes souveraines qui en a résulté.
Le « Federal Reserve Act » qui créa en décembre 1913 la FED (Federal Reserve System), stipule que la mission de la banque centrale des États-Unis est de maintenir « en moyenne une croissance des agrégats monétaires et de la quantité de crédit compatible avec le potentiel de croissance de la production », de manière à tendre vers trois objectifs : un taux d’emploi maximum, des prix stables et des taux d’intérêt à long terme peu élevés. Remarquez l’ordre de présentation des objectifs, reflet d’une certaine hiérarchie. La Banque centrale d’Angleterre dispose d’un mandat hiérarchique en vertu duquel elle est tenue d’abord de se concentrer sur la stabilité des prix et, si elle y parvient, de soutenir ensuite la politique économique en favorisant la croissance et l’emploi. L'article 4 de la loi de 1998 dite « Bank of Japan Act » indique que dans la conduite de sa politique monétaire et de sa politique de change, la Banque du Japon devra toujours coordonner son action avec la politique économique du gouvernement japonais. Fortement imprégnés de la culture orthodoxe de la Bundestag, les statuts de la BCE (Banque centrale européenne), sanctuarisés par le traité de l’Union européenne de 1992 (traité de Maastricht), lui confèrent une mission quasi exclusive de lutte contre l’inflation et de stabilité financière de la zone euro. Mais ce cadre statutaire est largement battu en brèche dans les faits, la BCE de Mario Draghi s’étant engagée dans un vaste programme de quantitative easing (Q.E.) sous la pression des opinions publiques et des gouvernements en place.
Aujourd’hui, en dépit de la dualité de leur objectif principal, la maîtrise de l’inflation et la stabilité économique, les grandes banques centrales s’interrogent sur leur mission et leur doctrine de politique monétaire. La réserve fédérale américaine a déjà lancé une réflexion à ce sujet en organisant des débats publics dans les différents États fédérés jusqu’à mi-2020 et la BCE devrait lui emboîter le pas dès l’arrivée de Christine Lagarde aux responsabilités. Comme elles ne parviennent pas à atteindre leur objectif d’inflation fixé à 2 % malgré leur politique monétaire accommodante et leurs instruments dits non conventionnels (taux directeurs négatifs, rachats de dettes publiques et privées…), les grandes banques centrales étudient d’autres alternatives à leur politique monétaire comme le changement de cible d’inflation, le ciblage d’un PIB nominal…
A contre-courant de la conception internationale de l’indépendance
Parmi les autres nouveautés de la loi 40-17 précitée, figurent le rôle dévolu à la banque centrale marocaine en matière de définition et de conduite de la politique monétaire, ainsi que les dispositions consacrant son indépendance en lien avec le durcissement du régime des incompatibilités ou l’interdiction au wali de Bank al Maghrib et à tout membre de son Conseil de recevoir ou de solliciter des instructions de la part du gouvernement ou de tout tiers. Si l’indépendance de l’équipe dirigeante ou la prévention des conflits d’intérêts sont salutaires pour la crédibilité de la banque centrale, il n’en est pas de même concernant la définition de la politique monétaire, qui est mise désormais entre les mains de ceux qui sont chargés de sa mise en œuvre. Cette concentration du pouvoir monétaire pose plusieurs problèmes de nature éthique, politique et économique.
Le législateur marocain comme Bank al Maghrib semblent oublier que la notion d’indépendance des banques centrales est apparue la première fois à la fin des années 1980 et durant la décennie 1990 en réaction aux tensions inflationnistes qui traversaient les économies de la planète et pour empêcher la monétisation des dettes publiques. Le contexte actuel est totalement différent, le risque auquel sont confrontées les économies nationales, y compris celle du Maroc, étant celui de la désinflation, de la déflation, de la décélération de la croissance, de la décroissance et du chômage structurel. Ignorer les risques macroéconomiques pour démontrer son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique serait contre-productif à terme pour Bank al Maghrib, comme pour toute autre banque centrale. Et puis, cette indépendance ne protège en rien contre les risques financiers, puisqu’il semble établi que la politique monétaire menée par Alan Greenspan serait une des causes de la crise des subprimes. En maintenant les taux directeurs à des niveaux assez bas, il aurait contribué à la formation d’une bulle immobilière et financière, puis aurait ensuite favorisé son éclatement par le resserrement des conditions de crédit à partir de 2006, justifié par le retour de tensions inflationnistes. Il y a donc un doute sur la capacité d’une banque centrale indépendante à mener une politique monétaire limitant l’amplitude des cycles économiques.
Par ailleurs, l’exigence d’indépendance de la banque centrale doit pouvoir s’exercer à l’égard du gouvernement, et non de l’État. Les décisions de politique monétaire doivent, en effet, se coordonner avec les autres décisions de politique économique relevant du gouvernement, et du ministère de l’Économie et des finances plus précisément, sans s’y soumettre. Il y va de la crédibilité de la monnaie nationale, de la solidité du système financier, de la maîtrise du risque inflationniste, mais aussi de l’attractivité du territoire marocain et de la stabilité des équilibres économiques et sociaux. Si les décisions gouvernementales peuvent relever de considérations politiques et d’agendas électoraux auxquels Bank al Maghrib a l’obligation institutionnelle de ne pas se soumettre, il n’en est pas de même du Parlement qui représente la volonté souveraine du peuple marocain avec toutes ses sensibilités politiques et participe à l’incarnation de l’autorité de l’État. La politique monétaire doit donc être discutée au sein de la Chambre des représentants, tant en commission des finances qu’en séance plénière et, le cas échéant, être amendée. Et c’est aux représentants du peuple, et à eux seuls, que revient le pouvoir d’arrêter les choix de politique monétaire. Les grandes démocraties ne s’y sont d’ailleurs pas trompées. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, les représentants du peuple exercent un contrôle pointilleux sur les décisions de politique monétaire. La Constitution des États-Unis a confié au Congrès le pouvoir « de frapper de la monnaie et d’en fixer la valeur » et l’autorité monétaire est seulement déléguée par le Congrès à la FED, dont le président est tenu de se présenter deux fois par an devant le Congrès pour présenter un rapport sur l’état de l’économie, exposer sa politique monétaire et justifier ses prévisions économiques à court et moyen terme. Sans oublier le fait que le Congrès peut à tout moment, s’il le désire, modifier le statut ou le mandat de la FED. Équivalent du ministre des finances, c’est le chancelier de l’Échiquier qui arrête au Royaume-Uni les objectifs de la politique monétaire et définit un objectif annuel d’inflation fixé généralement à 2 %. Le gouverneur de la Banque d’Angleterre, soumis à un mandat hiérarchique, doit écrire une lettre ouverte au chancelier de l’Échiquier, pour expliquer les déviations de plus ou moins 1 % par rapport aux prévisions officielles et proposer des mesures de correction en matière de politique monétaire et de politique de crédit. La Bank of Japan est, dans les faits, sous l’autorité du gouvernement sans la moindre velléité d’indépendance. Le patron de la banque centrale japonaise est un ancien fonctionnaire du ministère des Finances, qui pilote la politique monétaire en accord avec le Premier ministre Shinzo Abe.
Enfin, l’indépendance d’une banque centrale suppose des prérequis qui sont loin d’être satisfaits au Maroc. Pour prétendre à une indépendance totale dans ses décisions, une banque centrale doit faire preuve d’une transparence à quadruple dimension, politique, économique, procédurale et opérationnelle, comme gage de son efficacité. Une transparence politique sur les objectifs de la politique monétaire, ce qui est acquis au Maroc avec les nouveaux statuts de Bank al Maghrib. Mais aussi une transparence économique portant sur la diffusion des données, prévisions et modèles utilisés dans le processus de décision monétaire. Une transparence procédurale éclairant les agents économiques et l’opinion publique sur la manière dont les décisions sont prises. Une transparence opérationnelle donnant des informations sur les minutes des réunions du Conseil de la banque centrale et les votes détaillés, sur les erreurs et les évènements inattendus qui ont émaillé la mise en œuvre de la politique monétaire. Force est de reconnaître que Bank al Maghrib est encore au stade du balbutiement quant à ces exigences de transparence. Le simple communiqué de presse publié à l’issue de chaque réunion trimestrielle et la conférence de presse tenue par le gouverneur dans les conditions que l’on sait, ne permettent pas de savoir si les décisions du Conseil sont véritablement collégiales, d’autant plus que nous sommes face à un silence assourdissant des membres du Conseil, dont on ne connait ni les idées, ni le niveau de maîtrise des problématiques de politique monétaire et macro-prudentielle. La réunion à huis clos du gouverneur avec la commission des finances, à l’issue de laquelle aucun amendement à la politique monétaire ne fut introduit, vient confirmer ce sentiment d’opacité et d’unanimisme. A l’opposé de ce schéma, on trouve le modèle européen où le président de la BCE tient la réunion du Conseil des gouverneurs deux fois par mois et vient plancher quatre fois par an devant la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement de Strasbourg. Ou encore le modèle de la FED qui publie un compte rendu détaillé des débats du comité de politique monétaire, ou celui de la Bank of England qui diffuse les votes individuels.
Une politique monétaire prétendument accommodante
La banque centrale marocaine aime à dire qu’elle n’a ménagé aucun effort pour déployer une politique monétaire accommodante, à même de relancer le crédit bancaire. Elle avance pour cela plusieurs arguments : baisse progressive à partir de mars 2012 du taux directeur de 100 points de base à 2.25 % (mars 2016), baisse de la réserve monétaire à 2 %, introduction des opérations de refinancement à terme plus long (3 mois) sous forme de pensions livrées, opérations de prêts garantis par des effets privés destinés aux TPME, élargissement du collatéral éligible aux opérations de politique monétaire aux effets représentatifs des créances privées sur les TPME, communication par les banques des scorings aux entreprises… Sauf que ces décisions n’ont eu aucun effet sur la distribution du crédit bancaire, qui reste rebelle à toutes les mesures de politique monétaire adoptées par la banque centrale depuis au moins huit années. En effet, le rythme de croissance du crédit bancaire a chuté de plus de 50 % en 2012, passant de +10.55 % en 2011 à +4.70 % l’année suivante, puis à une moyenne annuelle comprise entre +2 % et +4 % de 2013 à 2019, portée pour l’essentiel par des crédits spots éphémères accordés durant le mois de décembre de chaque année à des sociétés financières, qui sont soucieuses d’embellir leurs valeurs liquidatives et qui s’empressent de rembourser ces crédits le mois suivant. Sur la période 2012/2019, le total bilan des banques s’est accru de 347 milliards de DH, tandis que les crédits progressaient de 323 milliards de DH, dont + 39 milliards de DH seulement pour les crédits d’équipement mais une baisse de - 4 milliards de DH pour les crédits d’équipement aux industries manufacturières dans un pays qui dispose d’un « plan d’accélération industrielle » ! Sans doute que le mal est profond et que la demande de crédit demeure tributaire avant toute autre considération, du rétablissement de la confiance et de la relance de l’investissement privé et de la consommation de biens durables par les ménages. Sans doute aussi que la politique monétaire a aggravé la situation en pêchant par excès de rigueur, donnant l’impression qu’il suffirait de se servir d’une cuillère à café pour vider une piscine olympique !
Sous d’autres cieux où officient les grandes banques centrales, ce sont des solutions d’une toute autre ampleur qui ont été privilégiées. Aux États-Unis, la FED a maintenu son taux directeur compris entre 0 % et 0.25 % depuis décembre 2008, mais face à la surchauffe d’activité de l’économie américaine, le taux directeur a été ensuite progressivement relevé, pour atteindre une fourchette de 2.25 %-2.50 % en décembre 2018. En 2019, le taux directeur américain a été réduit à deux reprises en 2 mois (en juillet et septembre), ramené à 1.75 % pour soutenir la croissance. Dans l’Euroland, la BCE a modifié régulièrement le taux d'intérêt des opérations principales de refinancement pour réagir aux contrecoups de la crise économique : 3.75 % à 2.5 % durant l’année 2008, 2 % à 1 % de 2009 à 2011, 0.75 % en juillet 2012, 0.5 % en mai 2013, 0.25 % en novembre 2013, 0.15 % en juin 2014, 0.05 % en septembre 2014 et 0.00 % depuis mars 2016. Aujourd’hui, les banques paient auprès de la BCE un intérêt négatif de 0,50 % pour les liquidités dont elles n'ont pas l'utilité immédiate. Suivant le mouvement initié par la FED américaine, le taux directeur de la Banque d’Angleterre, fixé à 5,75 % en juillet 2007, a connu des baisses successives dès l’automne 2007 pour réagir au contexte de la crise des subprimes et des menaces qui pesaient sur le secteur bancaire et sur l’ensemble de l’économie britannique. Fixé à 4.5 % en octobre 2008, l’Official Bank Rate de la Banque d’Angleterre allait connaître des baisses successives qui s’enchaînaient chaque mois (de 50 à 100 points de base par mois), jusqu’à atteindre le minimum de 0,5 % en mars 2009, niveau historiquement bas maintenu inchangé jusqu’en août 2018 où il fut porté à 0.75 % (taux maintenu jusqu’à présent). La Banque nationale suisse a décidé en septembre 2014 de conserver son principal taux directeur, le Libor à trois mois, dans une marge de fluctuation comprise entre 0 % et 0,25 %, contre 2 %-3 % en octobre 2008. Le taux directeur est actuellement de - 0.75 %. Le taux directeur de la Banque du Japon a connu dès les années 1990 des baisses radicales pour lutter contre la profonde crise économique, financière et déflationniste. Le Overnight Call Rate japonais est descendu en dessous du seuil de 3 % en 1993, puis 2 % et moins de 1 % en 1995, barre qui ne sera ensuite plus jamais franchie. Ce taux de référence atteint 0,25 % en septembre 1998 et même 0,0 % de février 1999 à août 2000 puis de mars 2001 à juillet 2006. Après une légère remontée à 0,25 % en juillet 2006, puis à 0,5 % en février 2007, du fait d’une relative mais momentanée embellie économique, la crise mondiale de 2008 contraint la Banque of Japan (BoJ) de réduire son taux de référence à 0,3 % durant l’automne 2008 et à 0.1 % en décembre de la même année, niveau qui sera ensuite maintenu pendant les 3 ans qui suivent, pour descendre de nouveau à une fourchette de 0 %-0.1 % à partir d’octobre 2010. La BoJ applique à l’heure actuelle un taux d’intérêts de 0 % à - 0,1 %. Concernant la Banque du Canada, la tourmente bancaire et financière de l’automne 2008 l’a forcée à baisser à plusieurs reprises son principal taux d’intérêt directeur. Le taux cible du financement à un jour a été réduit de 3 % début septembre 2008 à 2.5 % un mois plus tard, 1.5 % début janvier 2009, 0.5 % en mars 2009 et 0.25 % en avril 2009. A partir de fin 2010, le taux cible de la Banque du Canada est remonté à 1 % et s’est stabilisé depuis à ce niveau jusqu’en 2018 (1.25 % en janvier, 1.50 % en juillet puis 1.75 % en octobre), en raison d’une relative bonne santé économique du pays. Le taux directeur de ce pays demeure stable à 1.75 % en septembre 2019.
Mais bien au-delà des taux directeurs qui ont chuté pratiquement à 0 % et parfois même navigué en zone négative, conduisant les économies concernées à une situation de trappe à liquidité, ce sont des politiques monétaires dites non conventionnelles qui ont été conduites massivement pour lutter contre la déprime économique. Les banques centrales ont acheté des milliers de milliards de dollars et d’euros d’obligations publiques pour soutenir l’activité et lutter contre la déflation. Le 10 septembre 2008, cinq jours avant la faillite de Lehman Brothers, la Réserve fédérale américaine détenait un portefeuille de titres de créance émis par le Trésor des États-Unis évalué à 480 milliards de dollars. Cinq ans plus tard, le 11 septembre 2013, ce montant atteint 2.041 milliards – soit une augmentation de 325 % – ce qui fait de la banque centrale américaine, qui détient désormais 17 % de la dette publique négociable, le premier créancier du gouvernement des États-Unis. Le Q.E. a débuté aux USA à partir de 2008 jusqu’à fin 2014, tandis que la normalisation du bilan de la FED a commencé fin 2017. Le Q.E. de la BCE a démarré plus tardivement. Ce sont 2.600 milliards d’euros d’obligations (dettes publiques et obligations privées) qui ont été acquises entre mars 2015 et décembre 2018. Un nouveau Q.E. devrait être lancé par la BCE à partir de novembre 2019 à hauteur de 20 milliards d’euros par mois, soit moins que le précédent qui portait sur 60 milliards d’euros par mois à partir de mars 2015 durant 1 an, puis 80 milliards d’euros par mois à partir de mars 2016 et, enfin, 30 milliards d’euros par mois d’octobre 2017 à décembre 2018. La BCE et la Banque de France détiennent aujourd’hui le quart de la dette publique française.
Comme on pouvait aisément l’imaginer, la banque centrale marocaine n’a pas utilisé les instruments non conventionnels de politique monétaire de type Q.E. pour, dit-elle, ne pas s’exposer à un risque d’inflation (prévue à 0.4 % en 2019), oubliant un péril plus mortifère pour l’économie nationale, celui de la décroissance et du chômage. Le bilan de Bank al Maghrib a évolué à un rythme très timide, passant de 227 milliards de DH en 2011 à 313 milliards de DH en 2018. La banque centrale s’est refusée de racheter de la dette publique ou privée sur le marché primaire, laissant le soin aux banques de porter seules dans leur bilan plus de 140 milliards de DH de bons du Trésor, créant ainsi un effet d’éviction sur le financement de l’économie réelle. Les banques y trouvent leur compte dans la mesure où elles privilégient le placement sur le marché de la dette publique, qui génère un rendement élevé et sans risque de contrepartie. Mais est-ce au bénéfice des entreprises et des ménages ? Assurément, non !
Une politique macro-prudentielle déphasée de la réalité des entreprises
La banque centrale marocaine s’enorgueillit d’appliquer à marche forcée la règlementation prudentielle dite Bâle III. Elle est dans l’erreur car cette règlementation est totalement inadaptée à la réalité de notre tissu économique, dominé par des TPME fragiles et sous-capitalisées. Appliquer Bâle III avant de réussir la mise à niveau des entreprises, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Les besoins de recapitalisation induits par les nouvelles exigences réglementaires de Bâle III bouleverseront l'activité bancaire et créeront un effet d'éviction sans précédent sur le tissu économique et social. Notre institut d’émission doit mieux apprécier les risques inhérents au copier-coller réglementaire, à une production normative inspirée par des banquiers centraux anglo-saxons fortement imprégnés d'une culture financière dominée par la désintermédiation. Il doit mieux cerner la réalité des métiers d’une banque, de ses contraintes, de ses clients. Il doit mieux percevoir ce que seraient les dommages collatéraux d'une réglementation bancaire déphasée, autiste aux fragilités des entreprises, qui accélèrerait les défaillances plutôt qu'elle ne les préviendrait, qui favoriserait la destruction des emplois plutôt qu'elle ne les protègerait. Il doit réaliser une meilleure évaluation des conséquences de la réforme prudentielle et adopter un calendrier de mise en œuvre plus adéquat, en appliquant un moratoire pour arrêter l’hémorragie des défaillances des TPME, dont la mortalité a dépassé le seuil des 8.000 unités en 2017. Des TPME qui subissent de plein fouet les conséquences d’un secteur bancaire oligopolistique où le rapport de forces est clairement en leur défaveur : taux d’intérêt débiteurs quasi usuraires, facturation abusive de commissions et de frais d’opérations, garanties réelles et personnelles exigées à l’excès, dictat du pricing et de la prime de risque…
Quelques exemples, parmi d’autres, des incohérences de la réglementation prudentielle de Bâle III, que Bank al Maghrib applique avec docilité. Le ratio de levier limitant l'endettement des banques (le total des expositions bilan & hors bilan ne devant pas excéder 33 fois le capital tiers one) réduira la taille des bilans bancaires, limitera la fonction bancaire de financement à la simple "origination" des crédits et incitera les banques à ne conserver dans leur bilan qu'une partie réduite de leurs créances sur les clients, les encourageant à procéder à une titrisation massive. Les deux ratios de liquidité (à court terme et long terme) limiteront la fonction de transformation, en pénalisant la détention d'actifs de maturité longue, alors que cette fonction est essentielle pour une économie en émergence où les ménages ont une préférence pour les placements liquides et où les besoins d'investissements à long terme sont considérables. Les banques seront contraintes de maintenir dans leur bilan un volume important d'actifs liquides (trésorerie, titres souverains), comme de se défaire des crédits à long terme aux entreprises et des crédits octroyés aux opérateurs les moins bien notés (PME & TPE). Les normes comptables IFRS avec leur concept de "fairvalue", présentent une pro-cyclicité qui est totalement inadaptée pour le dimensionnement des capitaux réglementaires à l’origine de la production des prêts bancaires et des polices d’assurance.
Ce qui est encore plus regrettable pour notre pays, c’est notre naïveté à appliquer des règles que d’autres ont su éviter. Les inspirateurs de cette réglementation prudentielle, les banquiers centraux anglo-saxons, ont déjà trouvé les moyens de s’y dérober. D’abord, en faisant en sorte que le financement de leur économie s’oriente davantage vers les marchés financiers. Le financement des entreprises est totalement « intermédié » au Maroc, les banques représentant plus de 99 % de ce financement, contre 80 % en zone euro et à peine 40 % aux États-Unis. Toute réglementation bancaire draconienne aura donc forcément des répercussions plus lourdes au Maroc que dans d’autres pays, où les marchés boursiers jouent un rôle substitutif. Ensuite, le shadow banking qui contribue de plus en plus fortement au financement de l’économie mondiale, tout en échappant aux bilans des banques et donc à la règlementation macro-prudentielle dont il se nourrit. Ce sont les banques d'affaires, les hedge funds, les fonds de titrisation, les fonds monétaires, les fonds de pension, d'assurance-vie, les fonds négociés en Bourse... Ce sont aussi, les entreprises de capital-investissement, les sociétés de garantie de crédit, les trusts de gestion d'actifs (notamment immobiliers), les sociétés d'affacturage, les sites de crowdfunding, les plateformes de monnaies virtuelles ... Estimée par le Conseil de stabilité financière (FSB – Financial Stability Board) à plus de 92.000 milliards de dollars en 2017, cette « finance de l’ombre » représente aujourd’hui un quart des actifs financiers mondiaux, la moitié du poids du système bancaire traditionnel et au moins l'équivalent du PIB mondial annuel. Mais que représente-t-elle au Maroc ? Pratiquement rien !
Une incapacité à transformer le modèle de l’industrie bancaire
Il est de bon ton de se féliciter de la bonne santé des banques, qui contribueraient, dit-on, à la résilience de l’économie nationale. Les profits bancaires ont dépassé le seuil de 11 milliards de dirhams en 2018, suivant une progression annuelle régulière. Il est légitime de s’interroger sur le secret de tels profits, alors même que l’économie marocaine subit une crise majeure. Comment les banques réussissent-elles ce tour de prestidigitation en augmentant leur PNB et en maintenant leurs résultats au moment où la croissance économique est en berne, la consommation des ménages est atone, les défaillances d’entreprises se multiplient, la balance du commerce extérieur se détériore, l’endettement public se creuse et la situation financière des entreprises publiques se dégrade ? En fait, c’est dans les limites du modèle même de l’industrie bancaire qu’il faut trouver les éléments de réponse à ce « miracle bancaire », et c’est l’incapacité de la banque centrale à transformer ce modèle qu’il faut interroger.
Cinq facteurs expliquent le phénomène de l’immunité des profits bancaires. Premièrement, la prédominance d'une situation oligopolistique, où les trois premiers groupes bancaires donnent le la à leur profession en contrôlant près des 2/3 du marché. Deuxièmement, le niveau de la marge d’intermédiation bancaire qui est sanctuarisée. Au fil des années, la marge bancaire s’est stabilisée à un niveau élevé eu égard au contexte économique et aux capacités d’endettement et de remboursement des entreprises et des particuliers. La marge d’intérêt a représenté en moyenne 2.98 % en 2018 (contre 3.15 %, 3.13 %, 3.21 %, 3.25 % et 3.18 % respectivement en 2017, 2015, 2012, 2010 et 2008) et a généré plus de 32 milliards de dirhams de produits nets soit 72 % environ du PNB global du secteur bancaire (47.2 milliards de DH en 2018). La marge globale d’intermédiation bancaire n’a subi aucune inflexion significative en une décennie. Troisièmement, l’insuffisante réglementation de la facturation de commissions bancaires, qui représentent 7.3 milliards de DH en 2018 (contre 2.1 milliards de DH en 2004), soit 15 % du PNB sectoriel. La tarification est intervenue progressivement sans les garanties de transparence à l’égard des clients, et plus spécialement des plus fragiles d’entre eux que sont les TPME et les particuliers, et sans que la contrepartie réglementaire de cette mesure n’ait été décidée, à savoir la rémunération des dépôts à vue. L’attitude conciliante de la banque centrale à l’égard de la tarification bancaire et l’absence d’associations de défense des consommateurs, pérennisent ce déséquilibre. Quatrièmement, le gentleman agreement entre l’État et le système bancaire, le premier faisant appel au second pour financer sa dette abyssale, le second trouvant auprès du premier une attitude accommodante par des refinancements monétaires bon marché et sans condition de réemploi. Enfin, cinquièmement, le degré excessif d'intermédiation bancaire du financement de l'économie, qui donne un pouvoir exorbitant aux banquiers et marginalise les autres opérateurs du marché financier.
La banque centrale marocaine surveille les mécanismes de création monétaire comme le lait sur le feu. Elle refuse de faire usage de la planche à billets, pour sauvegarder la valeur de la monnaie nationale, contenir le risque inflationniste et assurer la stabilité financière. Ce principe est louable, car il ne s’agit en aucune manière de confondre création monétaire et création de richesses, celle-ci requérant des réformes plus structurelles en lien avec la déficience du système éducatif et de la formation professionnelle, l’insuffisance de la recherche, la faiblesse du tissu industriel, la rigidité des règles sur le marché du travail, l’inefficience des administrations publiques, la survivance d’une économie de rente… Si la banque centrale a raison sur le fond, elle doit néanmoins prendre garde à ne pas transformer sa toute-puissance en impuissance, son excès de rigueur en aveuglement et sa crédibilité en discours convenu. Une politique monétaire doit être mise au service de la politique économique d’un pays. Elle doit en amplifier les effets attendus, et non les contrarier. Elle doit accompagner la réalité d’une économie et agir pour la transformer, et non l’ignorer. Entre rigueur et laxisme, le chemin est vaste et il n’y a aucune autre alternative pour la banque centrale que de trouver le bon dosage en transformant sa politique monétaire et macro-prudentielle. Car si l’inflation est une menace qui habite les esprits et bien, il y a une autre non moins funeste, c’est la panne de croissance économique. Si quelque chose est plus lugubre que la dévaluation de notre monnaie nationale, c’est l’arrivée de cohortes de jeunes diplômés chômeurs sans aucun espoir d’avenir. L’urgence du débat sur la politique monétaire et macro-prudentielle est là. Celle de l’action aussi, pour absoudre les sept péchés capitaux de la banque centrale.
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