Six tentatives avortées n’ont pas eu raison de sa détermination. « La répression de la part des « Alits » (surnom donné aux militaires marocains) est brutale. Lors de notre arrestation, bien souvent on nous dépouille du peu que nous avons. Nos pièces de monnaie, nos téléphones… il arrive même que l’on vous passe à tabac, avant d’être refoulé le sud du pays… mais aucune méthode d’intimidation ne me fera reculer, je suis déterminé, je vais traverser. »
Comme à chaque fois après un départ manqué, Franck revient à Rabat. Il rejoint Takaddoum, un quartier populaire implanté en plein cœur de la capitale. Ayant la réputation d’être l’un des endroits les plus dangereux de la ville, Takaddoum (progrès en arabe) est bien connu par les migrants en transit. Il est devenu « le quartier des Africains » comme le surnomment certains chauffeurs de taxi, à partir de l’automne 2005 après les drames de Ceuta et Melilla.
Pour mémoire, le 29 septembre 2005 une répression brutale exercée par les forces de sécurité marocaines et espagnoles avait causé la mort de quinze migrants et entraîné des centaines de refoulements dans des conditions inhumaines. La plupart des migrants avaient été abandonnés dans le désert sans aucune assistance. Depuis cette époque, et suite au renforcement des mesures sécuritaires aux frontières, un retour massif de migrants s’est opéré vers plusieurs grandes villes du pays et notamment vers ce secteur de la capitale. « A Rabat, il y a moins de contrôles policiers qu’à Tanger, et dans le quartier on trouve plus facilement une location quand on n’a pas de papiers, pour pas trop cher… Takaddoum c’est une sorte de carrefour des voyageurs… » explique Stéphane, un jeune nigérien.
Quartier pauvre, Takaddoum est un dédale de rues étroites, où les maisons accolées les unes aux autres génèrent une grande promiscuité. Si ces dernières années, plusieurs échoppes tenues par des migrants ont vu le jour, pour autant, la population locale et les migrants ne partagent rien en commun. Les migrants se font discrets, n’occupent pas l’espace public, et lorsqu’ils traversent le quartier c’est souvent en petit groupe, surtout à la nuit tombée.
« Takaddoum est un ghetto où règne une grande insécurité ! On ne sort que pour aller travailler et pour trouver de quoi manger. Passé 22 heures et jusqu’au petit matin, il faut éviter d’être dans les rues, c’est trop dangereux, ce quartier est un véritable coupe-gorge, explique Idrissa, en pointant son index sur la cicatrice qui barre son arcade sourcilière. J’ai été agressé il y a quelques mois alors que je partais chercher du travail très tôt le matin, ils ont dérobé mon téléphone ... » précise-t-il l’air dépité.
« Les agressions ne sont pas que physiques, rajoute Aziz un jeune Sénégalais, elles sont aussi verbales. Certains affichent du mépris à notre égard en nous envoyant des insultes ou en adoptant un comportement équivoque. C’est vraiment quelque chose de difficile à vivre, quelque chose à laquelle je ne m’attendais vraiment pas. »
Franck partage une petite habitation de trois étages au confort très sommaire avec une vingtaine de migrants, tous candidats au départ eux aussi, et sans papiers. Il occupe une petite chambre de 7 2très sombre, sans fenêtre, avec quatre autres migrants, dont une femme, Antoinette. Assise en tailleur, sur une natte au sol, elle s’évente vigoureusement avec un morceau de carton. En ce début d’été, la chaleur qui règne dans la pièce est étouffante.
Antoinette est d’origine camerounaise, elle a 28 ans. Elle est revenue dans la capitale, après avoir vécu une année dans la forêt de Nador. Enceinte de sept mois elle a trouvé un refuge temporaire dans le quartier. « Je suis venu me reposer quelques semaines, mais je ne vais pas duré… je repars très bientôt, Takaddoum sera mon dernier ghetto avant l’eldorado. » espère-t-elle.
Pour ce logement insalubre, les locataires payent le loyer au prix fort. Généralement il en va du double de ce que l’on proposera à un habitant du cru. Le fils du propriétaire souvent de passage dans l’habitation pour y effectuer des contrôles, livre une explication. « Quand tu loues une maison à des clandestins, tu sais qu’ils vont être très nombreux à vivre ensemble. Ils te disent qu’ils sont dix, mais le lendemain quand tu reviens, ils sont quarante. C’est pour cela que je viens régulièrement. Dès qu’il y a de nouveaux arrivants, de deux choses l’une : ou ils payent ou ils prennent la porte ! » lance t-il avec assurance.
Pour payer le loyer et se nourrir les migrants se cotisent. Les repas sont frugaux et se prennent bien souvent qu’une fois par jour. Fréquemment dans le plat on retrouve du riz mélangé à quelques légumes et à des sardines en conserve. Certains « gandas », des restaurants clandestins établis dans le quartier et tenus par des migrants proposent, de la bouillie de farine, des haricots ou des beignets pour une somme modique. Quant la monnaie manque, les carcasses, têtes et pattes de poulets récupérés gracieusement auprès des bouchers font l’affaire.
Travail de forçat
Pour survivre et poursuivre la conquête de l'eldorado, il est essentiel d’avoir un emploi. Le jour se lève donc tôt chez les migrants. Dès l’aube, par grappe les hommes se postent à l’orée du quartier en quête d’un éventuel employeur. L’attente peut être parfois très longue et infructueuse. Célestin, un jeune Ivoirien de 23 ans qui fait le guet ce matin là, reconnaît que ces derniers temps l’emploi se fait plus rare. « Depuis le début de l’année, je ne parviens plus à trouver du travail pour la semaine entière alors qu’auparavant je n’avais aucune difficulté. » confie-t-il, avant de reconnaître : “Quand la période d’inactivité dure, je suis contraint à la mendicité, c’est difficile... » lâche-t-il l’air gêné.
Franck lui, a plus de chance. Il a trouvé une activité plus durable. Il travaille six jours sur sept, dix heures par jour sur des chantiers de construction situés à la périphérie de la ville. Un travail harassant, au tarif horaire dépassant rarement 10 dirhams (0,97 Euros). « J’ai bien conscience que de porter tous ces sacs de ciments et ces briques tous les jours à ce tarif c’est de l’exploitation, des travaux forcés, mais je n’ai pas le choix. Si je veux poursuivre l’aventure, je dois travailler à la sueur de mon front. Je m’accroche, j’ai la foi. Avec de la patience et de la persévérance, je sais que j’arriverais au bout. J‘ai vraiment l‘espoir que tout changera bientôt. » explique t-il.
Pour fuir la lassitude des longues journées sans emploi, les hommes se réunissent souvent sur la terrasse. Pendant que certains lavent leur linge ou discutent, d’autres à tour de rôle soulèvent des altères de fabrication artisanale. Entretenir sa condition physique est une priorité pour la plupart. « Nous traversons sur des pneumatiques dépourvus de moteur. C’est à la force des bras que nous envisageons de rejoindre l’Europe, à la rame. Il faut avoir de l’endurance, être en forme. Pour ce voyage le temps est primordial, chaque seconde compte ! » précise Nathanaël en soulevant des altères.
En ce début d’été Franck et huit de ses compagnons préparent une traversée pour très bientôt. Ils viennent de se procurer un bateau gonflable de 10 places pouvant supporter 400 kilos. Pour cet achat, ils ont été contraints de passer par des intermédiaires locaux. « Nous passons par un réseau parallèle. Il nous est impossible de nous rendre dans un magasin pour nous procurer le matériel nécessaire pour la bonne raison que nous serions tout de suite repérés. Nous payons donc le matériel au prix fort. Un bateau gonflable de 10 places coûte en moyenne 4500 dirhams (401 Euros) chez le distributeur, nous nous l’obtenons à 6500 dirhams (579 Euros) voire parfois plus. Pour la fabrication des rames, nous faisons appel à un menuisier du coin. » livre Franck un peu crispé, en sortant le pneumatique de son emballage. La chambre a été débarrassée, le sol minutieusement balayé. Comme avant chaque départ, le zodiac va être gonflé, afin de déceler une éventuelle fuite. « Demain nous nous repartirons en deux groupes pour ne pas être repéré, explique-t-il, certains partiront avec le zodiac, les autres avec les rames et les gilets de sauvetage jusqu'à Tanger. Là-bas nous prendrons ensemble l’auto-mafia afin que les passeurs nous emmènent sur le point de frappe, c’est à dire sur le lieu de départ de la traversée. Ce qu’il se passera ensuite, çà nous le remettons entre les mains de Dieu... » conclue-t-il.
« C’est Dieu la force ! »
Qu’ils soient de confession chrétienne ou musulmane, les migrants ont une foi inébranlable. « La prière est constante, car nous sommes seuls. C’est grâce à la spiritualité qu’on tient,... c’est Dieu la force ! » lâche Franck avec conviction. Bien souvent chaque dimanche, quand il le peut, il participe à la messe célébrée dans la cathédrale de Rabat. Dans la nef archicomble, plus des trois quarts des fidèles sont des migrants. La liturgie est adaptée. Les cantiques sont chantés en bambara, ou autres dialectes d’Afrique subsaharienne. Du coté de l’église évangélique qui se trouve à deux pas de là, où l’on célèbre la messe plusieurs jours par semaine, le constat est le même. Plus de 90 % des fidèles sont des migrants. Le pasteur JML qui a vu passer des milliers de migrants clandestins dans son temple est formel. « Après plus de neuf ans d’exercice, je peux affirmer que le phénomène de l’immigration clandestine est à la hausse. Ils sont de plus en plus nombreux chaque année, et toujours dans des situations de grande détresse. C’est une population en souffrance, une population en grande dépression, mais qui à la fois possède une force de résilience terrible ! » dit le pasteur avant de poursuivre « Nous sommes démunis devant bien des situations, mais nous sommes là. Nous les soutenons avec la prière, on donne de l’humain. Nous évoquons souvent le fait que l’aventure est vraiment très difficile, mais nous ne les dissuaderons jamais de poursuivre, c’est contraire à l’évangile. »
Intrépide, Franck a fini par fouler le sol européen à l’approche de l’été. Le photographe des sauveteurs en mer espagnols a immortalisé le passage du convoi sur lequel il était. Ses compagnons de route n’ont pas tous eu cette chance. L’autre convoi qui les suivait avec onze Sénégalais à bord, n’est jamais arrivé, ni revenu sur l’une des deux rives. Après trente cinq jours passés dans un centre de rétention dans une ville du sud de l’Espagne, Franck a retrouvé la liberté. Aujourd’hui il démarre une nouvelle vie, loin de l’Afrique.
Après une tentative ratée réalisée à huit mois de grossesse, Antoinette a donné naissance à un petit garçon au Maroc. L’idée de rejoindre l’Europe ne l’a pas quitté. Elle se donne deux ou trois mois afin que son enfant soit plus robuste pour « choquer » une nouvelle fois. Stéphane, Célestin, Nathanaël, Aziz et Idrissa qui ne comptent plus les refoulements ni les faux départs ont repris le chemin du travail, afin de pouvoir eux aussi recommencer.