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Bab El Okla, l'une des huit portes donnant accès à la médina de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk
29.06.2025 à 12 H 35 • Mis à jour le 03.07.2025 à 15 H 03 • Temps de lecture : 31 minutes
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Tétouan, le paradis retrouvé

TOURISME. Raffinée, lumineuse, Tétouan déploie son charme au creux du Jbel Darsa et son regard vers la Méditerranée. De l’autre côté de ce rivage sont venus ses bâtisseurs pour sculpter une cité à l’identité impérissable, aujourd’hui patrimoine mondial et symbole d’une histoire qui a résisté à l’oubli

« Titawin » ou « Tétouan » ? C’est à vous de choisir. Dans les deux cas, la traduction de ces mots d’origine amazighe fait référence tantôt à « une source », tantôt aux « yeux ». Dans les deux cas, qu’il s’agisse de plaisir des yeux ou de source de culture, la « belle Andalouse » ne saurait mieux porter son nom. C’est que la discrète cité du nord du Maroc, involontairement nimbée de mystère, préserve un héritage d’une richesse insoupçonnée. Souvent éclipsée par Tanger, sa tempétueuse voisine à la réputation internationale, Tétouan incarne une précieuse authenticité et une singularité façonnée au fil des siècles, qui font d’elle une destination au charme unique. 


Aujourd’hui en paix avec un passé fiévreux, Tétouan demeure enveloppée du voile blanc de sa médina centenaire. C’est dans ce quartier infusé de son âme que se lit l’extraordinaire histoire de la « belle Andalouse ». La ville porte aussi l’empreinte du Protectorat espagnol dans la partie nord du Maroc qui, bien que plus discret que son pendant français, a tenu à apposer sur sa « capitale » marocaine sa signature architecturale.


Conscients de la valeur de cet héritage pluriel et animés par un devoir de mémoire, les habitants de Tétouan s’emploient à préserver ce qui fait aujourd’hui ses appas immémoriaux. Avant d’en arpenter les intrigantes ruelles, ils vous conseilleront d’ailleurs de contempler la blanche médina depuis les hauteurs de la ville. Celles de Aïn Bouanane, sur le mont du même nom, situé plein sud à quelques minutes en voiture, offrent un promontoire idoine pour observer ce site reconnu par l’UNESCO, en 1997, comme digne de figurer sur sa liste du patrimoine mondial. 

Entre les murailles du quartier espagnol, le parc Feddan, à Tétouan, cache habilement un parking souterrain. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskEntre les murailles du quartier espagnol, le parc Feddan, à Tétouan, cache habilement un parking souterrain. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Un plébiscite que l’organisation onusienne justifie par ces mots : « Le centre historique de Tétouan constitue un exemple remarquable de ville méditerranéenne, adossée à un paysage montagnard du Nord marocain ». Elle rappelle au passage que « la position stratégique de la médina de Tétouan, en face du détroit de Gibraltar, a joué un rôle important de point de jonction et de transition entre deux civilisations (espagnole et arabe) et deux continents (Europe et Afrique du Nord) ». L’UNESCO insiste également sur « une occupation très ancienne », précédant les épisodes andalous qui font aujourd’hui la réputation de la ville. 


Tamuda avant Tétouan 

Car oui, l’attractivité de la vallée fertile de l’oued Martil est une réalité depuis des siècles. Il est aisé de le constater si vous remontez l’amont du fleuve, qui portait jadis le nom de Tamuda. Justement, c’est aujourd’hui le nom de l’un des plus importants sites antiques du Royaume, distant d’à peine quelques kilomètres de Tétouan. Au début des années 1920, des archéologues espagnols datèrent un ensemble ordonné de ruines à une époque pré-romaine. Depuis, les recherches se sont affinées, et Tamuda a révélé une partie de son passé complexe, nourrie par plusieurs occupations successives. La plus ancienne remonte à l’ère du roi Baga (fin du IIIe siècle avant l’ère chrétienne) dans ce qui semble être l’un des plus anciens fiefs urbains de la Maurétanie, entité politique antique implantée dans le nord-ouest de l’Afrique. 


L’emprise de Rome sur ce territoire, à partir du premier siècle av. J.-C., ne signe pas pour autant la fin de Tamuda, bien au contraire. Eu égard à sa position géographique stratégique, le site est pleinement réinvesti par les Romains, qui en font un débouché maritime important et un carrefour commercial du triangle Volubilis-Tamuda-Lixus (près de l’actuelle Larache). À l’entrée du site, au bord de la route nationale RN 2, une arche en pierres se dresse tel un symbole de la romanité de Tamuda. Elle se tient obstinément debout au milieu de ruines qui dessinent les contours d’une cité antique, au poids jadis considérable dans l’histoire du Maroc. 

Une tour de la Kasbah, qui offre l’une des plus belles vues sur l’ensemble de la médina. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskUne tour de la Kasbah, qui offre l’une des plus belles vues sur l’ensemble de la médina. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

À partir du IIIe siècle, la mainmise de l’Empire romain sur la localité s’affaiblit et, d’après les dernières découvertes archéologiques, la militarisation de la région s’intensifie au point de transformer le site de Tamuda en camp retranché. La fin de vie de la cité est ainsi marquée par des traces de violences, notamment d’incendies, ainsi que l’ont identifié les chercheurs. 


Ce qui subsiste des trésors de Tamuda, témoin central de l’Antiquité marocaine, est aujourd’hui visible au musée archéologique de Tétouan. Dans cette institution fondée en 1940, et donc l’un des plus anciens musées modernes du Maroc, une salle à l’étage est intégralement consacrée à Tamuda. Y sont exposés des outils, des amphores et des stèles aux inscriptions libyco-puniques, témoignant du passé aussi riche qu’agité de la cité. L’emplacement du musée lui-même justifie d’ailleurs son statut de passeur d’histoire. Situé entre la médina et le centre-ville espagnol, il est au carrefour de deux mondes que seule Tétouan parvient à faire cohabiter avec autant d’élégance. 


L’Ensanche, le vieux « nouveau » quartier 

Déambuler dans les rues du quartier espagnol de Tétouan est une expérience qui vaut, sans jeu de mots, le détour. Le long des avenues Mohammed V, d’Alger, ou du Prince Héritier, les visiteurs avertis traînent le pas, lèvent la tête et balayent du regard les façades immaculées des bâtiments qui les entourent. Plus habitués à ce véritable décor de cinéma, doublé d’un catalogue d’architecture, les Tétouanais optent pour un rythme de marche plus soutenu. De larges trottoirs à la propreté impeccable, d’immenses places fleuries et une circulation fluide et feutrée sont le quotidien de l’Ensanche, quartier historique du Tétouan de l’ère moderne. C’est dans ce vieux « nouveau » quartier que les Espagnols ont concentré leurs efforts pour valoriser la ville de Tétouan, décrétée capitale de son Protectorat dans le nord du Maroc, advenu en 1912. 

Dans le quartier espagnol, d’insolites bâtisses s’adaptent aux rues, parfois étroites. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskDans le quartier espagnol, d’insolites bâtisses s’adaptent aux rues, parfois étroites. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk


À cette date, les Espagnols ne débarquent pas en terre inconnue. Ils connaissent et craignent Tétouan la rebelle depuis des siècles déjà, mais n’ont vraiment pris la mesure de sa résistance qu’en 1860. Cette année, les armées chérifiennes et espagnoles se livrent la plus grande bataille du XIXe siècle en terre marocaine. Elle s’achève par la victoire des troupes ibériques qui occupent la ville pendant deux années. Durant cette brève parenthèse, bien que les vainqueurs n’entreprennent pas de véritables travaux urbains, se contentant d’ériger des postes militaires aux abords de l’ancienne médina, ils imaginent déjà les choses en grand. 


Une projection précoce rapportée par l’urbaniste Mohamed Métalsi, auteur de l’indispensable « Tétouan, entre mémoire et histoire » (2004, Malika éditions). Il y revient sur les conséquences de l’épisode de la Guerre de Tétouan en 1860 : « Le Maroc et l’Espagne signèrent un traité de paix et retardèrent implicitement de cinquante ans l’administration directe de Tétouan par l’Espagne, ce qui déclenchera des mutations urbaines considérables. En somme, ces deux années d’occupation n’étaient pas suffisantes pour entamer la réalisation de grands projets ». Privée du privilège de posséder Tanger, dont le statut de « ville internationale » est entériné en 1906 par la Conférence d’Algésiras, l’entreprise coloniale espagnole va alors jeter son dévolu sur Tétouan. 

Un immeuble qui symbolise le syncrétisme architectural du quartier de l’Ensanche. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskUn immeuble qui symbolise le syncrétisme architectural du quartier de l’Ensanche. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Et contrairement à la politique urbaine prônée par le Protectorat français, la délimitation entre quartiers musulmans et coloniaux est ici volontairement bien plus floue. En attendant d’arpenter la jonction poreuse de ces deux centres urbains de Tétouan, penchons-nous sur le cachet de l’Ensanche, qui représente un élément incontournable du riche patrimoine de la ville. Son appellation signifie littéralement « élargissement » en espagnol. Elle fait référence à une tendance de l’urbanisme espagnol, apparue entre le XIXe et XXe siècle, consistant en l’extension et la modernisation des alentours immédiats des centres historiques. Et c’est exactement ce qui se joue à Tétouan dès sa proclamation en tant que chef-lieu de la partie nord du Protectorat espagnol. 


Également appelé « El Chanti » par les Tétouanais, l’Ensanche s’étale sur une superficie de quelque 30 hectares, sillonnés de rues et d’avenues rectilignes qui défient les pentes parfois abruptes du centre-ville. Comme point de départ de ce voyage urbain dans le temps : le remarquable parc Feddan, situé tout au nord du quartier espagnol.

Espace convivial et familial, la place Feddan offre une vue dégagée sur les hauteurs de la médina. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskEspace convivial et familial, la place Feddan offre une vue dégagée sur les hauteurs de la médina. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Cette immense esplanade carrée est l’un des espaces les plus conviviaux de la ville, offrant aux familles, aux enfants et aux simples flâneurs une aire de détente et de loisirs. Conçue comme un gigantesque patio de maison andalouse, dallée sur l’intégralité de ses deux hectares, la place est accessible depuis l’avenue d’Alger, elle-même ceinturée de remparts anciens parfaitement entretenus. Sous vos pieds, un ingénieux parking souterrain qui peut accueillir près de 500 véhicules, participe efficacement à désengorger le stationnement de l’Ensanche tout en garantissant la proximité avec la médina historique.


L’auberge espagnole

Au centre de la place, délimitée par un cercle géant fait d’un carrelage ocre, une élégante bâtisse aux airs de mausolée vient orner l’esplanade. Zellige fin, arcs voûtés soutenus par des colonnes blanches, « muqarnas » en stuc, et tuiles vertes pour toiture, la construction adopte un style résolument mauresque. À côté, une stèle en marbre rappelle que cet espace a été inauguré par le roi Mohammed VI le 30 juillet 2016, à l’occasion de la fête du Trône. C’est qu’à plusieurs reprises, Tétouan a été l’hôte de la cérémonie d’Al Baya’a (cérémonie d'Allégeance), confirmant ainsi l’affection et la haute estime qu’a le Souverain pour la ville héritière de la tradition andalouse.

La façade d'un immeuble Art déco du centre-ville espagnol de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskLa façade d'un immeuble Art déco du centre-ville espagnol de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

À gauche de la place Feddan se trouve un lieu érigé en institution par les locaux : il s’agit du café restaurant « Granada », dont la façade épouse l’ensemble dans une harmonie savamment conçue. Et à l’arrière, un vaste parc de jeux pour enfants vient compléter la place, devenue la référence pour flâner aux heures les plus fraîches de la journée, mais aussi pour contempler les maisons traditionnelles blanches accrochées sur les premières hauteurs de Jbel Darsa, avec, plus en amont encore, les imposants remparts de la Kasbah de Tétouan, chefs-d’œuvre de fortification militaire aujourd’hui en cours de réhabilitation.


À la croisée des chemins, Feddan fait écho à d’autres places, au style espagnol cette fois bien tranché. C’est le cas de celle nommée Moulay El Mehdi, spectaculaire terminus de l’avenue Ben Aboud depuis le parc Feddan. Un cercle dans le cercle, avec au centre du rond-point de hauts palmiers reposants sur un tapis de pelouse verte, gardiens végétaux d’une fontaine au carrelage turquoise. Quant au patrimoine urbain, il est réparti comme un collier de perles tout autour de cette place hypnotique. 

Le centre médical de l’avenue d’Alger, dans le quartier de l’Ensanche, est une œuvre d’art architectural.Le centre médical de l’avenue d’Alger, dans le quartier de l’Ensanche, est une œuvre d’art architectural.

Malgré sa position centrale au cœur d’un quartier commerçant particulièrement achalandé, la place Moulay El Mehdi est un haut lieu de la badauderie tétouanaise, avec ses bâtiments d’une blancheur sans tâche, dans le plus parfaite synthèse du style hispano-mauresque, ses cafés aux terrasses animées jusque tard dans la nuit et ses imposants édifices abritant notamment des agences bancaires ou encore le gracieux consulat espagnol. L’impression de vaguer dans une capitale européenne du milieu du XXe siècle est renforcée par le clou du spectacle : la très solennelle Église Notre-Dame-de-la-Victoire, seule édifice isolé de la place, qui tranche par son style néo-gothique et son clocher culminant. Revêtu d’une insolite couleur jaune soufre, le principal lieu de culte catholique de la ville, édifié en 1925 sur le site d’une ancienne chapelle construite à la hâte en 1860, n’a rien perdu de sa superbe et continue de témoigner de la diversité religieuse exemplaire de la cité marocaine, digne héritière d’Al Andalous. 


Depuis la place Moulay El Mehdi, du nom de l’ancien Khalifa (délégué) et cousin du sultan Moulay Youssef à Tétouan, la voie royale suit le cours de l’avenue Mohammed V en direction de la médina. Un florilège architectural est offert au promeneur esthète par l’artère principale de l’Ensanche, où se succèdent le courant orientaliste hispano-mauresque, le style moderniste Art déco et celui dit éclectique, caractéristique de la période franquiste. Témoignant de son époque, chacun de ces styles participe aujourd’hui à l’identité unique du centre-ville de Tétouan. Autant que la diversité de cette anthologie d’architecture de la première moitié du XXe siècle, c’est l’état remarquable de conservation qui fascine les visiteurs. Entre les façades fraîchement repeintes et les détails sculptés ou forgés régulièrement mis en valeur, comment Tétouan a-t-elle réussi là où d’autres villes du royaume peinent à valoriser leur patrimoine urbain ?

Les marchés de la médina, dont certains sont plusieurs fois centenaires, sont toujours aussi dynamiques. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskLes marchés de la médina, dont certains sont plusieurs fois centenaires, sont toujours aussi dynamiques. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

M’hammad Benaboud, vice-président de l’association Tétouan Asmir, nous livre un élément de réponse. Le co-auteur de « Tétouan, Ville andalouse marocaine » (CNRS éditions – 1996), avec la spécialiste en architecture islamique Nadia Erzini et l’incontournable historien Jean-Louis Miège, nous explique simplement que « Tétouan est ainsi entretenue parce que nous tenons à préserver son patrimoine, son identité et son cachet unique. Des associations comme la nôtre œuvrent pour cela depuis une trentaine d’années, en fournissant des efforts constants de classement, de réhabilitation et de restauration ». Un travail patient et minutieux, vivifié par le « programme intégré de développement économique et urbain de la ville », lancé par le roi Mohammed VI en 2014. S’étendant au-delà du quartier espagnol, ce dernier concerne également la médina, le véritable centre-ville historique de Tétouan et prochaine étape de notre déambulation. 


Mais avant de nous engouffrer au cœur de l’ancienne médina, l’avenue Mohammed V nous fait débouler dans un espace grandiose, protagoniste habituel des cartes postales de la ville. À mesure que l’asphalte cède littéralement le pas aux pavés et que le chemin gagne en largeur, vous êtes sur le point de faire irruption à l’entrée de la fabuleuse place El Mechouar, lieu des plus grandes célébrations depuis des siècles. Alors que vous apercevez au loin la majestueuse façade du Palais royal, prenez le temps d’admirer les ultimes bâtisses de l’ère coloniale qui, dans un passage de témoin singulièrement harmonieux, s’effacent au profit de l’authentique médina andalouse. Sur la place El Jala, passage obligé vers El Mechouar, trône un canon d’un ancien temps, celui où Tétouan était toujours concernée par les troubles de la guerre et les intermèdes de paix.

L’étonnante statue au sommet d'un bâtiment qui fut le siège d’une compagnie d’assurance. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskL’étonnante statue au sommet d'un bâtiment qui fut le siège d’une compagnie d’assurance. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

À sa droite, un immeuble d’une blancheur éclatante doté d’une admirable porte d’inspiration mauresque. Mais ce qui distingue la bâtisse des autres, captant immédiatement l’attention des visiteurs, c'est sans doute l’insolite statue qui trône au sommet de sa tour centrale. Elle représente un homme torse nu, le poing levé, chevauchant avec hardiesse un immense oiseau qui pourrait être un aigle ou un phénix, et que les Tétouanais appellent poétiquement « Dar Taïr », littéralement « la Maison de l’oiseau ». L’origine de cette intrigante statue, extrêmement rare dans les paysages urbains marocains, est à chercher du côté de promoteurs privés. Démystifiant moult légendes, M’hammad Benaboud nous apprend ainsi que « la plupart des gens, ici même, ignorent que cette œuvre date de 1944, et qu’elle est venue orner le siège… d’une compagnie d’assurances ».


El Mechouar, l'étreinte des cultures

Derrière le bloc formé par « Dar Taïr », un petit détour s’impose pour contempler l’un des plus anciens édifices culturels du Maroc contemporain et repère incontournable des habitants de Tétouan. Nous avons nommé la salle de cinéma théâtre « Teatro Español », qui fut construite en 1913, devenant ainsi l’un des premiers bâtiments publics érigés par le Protectorat ibérique. Une preuve supplémentaire que la volonté de l’occupant ne se limitait pas à la militarisation de sa « capitale » nord-africaine, mais qu’elle s’étendait à y pérenniser de sa présence. 

Sur la place d'El Mechouar, les armoiries royales ornent des pans de mur. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskSur la place d'El Mechouar, les armoiries royales ornent des pans de mur. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Évidemment, la première vie de ce lieu patrimonial n’était pas dédiée au septième art, mais plutôt au théâtre et aux spectacles de flamenco. Le cinéma ne s’y impose qu’à partir des années 1940, jusqu’à l’essoufflement des salles marocaines à l’approche du nouveau millénaire. Rénové en 2018, le Teatro Español est aujourd’hui l’hôte annuel du Festival du cinéma méditerranéen de Tétouan, évènement phare qui illustre, s’il en était encore besoin, l’attachement de la ville aux arts et la culture. 


Mais revenons à l'impressionnante scène d’El Mechouar, à quelques encablures de là, où le spectacle est permanent, de jour comme de nuit grâce à une scénographie de lumière qui sait mettre en vedette la sublime esplanade du Palais royal. Devant la barrière qui en restreint l’accès, touristes et visiteurs dégainent téléphones et appareils photo pour capter la magie des lieux, jonction de toutes les influences tétouanaises. Cerné par les derniers édifices de l’Ensanche, la façade avant du Palais royal est sublimée par une porte aussi belle que grandiose.

Sur la place d'El Mechouar et le portail du Palais royal dans toute sa splendeur. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskSur la place d'El Mechouar et le portail du Palais royal dans toute sa splendeur. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Le drapeau du Maroc flotte au sommet de cette entrée majestueuse, encadrée de deux postes sous ombrelles, sous lesquelles sont postés des membres de l’illustre Garde royale. Vêtus de leur éclatant uniforme rouge, harnaché d’un impeccable selham blanc, ces représentants du plus ancien corps d’armée toujours en activité dans le monde viennent compléter ce décor pittoresque, avec comme toile de fond le jaune rutilant de l’immense portail en arc. Le reste de cette fresque vivante repose sur une sobre façade blanche, dont l'esthétique épurée n'est interrompue que par d’élégantes fenêtres et un belvédère de style mauresque. Érigé en 1740, ce complexe a été rénové au début du XXe siècle pour servir de lieu de résidence au 'Khalifa', avant de devenir la résidence royale dans la ville au lendemain de l’indépendance.


Après de longues minutes de contemplation, le sens de la marche nous aimante inexorablement vers la médina à laquelle ce joyau historique et architectural est adossé. Pour ce faire, il faut longer El Mechouar sur la droite, où une ruelle animée et colorée conduit à Bab Rouah, porte d’entrée principale à l’ouest de la vieille ville. D’emblée, la médina multiplie les signes distinctifs. Une allée coquette, ombragée par un délicat moucharabié vert pastel, et surtout, des panneaux viennent aussitôt prévenir la désorientation inhérente aux dédales labyrinthiques qui vous attendent. Vous apprenez ainsi que la synagogue au cœur du Mellah, quartier traditionnel de la communauté juive, est à votre droite. Et si vous maintenez le cap le long de l’avenue Mohamed Ben Larbi Torres, du nom de l’ancien diplomate meneur de la délégation marocaine de la Conférence d’Algésiras en 1906, vous plongez au centre de l’embryon historique de Tétouan.

Un mausolée de la médina de tétouan, dont la coupole surplombe les remparts de la ville. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskUn mausolée de la médina de tétouan, dont la coupole surplombe les remparts de la ville. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Aujourd’hui encore, chercheurs et historiens peinent à livrer un acte de naissance formel de la cité. Dans son ouvrage, Mohamed Métalsi rappelle bien que d’illustres personnalités, comme Ibn Khaldoun, Al Bakri et Al Idrissi, évoquaient l’existence d’une « petite forteresse à fonction militaire et stratégique » apparue à l’ère des « principautés » qui a succédé à celle des Idrissides à la fin du Xe siècle. À l’instar d’autres sites urbains de la région, l’ancêtre de Tétouan « subit la concurrence de Sebta, distante à seulement 40 kilomètres », alors l’incontestable cité phare du Nord du Royaume. Il faudra attendre le milieu du XIIIe siècle pour assister à un premier développement significatif, au moment où le sultan Abou Youssef Yacoub (1258-1286), fondateur de la dynastie mérinide, entreprend de transformer le bastion en une véritable kasbah. 


L’objectif de cet essor est de tisser un premier lien avec la fantasmagorique Al Andalous, puisque Tétouan devient l’un des nombreux « ribates », ces bases de lancement des expéditions vers l’Espagne. Aujourd’hui, les traces de cette fonction demeurent essentiellement visibles dans la kasbah, avant que la ville ne s’adapte de nouveau aux remous de l’Histoire, à savoir l’inversement des rapports de force entre les rives sud et nord du détroit de Gibraltar. Le véritable tournant survient en 1417, avec la prise de Sebta par les Portugais qui incite la ville à devenir un foyer de résistance.

Une vue de maisons dans la médina de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb Le Desk

Un élan qui se retourne finalement contre Tétouan : vingt ans plus tard, elle est la première à subir de plein fouet la violence de la contre-attaque lusitanienne. Pour la première fois depuis sa fondation, la cité est au bord de l’agonie, vidée de ses habitants, qui sont contraints de fuir le raid portugais. L’occasion aussi de faire table rase du passé et de lancer un élan nouveau. « La reconstruction de la ville est un acte fort. Une action qui ne peut être menée, à l’époque, que par le pouvoir royal ou son représentant. Mais les nécessités historiques impérieuses furent exceptionnelles. Le danger venant du nord et l’écroulement du pouvoir central marocain permirent à des immigrés andalous, avec la caution du chef de Chaouen, de bâtir une cité autonome », décrit l’urbaniste Mohamed Métalsi.


Depuis donc le milieu du XVe siècle, une nouvelle population entend participer au renouveau de Tétouan. Il s’agit bien évidemment des habitants d’Al Andalous, mais, avant eux, d'une troupe de soldats d’élite, les Mudéjars, qui remplissent le rôle d'éclaireurs. Ces intrépides cavaliers de Grenade, sous le commandement de leur chef Abou Hassan Ali Al Mandari, s’installent à Tétouan en 1493, bien décidés à continuer leurs luttes contre les forces chrétiennes de la Reconquista. Mais l’ère du clan Al Mandari, qui donne à Tétouan son surnom de « Fille de Grenade », est en réalité consacrée à bâtir une cité à leur image, cette fois sur le continent africain. Ainsi, Tétouan va se doter de solides murailles, que le visiteur peut toujours distinguer tout autour de la médina. D’autres vagues de migrants venus du nord vont venir gonfler la population de cité dès le début du XVIe siècle, suivie de celle provenant des exodes massifs des Morisques (musulmans d’Espagne).


Une médina pas comme les autres 

Dès lors, l’agencement de la médina est le fruit d’une expertise venu d’ailleurs. « Avec sa configuration relativement octogonale, elle contraste, par la régularité des ruelles et impasses rectilignes, avec le réseau enchevêtré des médinas marocaines, et traduit la mentalité de ses bâtisseurs morisques, imbus des idées de la Renaissance espagnole », détaille Mohamed Métalsi. Peut-on pour autant présumer de l’exclusivité de l’identité andalouse de Tétouan ? M’hammad Benaboud préfère apporter une part de nuance. Il nous rappelle ainsi que « la ville a subi bien d’autres influences, notamment celle de la communauté juive, comme en atteste son cimetière, le plus ancien du Maroc dédié à la communauté, et son mellah, aujourd’hui parfaitement restauré ». Et de citer également l'influence « des Algériens fuyant l’occupation française au XIXe siècle, des Amazighs de la région, de la population rurale des Jbalas et naturellement celle d’autres villes marocaines, essentiellement Fès ».

Une ruelle ombragée au coeur de la médina de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskUne ruelle ombragée au coeur de la médina de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

C'est ce carrefour multiculturel que les travaux de réhabilitation, qu’ils soient le fait d’associations ou de l’État, ont su parfaitement illustrer et valoriser. Au cours de votre déambulation dans les ruelles de la ville, vous remarquerez nombre d'écriteaux incrustés dans les murs, près de portes que vous pourriez considérer comme anodines. Il y est détaillé la nature de l’édifice, la date de sa construction, et parfois sa fonction passée. C’est ainsi le cas de zaouïas, lieux de rassemblement des confréries religieuses, de mosquées, de bains publics et même de marchés toujours en activité. Et si votre curiosité vous commande d’en apprendre davantage sur le copieux patrimoine de la médina, direction un lieu qui donne à voir comme nul autre l’intimité d’une maison typiquement tétouanaise.


Au bout de l’avenue Mohamed Ben Larbi Torres, après avoir traversé la zone des bijoutiers, un panneau vous indique la direction de « Dar El Oddi - Espace culturel », dont la porte d’entrée apparaît au détour d’une simple ruelle. L’uniformité de la vieille ville aux murs tapissés de chaux blanche est immédiatement brisée dès que vous franchissez le seuil de ce musée, formidable témoin des demeures bourgeoises qui foisonnent dans la médina. Sols carrelés de noir et blanc, murs sertis de zellige en forme de rosace et, au fond du patio central, un salon andalou qui se niche derrière des arcades finement sculptées : voilà à quoi ressemble le rez-de-chaussée d’une demeure qui, comme tant d’autres dans la ville, cache pudiquement ses merveilles. 

Dans le rez-de-chaussée de Dar El Oddi, une reconstitution de l’intérieur typique d’une demeure traditionnelle de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskDans le rez-de-chaussée de Dar El Oddi, une reconstitution de l’intérieur typique d’une demeure traditionnelle de Tétouan. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Comme son nom l’indique, « Dar El Oddi » est la propriété de la famille El Oddi, intégralement restaurée par l’un de ses descendants, Jalal, intarissable sur son attachement à la maison qui l’a vu naître. Industriel établi à Casablanca, il dit avoir ressenti le besoin « de renouer les liens » avec son passé et sa ville, et a donc décidé de « rénover la maison familiale, d’en faire un musée et d’ouvrir ses portes aux visiteurs curieux du patrimoine de la ville  ». Une opération qui s’est avérée « complexe, mais pleinement satisfaisante », car après une période de flottement, durant laquelle elle s’est retrouvée inhabitée, cette demeure « a retrouvé une âme ». L’idée de l’ouvrir et d’en faire une maison musée n’a pas seulement pour dessein de donner à découvrir une demeure typique, mais aussi de retracer un pan de l’histoire de Tétouan et de sa médina.


Grâce à une impressionnante collection de photographies et de toiles de peintures originales ou reproduites, dont les plus anciennes datent du XVIIIe siècle, Jalal El Oddi a fait appel à des professionnels de la scénographie pour mettre sur pied une exposition permanente. Intitulée « Paysage de Tétouan », elle choisit une approche bien spécifique, comme le détaille son texte explicatif : « Les voyageurs s’approchent de Tétouan par la mer, par la route de Sebta ou celle de Tanger. Leurs points de vue reflètent la beauté de ce qui les entoure, les montagnes, la plaine ou le fleuve qui encadre la ville ». L’exposition fait défiler le regard des autres sur la ville et illustre son évolution à travers le temps. Pour en sentir davantage la substance, il vous faut monter les escaliers, où une belle terrasse vous offrira une vue spectaculaire, non seulement sur la médina, mais aussi sur la vallée du fleuve Martil que l'on accompagne des yeux jusqu’à l'embouchure méditerranéenne. 

Dar El Oddi, maison musée retraçant notamment l’évolution de Tétouan durant les 4 derniers siècles. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskDar El Oddi, maison musée retraçant notamment l’évolution de Tétouan durant les 4 derniers siècles. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Un autre musée riche en informations vous attend, si vous prolongez vos pérégrinations encore plus vers l’ouest, jusqu’à atteindre Bab El Okla, l’une des huit portes historiques de la vieille ville. À proximité de ce monument imposant, au creux d’un bastion qui date du début du XIXe siècle, de énièmes panneaux indicatifs vous orientent vers le « Musée ethnographique Bab El Okla ». Ce lieu, s’il raconte lui aussi une histoire des arts et des métiers de Tétouan, est en lui-même un témoin de la violence idéologique et sémiologique coloniale qui l’avait baptisée, lors de sa création en 1948, « Musée des arts indigènes ». 


Après avoir bénéficié d’une restauration réussie et d’une dénomination plus appropriée, ce grand ensemble culturel, placé sous le patronage de la Fondation nationale des musées, est le lieu adéquat pour comprendre toutes les subtilités de la culture spécifique de Tétouan. En arpentant ses nombreuses salles, distribuées sur deux étages, vous saurez tout de la sculpture sur bois et des motifs inspirés de ceux en vogue à Séville, Cordoue ou Grenade durant l’âge d’or andalous. Il en est de même pour l’art de la broderie, qui a donné naissance à de véritables chefs-d’œuvre exposés en vitrine, à l’image d’un incroyable costume de tradition juive, ou encore d'une sublime « chedda », tenue nuptiale féminine d’une sidérante complexité.

Le Musée ethnographique expose des tenues illustrant l’art traditionnel de la broderie tétouanaise. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskLe Musée ethnographique expose des tenues illustrant l’art traditionnel de la broderie tétouanaise. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Le musée explore bien d’autres domaines, comme la tradition des manuscrits de Tétouan, ville refuge des savants, ou encore son foisonnant héritage musical. Appelé « Al Ala », ou plus simplement « musique andalouse », le genre musical repose sur un répertoire façonné en ouvertures instrumentales (violon, luth et percussions), de chants de poèmes et de refrains improvisés, selon un système musical dit « Nawba ». Dans ce domaine, la ville n’est pas seulement une succursale de la tradition musicale d’Al Andalous, mais est devenue, au fil des années, un foyer de cet art raffiné, auquel elle a offert des légendes comme Larbi Tamsamani, ancien directeur du Conservatoire de musique de Tétouan, l’illustre Abdessadeq Cheqara, ou encore du luthiste de génie Mokhtar Mfarrej.


La médina de Tétouan regorge de circuits patrimoniaux qui vous mèneront aux grandes portes ponctuant la muraille d’enceinte, en passant par des mausolées centenaires, des mosquées historiques, ou encore des tanneries traditionnelles. Prévoyez au moins une journée complète pour en explorer les secrets, et poussez le plaisir jusqu'à loger dans l’un de ses nombreux riads, meilleur moyen pour vous imprégner de l’esprit d’une ville à part. Et pour comprendre pourquoi la « Colombe Blanche » est devenue l’extension remarquable d’une civilisation contrainte à l’exil, il vous faut prendre le large, et accompagner le fleuve Martil jusqu’à son terminus.

L'entrée de la médina de Tétouan par Bab El Okla, avec au fond, une fontaine datant du XVIIIe siècle. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskL'entrée de la médina de Tétouan par Bab El Okla, avec au fond, une fontaine du XVIIIe siècle. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Pour cela, vingt petites minutes en voiture sur une large voie expresse suffisent, et vous voilà dans ce qui est probablement la station balnéaire la plus prisée des vacanciers marocains. Mais avant de servir comme un cadre idyllique de villégiature, la localité qu'on nomme volontiers « le port de Tétouan » a activement contribué à la prospérité de la cité. Car si le décor de sable blanc parsemé de transats est aujourd’hui une invitation à la farniente estivale, sachez qu’entre les XVI et XVIIIe siècle, ce lieu était craint de tous les marins de la Méditerranée.


Et pour cause, la ville de Salé n’avait pas le monopole de la piraterie : elle a été brillamment secondée par Tétouan, ou plutôt par le site aujourd’hui appelé Martil. Celui-ci abritait une intense activité de courses conjuguée au féminin, puisqu'elle était initiée par l’une des principales figures de l’histoire de Tétouan. Il s'agit de Sayyida Al Hurra, littéralement « la Dame libre », qui a gouverné la ville par intermittence entre 1525 et 1542. Elle avait noué une alliance avec le corsaire et gouverneur de la Régence d’Alger, Arudj Barberousse, harcelé les Portugais installés à Sebta et participé à l’essor sans précédant de Tétouan et de sa proche région. À l’époque, l’oued Martil était navigable à son embouchure et faisait de la « fille de Grenade » une puissante cité maritime.

Une vue panoramique depuis le Jbel Darsa de la ville de Tétouan et de l’oued Martil. Crédit : Oussama Rhaleb / Le DeskUne vue panoramique depuis le Jbel Darsa de la ville de Tétouan et de l’oued Martil. Crédit : Oussama Rhaleb / Le Desk

Désormais, la navigation y est essentiellement réservée aux loisirs nautiques sur l’immensité de la plage qui s’étend de Cabo Negro jusqu’à Ben Maâden, plus au sud. Un véritable petit paradis faisant écho à l'objet du poème d'Abu al-Baqa ar-Rundi, qui a accompagné des siècles durant les exilés d’Al Andalous. Mais rassurez-vous, la mémoire ce cet éden a bel et bien survécu, et il est toujours possible de l'admirer à Tétouan.

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