n°134.Pascal Lamy : « Un jour, il faudra que l’Algérie entre dans le monde d’aujourd’hui »
Comme on pouvait s’y attendre, les formations politiques traditionnelles ont été pulvérisées à l’issue du premier tour de la présidentielle française. La candidate du Front national Marine Le Pen se qualifie au second tour avec Emmanuel Macron. Deux visages de la France se font face, celui d’une mondialisation heureuse et celui des perdants de ce système. C’est un désaveu terrible pour les partisans de la mondialisation. Comment en est-on arrivé là ?
Ce que disent les élections de dimanche dernier ce n’est pas qu’il y a deux France. Il y a forcément deux France à partir du moment où il y a deux candidats au deuxième tour. Il y a en réalité quatre France : une France de droite, une France de gauche, une France ouverte, et une France fermée. C’est un phénomène qui n’est pas particulier à la France et que l’on constate dans beaucoup de démocraties occidentales, en Europe ou aux États-Unis. Et avec des résultats divers : nous avons eu le Brexit et l’arrivée de Trump au pouvoir dans un sens, mais aussi les élections en Autriche et aux Pays-Bas dans un autre. (les partis d’extrême-droite pourtant donnés vainqueurs ont perdu les élections dans ces deux pays, NDLR).
Au-delà des structures classiques droite-gauche qui ont formaté la vie politique dans nos pays depuis très longtemps, d’autres tensions, d’autres oppositions, d’autres attitudes se sont fait jour, en partie en raison de la globalisation, et dans le cas de la France de manière particulière.
C’est-à-dire ?
La France est un pays dont la relation avec la globalisation est très spécifique. C’est le pays dans le monde qui est le plus réticent à la globalisation. Et d’ailleurs comme par hasard, c’est parfaitement corrélé à son pessimisme. Les Français sont les plus critiques sur la globalisation et les plus pessimistes sur leur avenir pour des raisons historiques :
C’est un État centralisé, qui tient un rôle mondial, qui a eu des colonies, qui s’est vu rétrécir tout en restant porteur de valeurs universelles. L’attitude française à l’égard de la globalisation consiste à dire que le problème c’est le monde et non la France. Nous faisons porter sur la globalisation l’essentiel des maux que nous connaissons. Mais si nous avons deux fois plus de chômage aujourd’hui en France qu’en Allemagne, ce n’est pas la faute de la mondialisation !
Cet immobilisme se retrouve à certains égards en Algérie. Comment analysez-vous le fait que le Maroc ait su se défaire de la géopolitique qui paralyse le développement économique du Maghreb, (principalement à cause du dossier du Sahara occidental) pour élaborer une stratégie marocaine en Afrique et se rapprocher de l’Union africaine ?
C’est exactement comme si vous me demandiez pourquoi les Français n’aiment pas la globalisation alors que l’Allemagne s’en accommode. C’est une question de logiciel, de culture, qui a mené les deux pays, le Maroc et l’Algérie, sur deux chemins différents.
Le Maroc n’a pas de rente énergétique, ce qui, d’un certain point de vue, lui a bien servi. C’est un pays relativement stable sur le plan politique même s’il y a des tensions. Mais aucune de ces tensions n’a dégénéré en déflagration comme en Algérie. Le Maroc a développé pas à pas une approche stratégique faite de géoéconomie, de l’ouverture, et de géopolitique, au Nord européen et au Sud africain.
Faute d’intégration maghrébine, il mise désormais sur une intégration en Afrique subsaharienne, comme en témoigne sa demande d’adhésion à la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest). On remarque d’ailleurs une symétrie avec la Tunisie qui demande son adhésion à la COMESA (Marché commun de l’Afrique orientale et australe).
Et l’Algérie n’a pas su se défaire d’une approche géopolitique qui freine pourtant son développement économique…
Quand vous regardez l’affaire du Sahara occidental, cette idée que l’Algérie a besoin d’un accès à l’atlantique est une idée héritée de la France coloniale.
Et comme souvent d’ailleurs – paradoxe de la décolonisation- comme elle a eu lieu au nom du nationalisme que nous avions inculqué dans les pays colonisés, l’Algérie indépendante a ensuite récupéré tous les grands combats nationalistes qui étaient les nôtres.
Pour autant, quand je regarde avec mes yeux de géo-économiste le problème du Sahara occidental, je ne le comprends pas, c’est invraisemblable. C’est un cas, rare à mon avis, où la politique coupe l’économie.
Dans le livre co-écrit avec Nicole Gnesotto, vous dites que l’Algérie est un pays à risques. « Tant elle nous est proche et tant les tensions m’y semblent fortes. Tensions entre les réticences à l’ouverture économique et l’épuisement de la rente des hydrocarbures dont la distribution a cimenté le contrat social ».
C’est un pays à risques dans la proximité européenne. Et en particulier pour la France pour des raisons historiques et actuelles, par exemple le nombre de bi-nationaux. C’est un pays à risques politique, économique, social. Pour ne pas parler du fondamentalisme religieux.
J’ai bien conscience que mes amis algériens n’aiment pas beaucoup entendre ça. Mais un jour, il faudra que l’Algérie entre dans le monde d’aujourd’hui. Et se met à respirer avec ce monde avec ses avantages, ses inconvénients, son intelligence, ses qualités, ses défauts, comme beaucoup le font. L’Algérie est un pays qui a un potentiel considérable sur le plan humain, en termes de niveau d’éducation, de culture. Il n’y a donc aucune raison qu’elle ne se transforme pas en un pays moderne.
Si l’on creuse, on va évidemment se rendre compte que la nécessité de changer le mode de fonctionnement en Algérie se heurte à des intérêts. Comme souvent, ce n’est pas seulement parce que l’on croit en une doctrine, mais parce qu’on a intérêt à y croire qu’on maintient un système en l’état. Je pense notamment à ce système de répartition de la rente entre divers intérêts.
Le Venezuela et l’Algérie souffrent des mêmes maux. Ils n’ont pas cherché à diversifier leur économie. Les deux ont même usé des mêmes moyens pour dilapider les ressources pétrolières via une politique « de redistribution ». L’Algérie peut-elle se transformer en Venezuela ?
Non. Bien entendu il y a des éléments d’analogie mais il n’y a pas cette espèce de fanfare révolutionnaire qui caractérise le chavisme bolivarien. Personne n’est à genoux devant M.Bouteflika parce qu’il aurait tracé la route de l’humanité vers le bonheur des masses. C’est un homme puissant qui a du pouvoir dans un système où le pouvoir est compliqué mais il n’y a pas cette gloriole idéologique.
Dans un entretien accordé à la presse marocaine début avril, vous dites que « l’Algérie n’a pas fait le choix de l’intégration économique car elle travaille avec un logiciel qui n’est pas celui de l’ouverture sur le monde ». Cela fait des années que les négociations pour que l’Algérie rejoigne le club du commerce international patinent. Mais l’Algérie peut-elle faire face à la concurrence des pays développés ?
Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas développer des centres d’appels, de l’agroalimentaire, de la sous-traitance automobile ou aéronautique, ou le formidable potentiel touristique. L’Algérie regorge de possibilités. Les pays qui parviennent à s’appuyer sur leurs avantages comparatifs peuvent parfaitement réussir.
Il y a de nombreux pays qui ont plus ou moins bien géré leur rente pétrolière et qui sont membres de l’OMC. Regardons la carte du monde aujourd’hui. Qui n’est pas membre de l’OMC ? La Syrie, l’Irak, la Corée du Nord.
La situation de l’Algérie de ce point de vue est anormale.
Sur quel pays pétrolier l’Algérie doit-elle prendre exemple ? La diversification économique engagée par l’Arabie saoudite ne repose principalement que sur une mise en Bourse de la société nationale de pétrole.
Il y a eu une expérience dans le Golfe qui est plutôt réussie avec les Émirats arabes unis. Ils sont en train de développer une base économique de production de biens et de services qui anticipe la fin de la rente énergétique. Je ne dis pas que c’est parfait mais jusqu’à présent, c’est plus réussi que l’Arabie saoudite.
J’ai bien conscience qu’il est très désagréable de se faire donner des leçons par le FMI, par l’OCDE, par la Banque mondiale, par l’Union Européenne. Mais cela devrait venir des Algériens eux-mêmes de se convaincre de la nécessité d’amorcer un changement, et de regarder un certain nombre de réalités.
Mais comment sortir de l’immobilisme ?
Ce genre de processus est un processus politique, parfois sous forme pacifique. Parfois sous forme violente. J’espère pour l’Algérie que cela se fera de manière pacifique et pas violente.
Je pense que les Européens et les Français ne sont pas assez actifs pour essayer de limiter les risques de la situation algérienne. Quand il y a un risque, il faut essayer de le réduire, mais je ne vois pas beaucoup d’activités, de tentatives.
Sauf que la relation complexe entre la France et l’Algérie limite les prises de position. Paris veut à tout prix éviter d’être accusée d’ingérence et s’attirer les foudres d’Alger.
Cette susceptibilité existe des deux côtés. Quand on regarde la polémique que la déclaration d’Emmanuel Macron sur la colonisation a déclenchée (qualifiée par le candidat de « crime contre l’humanité » en février dernier, NDLR), on voit bien que la crispation n’est pas seulement du côté algérien. Et d’ailleurs, je crois le connaître suffisamment pour savoir qu’il n’a pas dit ça pour faire plaisir à ses amis algériens. Il l’a fait parce qu’il le pense.
Un éditorialiste français a cité votre nom comme possible ministre d’Emmanuel Macron avec qui vous êtes ami de longue date. Une possibilité ?
Place aux jeunes !
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