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11.09.2016 à 05 H 24 • Mis à jour le 11.09.2016 à 12 H 33 • Temps de lecture : 9 minutes
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n°65.Quel rôle a joué le Maroc dans le programme de détentions secrètes de la CIA ?

Les États-Unis commémorent le quinzième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 à New York. C'est également la journée mondiale de lutte contre le terrorisme. Quel rôle a joué le Maroc dans la « guerre contre la terreur » lancée par l’administration Bush durant les années qui ont suivi ces évènements tragiques, notamment dans la traque de « jihadistes » accusés par la CIA d’appartenir à Al Qaida ?

Malgré l’absence de preuves formelles sur l’identité des pays d’accueil des « blacks sites » de la CIA, les enquêtes menées ces dix dernières années par les médias, les ONG et les institutions internationales ont permis d’accumuler un nombre important d’éléments : noms des compagnies aériennes sous-traitantes de la CIA, plans de vol, témoignages. Des éléments jugés « suffisamment convaincants  » par la Cour européenne des droits de l’homme pour condamner la Pologne en juillet 2014. L’Etat polonais a été reconnu coupable d’avoir abrité une prison clandestine de la CIA, dans laquelle plusieurs détenus étrangers ont été torturés par des agents américains entre 2002 et 2003.


Le rapport de la commission du renseignement du sénat américain sur ce programme de détentions extra-judicaires, dont un résumé de 400 pages a été en partie déclassifié en décembre 2014, a apporté à son tour son lot de révélations – cette fois des informations officielles - concernant les lieux et les conditions de transfèrement de certains détenus. Il permet de mieux cerner l’implication présumée du Maroc dans le programme de transferts et de détentions extra-judiciaires de la CIA.


Capturés pour la plupart au Pakistan en 2002 et 2003, ces prisonniers étaient soupçonnés par la CIA d’avoir participé à l’organisation des attentats du 11 septembre 2001 ou de préparer d’autres attaques contre des intérêts occidentaux. Transférés régulièrement d’une prison secrète à une autre, ces détenus ont « disparu » pendant plusieurs années avant de réapparaître officiellement sur la base militaire américaine de Guantanamo ou dans une prison étrangère.

 

Pas de « black site » actif au Maroc

Les pays ayant abrité les prisons secrètes de la CIA ne sont pas explicitement nommés dans le rapport mais le nom de code qui leur est attribué et le recoupement des informations existantes permet d’identifier les sites successifs. Il s’agit de la Thaïlande (2002), de la Pologne (2002-2003), de la Roumanie (2003-2005), de Guantanamo (2003-2004), de la Lituanie (2004-2006) et de l’Afghanistan (2002-2008).


Le Maroc n’a donc pas hébergé de « black site » actif sur son territoire. Le Royaume, à l’instar de la Jordanie, du Pakistan ou de l’Egypte, se serait cependant vu confier par la CIA la garde temporaire de détenus étrangers. Le rapport du sénat américain confirme sans les nommer que des « gouvernements étrangers  » ont aidé la CIA en hébergeant et en interrogeant eux-mêmes plusieurs prisonniers.


Le cas le plus connu en ce qui concerne le Maroc est celui de l’éthiopien Mohamed Binyam, arrêté au Pakistan en avril 2002 et qui affirme avoir été détenu au siège de la DST à Témara entre juillet 2002 et janvier 2004.


21 juillet 2002. Un jet d’affaires Gulfstream V immatriculé N379P venant d’Islamabad au Pakistan atterrit sur la piste de l’aéroport de Rabat-Salé. A son bord, Mohamed Binyam Al Habashi, citoyen britannique d’origine éthiopienne, yeux bandés et pieds entravés. BBC


Le rapport du sénat américain confirme que Mohamed Binyam a bien été placé à ces dates sous la garde d’un gouvernement étranger, avant d’être transféré dans une prison de la CIA en Afghanistan. Sur le millier de plans de vols liés à la CIA et rendus publics ces dernières années, une seule combinaison correspond : le vol Islamabad-Rabat du 22 juillet 2002 puis le vol Rabat-Kabul du 22 janvier 2004.


La description que fait Binyam du lieu de détention (cellules souterraines, murs blanchis, grands arbres à l’extérieur) et de son geôlier - un homme dénommé « Marouane », un gaillard d’1 mètre 85 pour 100 kg, la peau sombre et les yeux marrons, qui fumait des Marlboro lights et avait un téléphone Motorola Wing - correspond à celles faites par des islamistes marocains qui affirment être aussi passés par le centre de Témara suite aux attentats de mai 2003.


Selon le journaliste Adam Goldman, qui cite des sources officielles américaines sous couvert d’anonymat, le centre secret de détention à Témara aurait été partiellement financé par Washington, notamment pour l’installation d’un système de vidéosurveillance. « La CIA pouvait y transférer des détenus et superviser les interrogatoires, mais officiellement le Maroc gardait le contrôle  », révélait-il en 2010 dans un article publié par l’agence Associated Press.


Outre Mohamed Binyam, au moins sept autres détenus auraient été transférés illégalement au Maroc par des vols liés à la CIA entre 2002 et 2005. Leurs profils sont variés : un binational maroco-italien arrêté à l’étranger et rapatrié au Maroc, deux opposants libyens arrêtés en Mauritanie, transférés au Maroc puis renvoyés en Libye, et enfin certains détenus étrangers de « grande valeur », confiés temporairement au Maroc avant de repartir dans une des prisons secrètes de la CIA.

 

Nom de code « Bombay »

Selon le rapport du sénat américain, la CIA a négocié en janvier 2004 avec un gouvernement étranger pour que ce dernier accepte d’accueillir une nouvelle fois certains détenus de grande valeur, enfermés depuis septembre 2003 dans une prison secrète de Guantanamo. Selon un ancien officiel de la CIA cité par Adam Goldman, c’est au Maroc que ces détenus ont été envoyés. Le transfert a été effectif avant avril 2004 et peut correspondre au vol Guantanamo-Rabat effectué le 28 mars 2004.


Extrait du rapport du Sénat américain. Selon le Washington Post, qui est revenu sur cette affaire en janvier 2014, ce centre secret portait le nom de code « Bombay » était bien situé au Maroc.


Le rapport du sénat américain révèle qu’un « black site » était alors en cours de construction dans ce pays, la CIA souhaitant établir un centre de détention plus « unilatéral et permanent  ». Selon le Washington Post, qui est revenu sur cette affaire en janvier 2014, ce centre secret portait le nom de code « Bombay » et était bien situé au Maroc.


Aucune information officielle n’a fuité sur sa localisation exacte mais il pourrait s’agir d’Ain Aouda, petite localité proche de Rabat, régulièrement citée dans des médias et des rapports internationaux comme ayant abrité une prison secrète de la CIA. Le nom d’Ain Aouda est sorti pour la première fois en février 2006 dans deux quotidiens européens (Le Soir et The Sunday Times), ce qui a provoqué l’ire des autorités marocaines, qui ont formellement démenti.


Selon le rapport du sénat américain, ce centre n’a « jamais été utilisé  » malgré les millions de dollars déjà engagés pour sa construction : suite aux premières révélations médiatiques sur son programme secret de détentions, la CIA a négocié en 2006 avec le pays d’accueil pour décommissionner le projet.

 

Témara, escale de prisonniers

Selon Mohamed Binyam, relâché par les autorités américaines en 2009 suite à l’abandon des charges pesant contre lui, sa période de détention au Maroc a été ponctuée par de nombreuses séances de tortures. Il affirme notamment que ses tortionnaires marocains lui ont tailladé les parties génitales avec une lame de rasoir. « J’ai souffert du traitement au rasoir environ une fois par mois jusqu’à la fin de ma présence au Maroc  », relate-t-il dans son journal intime, Torture Diary. Les autorités américaines estiment que ces accusations ne sont pas « crédibles », tandis que l’Etat marocain nie sa présence même dans le royaume à cette période.


Les autres détenus aujourd’hui libérés ont eux aussi témoigné sur leurs conditions de détention au Maroc. Abu El Kassem Britel, gracié par le roi Mohammed VI en avril 2011 après huit ans d’incarcération et aujourd’hui résident en Italie, s’est exprimé lors d’un entretien accordé à la chaine France 24, diffusé en juillet 2014. Il affirme avoir été torturé par les autorités pakistanaises lors de son arrestation. Il aurait été suspendu au plafond et frappé à plusieurs reprises avec une batte de cricket. Au Maroc en revanche, le traitement aurait été différent. « A Témara, je n’ai pas subi beaucoup de tortures physiques en dehors de quelques baffes, mais la torture psychologique, oui  », raconte-t-il.


Citoyen italien d'origine marocaine arrêté au Pakistan en mars 2002, il aurait été transféré au Maroc en mai 2002 sur le vol N379P. Relâché par Rabat en février 2003, il sera de nouveau arrêté après les attentats du 16 mai 2003, puis finalement gracié par le roi en 2011. IMAGE FRANCE 24


Son récit rejoint celui des deux opposants libyens qui affirment être passés par un centre de détention au Maroc en 2003 et 2004. Libérés début 2011 de leur prison libyenne suite à la chute de Kadhafi, ils ont été interrogés l’année suivante par Human Rights Watch. Saleh Hadiyah Di’iki expliquait alors à propos des conditions de sa détention au Maroc : « Si vous voulez comparer avec les autres endroits où j’ai ensuite été détenu, c’était un cinq étoiles  ». Mustafa Salim el-Madaghi a raconté de son côté que ses geôliers marocains « ont souvent menacé de le battre, mais ne sont en fait jamais passés à l’acte ». Il mentionne en revanche des hurlements de prisonniers détenus à proximité de sa cellule.


Extrait d'une facture d'un sous-traitant de la CIA, révélée au cours d'une procédure judiciaire aux Etats-Unis. Elle montre qu'un vol aller-retour Guantanamo - Rabat - Washington a bien eu lieu en mars 2004. REPRIEVE


Le cas des « détenus de grande valeur » de la CIA est plus compliqué. Ibn Shaykh al Libi a été retrouvé mort dans sa cellule libyenne en 2009 et ceux qui sont encore en vie sont toujours détenus à Guantanamo dans l’attente d’un éventuel procès. Leurs avocats n’ont pas le droit de communiquer des informations aux médias. Mais selon les sources de la CIA citées en 2010 par le journaliste Adam Goldman, aucune méthode « musclée » n’aurait été utilisée à Témara contre ces détenus. Leur passage présumé au Maroc - une première fois entre septembre 2002 et mars 2003 pour Ramzi Bin Al Shibh - puis entre 2003 et 2004 leur aurait surtout servi à « récupérer » après de longues séances de torture infligées en Thailande et en Pologne par les agents de la CIA.


Le rapport américain révèle d’ailleurs que des tensions sont rapidement apparues en 2004 entre la CIA et les autorités du pays d’accueil : les détenus étrangers, dont Ibn Shaykh al Libi, se plaignaient ouvertement de la torture subie par les prisonniers nationaux incarcérés à proximité. Le rapport indique que les autorités locales avaient également des inquiétudes concernant Ramzi Bin Al Shibh, qui aurait « tenté d’influencer » un officier. En conséquence, les américains ont transféré tous leurs détenus hors du pays en 2005.


Selon les plans de vols disponibles, les avions liés à la CIA ont cessé de se poser au Maroc en février 2005, avec deux derniers vols en direction de la Roumanie et de la Lituanie, où un nouveau « black site » venait d’ouvrir ses portes.

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