La reine d’Angleterre, après plus de 70 ans de règne et à l’âge de 96 ans, s’est éteinte au château de Balmoral, entourée de ses proches. Son fils, le prince de Galles, lui succède selon l’ordre de succession établi, devenant ainsi roi.
Durant son règne d’exception, Elisabeth II a vu passer plusieurs dirigeants du monde : en son royaume, la souveraine a assisté successivement à la nomination de 15 premiers ministres, en plus de la toute dernière, Lizz Russ. Avec les États-Unis, elle aura assisté à l’élection de 13 présidents américains et avec les Français, celle d’une bonne dizaine de locataires de l’Elysée.
Un monde qui s’est fait et s’est défait devant ses yeux, et une fonction l’ayant amené à garder par moment sa légendaire subjectivité, tout en ne manquant pas de signaler sa désapprobation au moment opportun.
Au Maroc, le seul contact officiel avec Elisabeth II, demeurera sous le règne du défunt roi Hassan II.
Dans Our Queen, le documentaire de Robert Hardman - fin connaisseur de la couronne britannique - diffusé en 2013 sur le réseau de télévision privé ITV, il est raconté ce qui restera un des épisodes les plus singuliers du règne d’Elisabeth II d’Angleterre : son voyage officiel, ou plutôt son périple au Maroc, inclu dans une tournée qui l’avait menée d’abord en Italie et ensuite à Alger et enfin à Tunis.
Un voyage jonché d'imprévus
En octobre 1980, le monarque, sorti indemne de deux tentatives de putsch moins de dix ans plus tôt, mais affaibli cependant par la crise socio-économique qui terrassait son pays, prélude à de tragiques soulèvements populaires, accueillera son homologue britannique à Rabat pour cette visite assez particulière, tant elle est truffée d’anecdotes souvent méconnues.
Accompagné de son époux, le prince Philip, elle a été accueillie dans le royaume du 27 au 30 octobre à l’invitation du roi Hassan II, visitant successivement la capitale Rabat, Marrakech puis enfin Casablanca, ce que son entourage qualifia plus tard dans les médias de « tournée infernale », et pour cause, rien de ce qui était prévu et annoncé au protocole du Palais de Buckingham ne fut respecté. Hassan II arrivait fréquemment en retard des rendez-vous et modifiait selon son humeur, les itinéraires et les lieux à visiter.
A son arrivée à l’aéroport de Rabat-Salé, la reine, son époux et la délégation britannique l’accompagnant devront se languir une bonne trentaine de minutes. Un premier accroc aux us et coutumes de la royauté britannique, d’autant qu’Elisabeth II perdra patience pour s’engouffrer dans sa voiture. « La fureur de la reine face au camouflet », titrera alors la presse de son pays. « Des manchettes qui ne raviront pas le monarque Hassan II », relèvera Lord Hurd Of Westwell, diplomate anglais faisant partie du voyage.
Hassan II finira par arriver. Avec lui, Elisabeth II effectuera le coutumier cortège la menant jusqu’à sa résidence. Première destination ensuite : le Parlement, où les deux chambres réunies, assisteront à un discours du président de la Chambre des représentants, à l’époque le RNIste Dey Ould Sidi Baba.
Elisabeth II y donnera une courte allocution qui fera allusion au régime autoritaire de Hassan II : « le peuple britannique est très attaché aux principes du régime parlementaire et de la démocratie. Le prince Philip et moi sommes très heureux d’avoir eu le plaisir de visiter le Parlement d’un pays ami », dira-t-elle. Et pour conclure : « Nous sommes très touchés par l’accueil hospitalier et chaleureux que vous nous avez réservés. Je présente au Parlement et au peuple du Maroc mes vœux de bonheur et de prospérité ».
S’en suivra le traditionnel dîner offert par le roi Hassan II à ses convives de marque. Et un discours grandiloquent, comme il était d’usage chez lui, où il ne manquera pas de rappeler la visite de George VI au Maroc en pleine Seconde Guerre mondiale, afin de passer en revue ses troupes alors que les nationalistes marocains qui luttaient pour l’indépendance se rangeaient déjà, selon lui, du côté des alliés. Du côté de la reine, c’est toute l’estime qu’elle avait de la civilisation du Maroc et du roi Hassan II qui devait émailler sa prise de parole.
Si la première journée avait tout l’air d’être réglée comme du papier à musique pour une visite officielle d’un chef d’État à un autre, et malgré le couac de l’arrivée, il faudra attendre la suivante pour que les choses commencent à se corser.
Le Foreign Office avait alors partagé ses propres réflexions sur la façon dont ce voyage s’était déroulé. Un de ses responsables avait déclaré à l'époque : « C'était une visite d'État unique en ce sens que rien de ce qui avait été arrangé auparavant ne s'est réellement déroulé comme prévu ». Il en a été de ainsi, selon un témoignage apocryphe, lorsqu’elle trouva porte close à un palais où elle était censée souper en compagnie du roi.
La reine sous un soleil de plomb
Il va sans dire qu’Elizabeth II déplorait le manque de ponctualité du roi. Le moment le plus relaté par la presse de Londres sera celui où Hassan II abandonna Elisabeth II sous un soleil dardant durant tout un après-midi alors qu’une fête devait être donnée en son honneur devant notamment une tbourida de cavaliers.
Souhaitant vraisemblablement rompre avec les usages, et peu amène à palabrer de ses choix avec une reine aux pouvoirs limités, Hassan II avait décidé de mettre le cap vers une destination pour le moins incongrue, et dit-on non prévue en tant que telle à l’agenda : à Ait Aourir, près de Marrakech, loin du confort de la capitale, pour que, sous une tente caïdale, la reine Elisabeth II assiste à des spectacles en tout genre, jugés alors par la presse britannique comme étant des « danses tribales et folkloriques ».
Sur place, et à peine assis sous l’auvent de toile ouvert à la chaleur oppressante, Hassan II délaissera son illustre invitée pour se réfugier dans sa cabine climatisée et y passer quelques coups de fil, rapporte alors la presse anglaise. Les images de la reine esseulée regardant le spectacle qui s’offrait à elle font alors le tour du Royaume-Uni.
Hassan II ne reviendra vers Elisabeth II qu’une fois terminées ses occupations et seulement pour le déjeuner qui sera servi à…16 heures.
Ce qui avait fait dire à des tabloïds anglais à fort tirage, tels The Sun et The Daily Mirror, que la reine n’aurait pas été satisfaite de l’accueil réservé par Hassan II, qui l’aurait ainsi encore une fois fait attendre, à cette occasion et à plusieurs reprises.
Une période trouble au Maroc
Une versatilité qui n’était pas vraiment due au manque de rigueur de la Maison royale chérifienne, qui peut être métronomique à l’instar de sa consœur anglaise, mais en raison du fait que le monarque était devenu très méfiant des cortèges et des fêtes en plein air depuis qu’il avait enduré les deux tentatives de coup d’État militaires en 1971 et 1972 qui ont failli en finir avec sa monarchie, selon les indiscrétions colportées par des proches de la reine Elisabeth au réalisateur Hardman.
« Le roi Hassan II pouvait se précipiter sur vous à n’importe quel moment », a relaté l’un d’entre eux, diplomate, qui affirma que les déjeuners prévus pouvaient soient être décalés à des heures indues, déplacés d’un palais à un autres ou carrément annulés à la dernière minute, ce qui évidemment avait embarrassé la reine, habituée à une ponctualité spartiate.
Il faut aussi rappeler le contexte politique très tendu qui sévissait en octobre 1980, le conflit au Sahara occidental étant à son paroxysme, et les batailles entre les Forces armées royales, notamment celle autour de la localité de Zag sont récurrentes. L’armée royale prenait à peine l’avantage sur les milices du Front Polisario. À Londres, alors que la reine s’envole pour le Maroc, des députés travaillistes du Labour et des libéraux signent une pétition favorable à l’option référendaire que réclament les séparatistes, le Sahara Action Committee, proche de l’Algérie ayant ferraillé contre la position de Rabat dans le conflit. Des manifestations seront opportunément organisées devant le Foreign Office à Londres et même des voix chez les tories, les conservateurs traditionnellement acquis au Maroc, se sont élevées pour demander que la reine rencontre aussi des sympathisants du Polisario.
Le Palais britannique ne mentionne cependant rien de tel dans ses archives publiques qui aurait pu agacer Hassan II à la veille de l’arrivée d’Elisabeth II, l’entrevue envisagée avec les indépendantistes n’ayant finalement jamais eu lieu.
Hassan II n’a pas non plus manqué de s’éclipser lorsqu’Elisabeth II l’attendait pour la visite d’un centre pour handicapés financé par le philanthrope britannique Leonard Cheshir. Une visite à laquelle le roi ne daigna pas assister.
Robert Hardman, assure dans un témoignage livré à la presse britannique que le roi Hassan II estimait que ce moment du programme de visite n’était pas à la hauteur de son rang. Ne voulant pas décevoir les gens qui l’accompagnaient ou l'organisme de bienfaisance, la reine a dit à son entourage « d'arrêter sa voiture ». Elle avait décidé d'aller malgré tout au centre avec ses agents de sécurité au lieu d'être ramenée au palais des hôtes où elle résidait.
Ces couacs dureront le long du séjour jusqu’au banquet d’adieu que la reine offrait à bord du yacht royal Britannica, amarré au port de Casablanca. Le chef du protocole de Hassan II annonça que ce dernier « serait reconnaissant si le banquet pouvait être repoussé de quelques heures », selon Lord Douglas Hurd, ancien secrétaire britannique aux Affaires étrangères, membre de la délégation de la cour anglaise présent lors des faits. Piquée au vif, la reine refusa d’attendre et glissera cette réponse à son ministre, non sans crainte de froisser son hôte : « Bien-sûr que je ne peux pas changer l’heure vu que plusieurs personnes ont été invitées à l’heure convenue et qu’il n’y a aucun moyen de tous les contacter. Merci de dire au chambellan que je ne comprends pas le report de Sa Majesté ».
Le roi Hassan II qui se pliera cette fois-ci aux exigences de la reine Elisabeth II se présentera tout de même à sa table une heure après celle convenue, accompagné de ses enfants, des princes qui n'étaient prévus aux agapes.
Cela finit par quelques frictions verbales entre eux lorsque Hassan II imputa ces manquements au protocole au secrétaire privé de la reine, Robert Fellowes, accusé par le souverain du Maroc d’être responsable d’une « terrible confusion » alors qu’il était venu à la rencontre de la reine bien tardivement. « Je vous saurais gré de ne pas parler ainsi de mon personnel », lui rétorqua la reine d’Angleterre dans un rare moment d’énervement.
De la vidéo filmée de ces instants, on retiendra la présence de Sidi Mohammed, futur roi Mohammed VI, de son frère Moulay Rachid, et de ses sœurs Lalla Hasnaa, Lalla Meryem et Lalla Asmae. C'est avec eux d'ailleurs que des clichés seront pris immortalisant l’instant plutôt empreint de cordialité et de simplicité.
Du pigeon farci au petit déjeuner
« Il est arrivé assez en colère vu que sa suggestion n'a pas été prise en compte. Le voyage avait l'air d'être un véritable désastre. Aux côtés de la reine, il ne disait rien. Mais avec moi, il était énervé et ne cessait de répéter en français qu'il n'était pas traité comme un gentleman », nuancera cependant Lord Hurd. « Tout va mal. Et votre ambassadeur devra quitter le Maroc demain », aurait ainsi lancé le roi dans un moment d’exaspération, pour exiger de lui le départ sans retour du diplomate, celui-ci ayant manqué de remettre à l’ensemble de la famille régnante le titre de Chevalier de la couronne britannique.
« J'étais assez inexpérimenté à l'époque, je ne savais pas quoi faire. Un conseiller royal m'a demandé de rester souriant et de ne rien faire. Et il avait raison. Parce que le lendemain, tout le monde était relaxé et tout s'est bien passé », se souviendra l’ex-diplomate.
La presse britannique avait aussi rapporté avec détails pour le moins croustillants que la reine Elisabeth et son époux, le duc d’Edimbourg, ont été rebutés de se voir servir du pigeon farci au petit déjeuner, au lendemain d’une partie de chasse où ils avaient assisté au déchiquetage de volatiles de la même espèce.
De tout cela, Hardman dira tout de même que la reine d’Angleterre quittera le Maroc extasiée par son escapade haut en couleurs en terre marocaine, un membre de son escorte lui ayant avoué qu’elle « avait plutôt apprécié son voyage ».
A son retour au palais de Buckingham, la reine fera porter une lettre au roi Hassan II pour le remercier de son hospitalité : « Nous avons été ému par la manière dont Votre Majesté a pris à cœur notre programme », lui a-t-elle écrit, non sans humour So British.
L’usage diplomatique a obligé Elisabeth II à rendre la courtoisie à Hassan II, en l’invitant à son tour à Londres. Mais pour cela, raconte pour sa part Lord Chalfont (Alun Gwynne Jones), il fallait qu’un envoyé spécial se déplace au Maroc pour insister auprès de Hassan II sur le fait qu’il devait respecter sans faillir le timing du protocole royal britannique.
« Je ne sais pas combien de personnes ont déjà été envoyées dans un pays africain pour confronter un monarque absolu et lui demander de ne pas être en retard. Mais, en tout cas, moi, je l’ai fait », s’en est amusé plus tard Lord Chalfont. Il conclut en décrivant son entrevue avec le roi du Maroc : « Je m'en suis en quelque sorte sorti durant la conversation avec lui, pour lui faire comprendre mon message. Il a souri en me répondant : ‘Je vois que vous êtes venu me dire d'être ponctuel’. J'ai répondu par l'affirmative. Je pense qu'il y a eu, durant son voyage, une ou deux occasions où il a fait attendre les gens, mais il n'a certainement pas mis la reine en patience ».
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