C’est sous un soleil de plomb que plusieurs centaines de dignitaires du makhzen et d’invités attendent depuis plusieurs heures devant le parvis du palais royal – appelé le mishwar (le lieu de délibération et de concertation) – pour participer ou assister à la principale cérémonie de ‘id al-‘arsh’ (la Fête du trône) : half al-wala’ (la cérémonie de l’allégeance). Alors que chacun essaye de faire passer le temps à sa manière en attendant le moment fatidique, les agents de sécurité et les domestiques du palais, eux, tiennent leurs postes sereinement – du moins en apparence. Seuls les fonctionnaires du protocole royal s’affairent. D’un seul coup, la tension monte. Le bruit commence à courir que Sidna (Notre seigneur – le titre informel du roi) sortira bientôt. Commence donc une course contre la montre pour mettre chacun à sa place. Les invités d’un côté et les participants de l’autre. Tout est arrangé en quelques minutes. La machine est bien rodée. C’est alors que les trompettes annoncent l’arrivée solennelle du cortège royal. Les portes du palais s’ouvrent. Le spectacle-rituel commence. Le temps est en quelque sorte suspendu… pour quelques minutes.
Deux écuyers du palais accompagnés de plusieurs domestiques (mkhazniyya) arrivent en tête du cortège. Ils sont suivis par plusieurs cavaliers et palefrois. Deux autres domestiques portant des lances leur emboîtent le pas. Si les serviteurs sont tous vêtus de caftans blancs et coiffés de calottes rouges en forme de cône (shashiyyat al-wala’), les deux écuyers s’en distinguent en mettant un turban, en portant une épée et en tenant un bâton. Un carrosse de gala ferme la marche. Au coeur de ce dispositif se trouve, bien sûr, le souverain. Habillé de beige doré et montant un cheval harnaché à l’envi, il est abrité sous le dôme d’une immense ombrelle. Serviteurs, gardes du corps, officiers et certains membres de la famille royale l’entourent.
Le cortège s’avance lentement au son d’une musique solennelle. Le roi tourne d’abord sa tête à droite pour saluer le drapeau de la dynastie porté par un officier de la garde royale puis la tourne à gauche pour saluer les membres du gouvernement alignés derrière un trait blanc. Le cortège arrive enfin devant une cohorte de hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur disposés en plusieurs groupes : le ministre, les directeurs de l’administration centrale, les wali, les gouverneurs et les agents d’autorité de chaque province. La liturgie politique à proprement parler débute quand le cortège commence à traverser lentement les différents groupes. Devant chacun d’entre eux, un serviteur déclame inlassablement les répliques suivantes :
Notre seigneur vous dit : que
Dieu vous assiste.
Notre seigneur vous dit : que
Dieu vous mette sur le droit chemin.
Notre seigneur vous dit : que
Dieu vous agrée.
Wali, préfets et caïds notre seigneur vous dit que Dieu vous mette sur le droit chemin et vous agrée.
Alors que les dignitaires de l’Intérieur doivent se prosterner après la fin de chaque formule, un groupe de serviteurs répète une antienne bien connue : « Que Dieu octroie longue vie à notre Seigneur ! » En tout, les hauts fonctionnaires de l’Intérieur se prosternent cinq fois.
Cette cérémonie, qui dure entre dix et vingt minutes, est bien sûr retransmise en direct par la télévision nationale, à l’instar des autres cérémonies commémorant la Fête du trône. Le speaker utilise tous les superlatifs possibles et imaginables pour louer les bienfaits du souverain et clamer son importance politico-religieuse. Il insiste tout particulièrement sur la bay‘a : le serment d’allégeance qui lie indéfectiblement le souverain à ses sujets. Pratique multiséculaire, la bay‘a représente, selon le speaker, la continuité de l’État, la persistance de l’islam et l’attachement de la population à son souverain. Mais au-delà des envolées lyriques et des formules toute prêtes, le propos reste creux et manque cruellement de données factuelles et d’exemples historiques. Même les « experts » invités des bulletins d’information des différentes chaînes nationales, notamment le ministre des Affaires islamiques, ne sont d’aucun secours, et pour cause : nous sommes devant un cas typique d’invention de la tradition.
De création récente (1933), la Fête du trône correspond à la mise en place d’un ensemble de pratiques rituelles pour créer une continuité fictive avec le passé et inculquer des normes de comportement à la population, au nom de la tradition. Les promoteurs des traditions inventées choisissent des références et des symboles anciens pour répondre aux préoccupations de leur temps : légitimer d’une manière ou d’une autre l’ordre existant. Dans sa forme actuelle, ce rituel a été créé de toutes pièces par Hassan II. Son fils et successeur Mohammed VI l’a repris quasiment tel quel, tant qu’il remplit sa fonction : affirmer la centralité et la suprématie de la monarchie. Cette fonction est bien loin de l’objectif qu’avaient fixé les nationalistes à la Fête du trône : symboliser et célébrer la nation marocaine.
Ce n’est qu’une vingtaine d’années après le Traité de Fès, en 1912, qu’une jeunesse nationaliste émerge dans les principaux centres urbains du pays, sur la nation et le nationalisme, telles que les présentaient les publications en provenance du Machrek, ces jeunes pensent le Maroc comme une unité géographique, politique et culturelle : un État-nation. C’est la première fois qu’apparaît aussi clairement une identité intermédiaire entre l’appartenance locale (lignage, localité, région, etc.) et l’appartenance globale (l’islam). Mais tout restait à faire. Il fallait en effet créer ou adopter un certain nombre de concepts, de symboles et d’images pour renforcer ce projet et mobiliser la population autour de lui, notamment après les événements qui ont suivi la promulgation du dahir dit berbère en 1930. Pour des raisons obscures, les jeunes nationalistes ont décidé de centrer la construction idéelle et idéale de la nouvelle nation non sur le folklore, la langue, l’ethnicité, les valeurs ou l’histoire, mais sur la personne du sultan. Ils voulaient probablement déclencher une mobilisation collective qui ne soit pas trop en rupture avec les structures traditionnelles pour ne pas éveiller les soupçons de la Résidence générale, du makhzen et d’une partie de la population. Ils voulaient également profiter du capital symbolique de l’institution sultanienne pour faire passer leurs messages plus facilement. Mais rien n’est sûr, car cette période de balbutiement est caractérisée par beaucoup d’improvisation, à cause du niveau intellectuel modeste de la plupart des jeunes nationalistes et aussi de leur inexpérience. Il reste que ces jeunes gens ont choisi de mobiliser al population autour de la figure sultanienne et non autour d’une idéologie plus ou moins élaborée et d’un projet politique clair. Pour catalyser l’imaginaire du plus grand nombre de manière rapide, les jeunes nationalistes, notamment les équipes de la revue al-Maghrib et du journal L’Action du peuple, décident de célébrer l’accession au pouvoir de Mohammed V (1927-1961), considéré comme le symbole de la souveraineté et de l’unité nationales. Cet événement pourrait en effet être une occasion en or pour rassembler la population autour de sentiments et d’aspirations communs et propager les « idées » nationalistes sans inquiéter les autorités. Cela a été le cas en Égypte, source d’inspiration inépuisable pour les nationalistes marocains, où le parti al-Wafd profitait des célébrations annuelles de ‘id al-julus (la Fête du trône), instauré en 1923, pour organiser des manifestations publiques exaltant le sentiment national et dénonçant l’occupation. Il va sans dire que cette fête est d’origine européenne et, plus précisément, britannique. Elle a été célébrée pour la première fois au XVIe siècle, sous le nom d’Accession Day, avant d’être adoptée par la plupart des autres monarchies du monde en l’adaptant plus ou moins aux différents contextes locaux. En juillet 1933, Muhammad Hassar (m. 1936) publie un article dans la revue al-Maghrib, sous le pseudonyme d’al-Maghribi, intitulé Notre gouvernement et les fêtes musulmanes, dans lequel il demande timidement aux autorités françaises de faire du 18 novembre, jour de l’intronisation du sultan, une fête nationale (‘id watani). Quelques mois plus tard, c’est le journal L’Action du peuple, dirigé par Muhammad Hassan al-Wazzani (m.1978), qui prend le relais. Entre septembre et novembre 1933, le journal publie plusieurs articles appelant à faire de ce jour « une fête nationale, populaire et officielle de la nation et de l’Etat marocains ». Il propose la création de comités d’organisation dans chaque ville et la mise en place d’un fonds de bienfaisance auquel contribuera l’ensemble de la nation. Le journal nationaliste suggère également aux organisateurs d’embellir et de pavoiser les rues, de chanter l’hymne sultanien, d’organiser des meetings où l’on prononcera des discours et récitera des poèmes, et d’envoyer des télégrammes de félicitation au sultan. Par ailleurs, pour rassurer les plus conservateurs, L’Action du peuple publie une fatwa de l’ouléma ‘Abd al-Hafiz al-Fasi (m. 1964) qui affirme que ce rituel et tout e qui l’accompagne – musique, pavoisement, etc. – ne sont pas des innovations blâmables (bida‘, sg. bid‘a) aux yeux de l’islam. Les autorités françaises suivent cette dynamique de très près. Elles ont en effet peur des conséquences politiques que pourrait avoir cette entreprise de mobilisation collective. Elles ont essayé d’entraver, voire d’interdire son organisation. Mais devant l’enthousiasme des jeunes et l’acquiescement des notables, elles finissent par céder. La première célébration de la Fête du trône, dont le nom n’était pas encore bien précis (Fête de l’accession, Fête du sultan, Fête nationale) a eu lieu à Rabat, Salé, Marrakech et Fès. Plusieurs rues des médinas ont été embellies et pavoisées, les gens se sont réunis dans des cafés ou des maisons de notable pour écouter de la musique, des poèmes et des discours tout en sirotant du thé et dégustant des gâteaux. La plupart des réunions se sont terminées par des invocations pour le Maroc et des vivats au sultan, à l’exception de Salé qui a organisé en plus un feu d’artifice. Enfin, les jeunes et les notables ont profité de l’occasion pour envoyer des télégrammes de félicitation à Mohammed V. Bien qu’elle soit restée relativement limitée, la première Fête du trône est une véritable réussite. Elle a en effet attiré la sympathie populaire et acculé l’autorité tutélaire. Cela pousse les nationalistes à voir plus grand l’année suivante. Les préparatifs commencent des mois à l’avance. Plusieurs comités d’organisation voient le jour dans les différentes régions de l’Empire chérifien, notamment dans la zone espagnole, et des brochures contenant des poèmes et des chants nationalistes sont distribuées aux écoliers et aux jeunes. Des journaux et des revues publient des numéros spéciaux consacrés à l’événement. L’engouement populaire oblige l’autorité tutélaire à agir. Pour reprendre les choses en main, la Résidence générale décide d’officialiser la Fête du trône pour couper l’herbe sous les pieds des nationalistes, pour faire de ce jour une célébration étatique et non populaire. Le 31 octobre 1934, le vizir al-Mukri promulgue un décret dont le premier article stipule qu’« à partir de la présente année, le 18 novembre, anniversaire de l’accession de S.M. le Sultan au Trône de ses ancêtres, sera consacré à la commémoration de cet événement ». Celui-ci aura pour nom ‘id al-tidhkar (la fête de la commémoration). La dénomination ‘id al-‘arsh ne s’imposera que par la suite. Le reste des articles du décret décrit avec une certaine précision le rituel qu’il faut observer durant cette journée : chaque pacha doit embellir et pavoiser sa ville des groupes de musique doivent jouer dans les souks il faudra octroyer des dons aux associations caritatives les fonctionnaires bénéficieront d’un jour de congés les notables de la ville où se trouve le sultan devront se rendre au palais pour lui présenter leurs voeux. Par contre, il est strictement interdit de prononcer des discours en public ou d’organiser des cortèges. Il va sans dire que cette dernière partie des directives a été de loin la moins respectée par les nationalistes par la suite. Par ailleurs, il est intéressant de noter que ce rituel ne comporte presque aucun élément traditionnel. Tout est inspiré des usages européens à travers le modèle égyptien. Ainsi, la Fête du trône s’impose très rapidement comme une fête nationale qui exprime haut et fort la naissance de la nation marocaine. C’est la première fois qu’un sentiment, que l’on peut appeler marocanité, émerge, loin des identités locale et globale. C’est pour cette raison que, considérée comme un rituel de consensus, cette fête devient un moment privilégié de mobilisation populaire contre la puissance coloniale, même après le départ en exil du sultan et l’interdiction de sa célébration, le 5 septembre 1953. Après l’Indépendance, la figure du roi prend beaucoup d’importance, jusqu’à éclipser celle de la nation. Le premier « amalgame » symbolique est la confusion délibérée entre Fête du trône et Fête de l’Indépendance, célébrées toutes les deux le 18 novembre, alors que la date de l’Indépendance réelle est le 2 mars. La tendance s’accélère après l’arrivée au pouvoir d’Hassan II, pour des raisons subjectives et objectives. Pour faire bref, la pression des mouvements de contestation pousse le roi à (re) traditionnaliser l’institution monarchique et ses outils de légitimation pour, entre autres, se rapprocher des élites traditionnelles : le fellah devient le défenseur du trône. Il faut ajouter à cela la personnalité du monarque, qui aspirait à reproduire le modèle absolutiste français. Ce changement de cap devait s’exprimer rituellement, notamment à travers le détournement de la Fête du trône. D’un rituel de consensus, cette célébration se transforme progressivement en un rituel d’affrontement où le roi cherche à exprimer symboliquement sa centralité et son hyperpuissance. En un mot, le 3 mars puis le 30 juillet – dates respectives de l’accession au pouvoir d’Hassan II et de celle de Mohammed VI – deviennent des moments d’« autocélébration » monarchique. Petit à petit, la signification originelle de la Fête du trône disparaît de la mémoire collective. Rituel étatique et palatial par excellence, la Fête du trône conçue par et pour Hassan II est composée de plusieurs cérémonies d’origine musulmane et européenne, dont l’objectif est de délivrer des messages politiques et d’exprimer les hiérarchies sociopolitiques. Si la cérémonie d’allégeance (hafl al-wala’) est la plus célèbre et la plus spectaculaire, il ne faut pas omettre l’importance symbolique du discours royal (khitab al-‘arsh), de la cérémonie de prestation de serment (hafl ada’ al-qasam) par les officiers, nouveaux lauréats des différentes écoles militaires et paramilitaires et de la cérémonie de remise de décorations à des personnalités locales et étrangères. Par ailleurs, on assiste, durant ces autocélébrations, à des flux de dons matériels et immatériels (la grâce royale, par exemple) dans un souci apparent, mais sans doute inconscient, de concurrencer les fêtes religieuses qui restent très populaires. Les médias officiels et officieux quant à eux ne ménagent aucun effort pour dresser un tableau radieux de l’ère royale. Le discours royal, diffusé par les médias nationaux, suit généralement un canevas bien précis : rappel de l’unité entre la monarchie et le peuple, et du combat de Mohammed V et Hassan II pour libérer et unifier le pays passage en revue des réalisations de l’année, les fameuses injazat présentation des principaux chantiers politiques, économiques et sociaux directives générales au gouvernement pour améliorer la vie des sujets (re)précision des règles du jeu politique national si cela est nécessaire. En somme, le monarque donne à voir qu’il est le « chrono-maître », c’est-à-dire que c’est lui, et lui seul, qui contrôle le temps politique au Maroc. En bon autocrate, le roi sait bien se servir des récompenses publiques pour circonvenir ou neutraliser certaines élites. Cette pratique s’inspire de l’œuvre de Napoléon Bonaparte, qui a créé la Légion d’honneur en reprenant des pratiques antiques pour coopter et amadouer les élites françaises. Durant une cérémonie pompeuse, le souverain remet des décorations (awsima, sg. wisam) de différents ordres à des artistes, des intellectuels, des politiciens, des religieux, des sportifs, etc. Outre la reconnaissance des talents et compétences des lauréats, on veut surtout montrer au plus grand nombre que le régime a le soutien de personnalités plus ou moins influentes issues de différents backgrounds socioprofessionnels et de différentes origines. Dans les systèmes autoritaires, le chef essaie toujours de montrer qu’il a le soutien indéfectible des forces militaires et paramilitaires en tant qu’outils de domination par excellence. Cela se traduit rituellement, au Maroc, par l’organisation d’une cérémonie à l’occasion de la Fête du trône durant laquelle les nouveaux lauréats des différentes écoles militaires et paramilitaires prêtent serment de fidélité directement au monarque. Le message est clair : les troupes ont un seul et unique commandant suprême. Par ailleurs, les officiers supérieurs respectent, eux, un protocole rigie en présence du roi, notamment après les tentatives de coup d’État de 1971 et 1972. Ils doivent montrer encore plus que les autres dignitaires une soumission absolue durant les manifestations publiques, notamment la Fête du trône durant laquelle plusieurs d’entre eux sont promus à des grades supérieurs. La cérémonie d’allégeance est sans aucun doute le clou du spectacle. Elle met face à face le monarque avec ceux qu’il considère comme ses serviteurs les plus fidèles : les hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Toutes les autres composantes de l’élite sont de simples spectateurs. Cela peut paraître anormal dans un premier temps, surtout si l’ons e fie au discours du speaker de la première chaîne et du ministre des Affaires islamiques qui parlent de communauté, de peuple et de représentants légitimes. Si l’on y regarde de plus près, le malentendu, ou plutôt l’ambiguïté, se dissipe très rapidement. Selon les oulémas de l’époque classique, la bay‘a légale ne peut se faire qu’une seule fois durant le règne d’un souverain – normalement pour signifier son accession au pouvoir. Mais dès l’époque umayyade (661-750), les autorités ont mis en place des cérémonies de renouvellement du serment de fidélité (tajdid al-bay‘a), et ce pour deux raisons principales. D’une part, montrer la fin d’une révolte, dans le sens où ses leaders viennent rendre les armes et jurer fidélité, et, d’autre part, démontrer que le souverain dispose du soutien des chefs politiques, religieux et militaires des territoires qu’il contrôle. Cette pratique a été importée dans ce que deviendra le Maroc dès le Moyen Âge. Mais c’est le sultan Ahmad al-Mansur al-Dhahabi (1578-1603) qui va la codifier et lui donner toute sa splendeur. Les Alaouites ne feront que la reprendre sans grandes modifications jusqu’au règne de Hassan II. Celui-ci ne conserve que le second aspect du tajdid al-bay‘a pour le mettre au service de son projet absolutiste. En effet, seuls les hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, véritables piliers du régime, ont droit de cité. Cette tradition se perpétue depuis. Tout dans cette cérémonie magnifiée tend à montrer une nouvelle fois la figure du roi comme une entité transcendante, qui est à la fois au centre et au-dessus de l’espace social marocain. En effet, les habits d’apparat, les insignes du pouvoir et la musique solennelle qui accompagnent le cortège royal veulent prouver que le monarque est le porteur de l’histoire sacrée de la cité musulmane et le garant de sa continuité et de sa stabilité. En voici quelques exemples : Le roi revêt normalement des habits d’apparat dont la couleur blanche symbolise la continuité du califat d’Occident indépendant. Dès le VIIIe siècle, les Umayyades d’Andalousie (756-1031) portent la couleur blanche pour se distinguer de leurs ennemis abbassides (750-1258) et affirmer haut et fort leur indépendance et leurs prétentions. À partir du XIIe siècle, les dynasties marocaines adoptent cette tradition et les prétentions qu’elle sous-tend. Composé d’un pantalon large (sirwal), d’une blouse de drap (qamis), d’une robe de drap à manches larges (qaftan), d’une cape (silhama) ainsi que d’une calotte rouge (shashiyya) renforcée par un turban (‘amama), ce costume est toujours en usage dans la cour marocaine. Mais force est de constater que la couleur blanche perd du terrain en faveur du beige doré depuis plusieurs années. Ce genre de dérèglement survient généralement quand les émetteurs et les récepteurs des messages politiques oublient ou ignorent le sens originel des symboles. Par ailleurs, les sultans mettaient dans une poche une copie du livre du père spirituel de la majorité écrasante des confréries soufies marocaines, Muhammad ibn Sulayman al-Jazuli (m.1465), intitulé Dala’il al-khayrat, et un talisman. Ils portaient également un chapelet. Cela était supposé les protéger du mauvais oeil, des mauvais sorts et surtout des complots. Si le chapelet apparaît toujours dans la panoplie royale, on ne sait malheureusement rien sur les deux premiers objets. Les deux lances portées par les domestiques symbolisent le pouvoir militaire du souverain. Plusieurs récits traditionnels affirment que le Prophète, lors de ses sorties officielles pour célébrer les fêtes religieuses, faisait porter à un individu qui le précédait dans le cortège une lance appelée al-‘anaza. Cette pratique aurait été adoptée par ses successeurs immédiats. Disparue de l’usage à l’époque umayyade, elle fut réintroduite sous les premiers Abbassides. Prérogative califale, elle aurait été adoptée par les dynasties qui prétendaient à cette dignité. Elle est ainsi présente dans le cérémonial marocain dès le Moyen Âge. Mais c’est encore une fois Ahmad al-Mansûr qui va lui donner une place centrale dans le dispositif. Le carrosse de parade, lui, a été introduit assez tardivement. C’est un présent offert au sultan Hassan Ier (1873-1894) par la reine Victoria d’Angleterre (1837-1901). D’un simple moyen de transport, il se transforme très rapidement en un insigne de pouvoir et en symbole. Il incarne en effet la monarchie en tant que corps mystique, c’est-à-dire un centre idéal et éternel qui représente la continuité et la stabilité, au-delà des corps périssables des monarques. L’ombrelle reste toutefois l’insigne de pouvoir par excellence de la monarchie marocaine. Cet instrument, conçu pour abriter le souverain en marche, est un manche couronné d’un dôme qui semble représenter l’axe de l’univers et la voûte céleste. Le souverain serait ainsi le centre du sultanat, voire de l’univers, autour duquel tout tournerait. Insigne utilisé depuis l’époque babylonienne, il a été adopté par les califes abbassides dès le IXe siècle. Plusieurs dynastes l’utilisent par la suite pour clamer leur indépendance, voire leurs prétentions califales. Ce n’est qu’au XVIe siècle que cet objet fait son apparition dans la cour chérifienne grâce au sultan Abd al-Malik al-Mu’tasim (1576-1578). Celui-ci se serait inspiré soit des nombreux souverains musulmans qui l’utilisaient, soit de la Rome papale où il fut captif quelque temps après la bataille de Lépante. Tous ses successeurs en feront bon usage jusqu’à nos jours. Armé de ces objets et entouré de plusieurs domestiques et parents, le cortège royal sort du palais, siège réel du pouvoir, pour recevoir l’hommage de ses plus fidèles serviteurs. Les costumes traditionnels blancs et identiques que portent ces derniers tendent à démontrer que dans ce laps de temps « sacré », les hiérarchies et les différences s’effacent pour révéler au grand jour un corps uni et homogène derrière et autour du chef (l-m‘allam). La liturgie politique à proprement parler démarre lorsque le cortège commence à traverser les groupes de dignitaires rassemblés par région. Alors qu’un mkhazni crie les formules patriarcales évoquées plus haut exprimant la bénédiction et la satisfaction du souverain, les dignitaires se prosternent religieusement à cinq reprises. En même temps, d’autres mkhazni souhaitent longue vie à leur maître. À l’image des anges entourant le trône divin et proclamant son omnipotence, les dignitaires de l’Intérieur doivent donner à voir leur soumission absolue pour mériter leur place de porteurs du trône chérifien et d’intérmédiaires entre le monarque et ses sujets. Autrement dit, le déploiement de la grâce du souverain – au sens de baraka et de ni‘ma –, pôle autour duquel tout tourne dans le Royaume, nécessite en effet une obéissance et une soumission absolues de ses affidés. L’analogie avec certains rituels et récits religieux frappante ici est en réalité des plus banales, car de tout temps les rois ont essayé d’imiter les divinités pour sacraliser leur pouvoir, notamment dans le domaine rituel. Depuis plusieurs années, des voix se sont élevées ci et là pour contester la légitimité de la cérémonie d’allégeance. Ce processus s’est accéléré avec le début des soulèvements populaires dans plusieurs pays de la région, en 2011. Des islamistes, des gauchistes, des jeunes de la société civile et des chercheurs ont commencé en effet à s’intéresser à cette pratique de très près. À leurs yeux, ce rituel est respectivement contraire aux croyances religieuses contraire à la dignité et à l’égalité des humains un outil de l’autoritarisme qu’il faut déconstruire ou encore un objet de sciences sociales. Il doit donc être complètement repensé à défaut d’être aboli. Toutefois, chacun utilise ses propres méthodes et arguments pour arriver à cette fin. Alors que certains islamistes considèrent ce rituel comme une innovation blâmable, dans le sens où il représente le monarque comme une idole qu’on adore, certains gauchistes, eux, considèrent que cette pratique anti-démocratique d’un autre âge consacre symboliquement la domination effective des féodaux, des bourgeois et des compradors. De leur côté, les jeunes de la société puisent généralement dans les arguments des deux registres. L’originalité de leur démarche réside dans l’utilisation de nouveaux supports : Facebook, Twitter, Youtube, la caricature, etc. Certains d’entre eux sont même allés jusqu’à jouer un simulacre de cérémonie d’allégeance…à Paris. Des chercheurs essaient, enfin, d’aborder l’événement de manière scientifique afin de mieux comprendre sa portée historique, sociologique et anthropologique. Cela permet sans doute de mettre en lumière le fait que le rituel est un langage comme un autre, qui doit évoluer pour être mieux compris et accepté par les destinataires, surtout quand il s’agit d’une tradition inventée. . La Fête du trône. Petite histoire d’une tradition inventée, Baudouin Dupret et alii, Le Maroc au présent, Aix-en-Provence, 2015. Texte reproduit avec l'aimable autorisation de son auteur.Naissance de la première fête nationale
Le détournement autoritaire
Esquisse d’une liturgie makhzénienne
Un rituel contesté
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