En 2016, un pactum sceleris est scellé entre deux clans de la Cosa Nostra, la célèbre mafia sicilienne. D’un côté, le clan de Gela, connu pour ses activités de trafic de drogues, de détournement de marchés publics et d’extorsion dans cette ville de la province Caltanissetta, dont le chef est tout aussi connu dans le milieu mafieux en Sicile : Salvatore Rinzivillo. Le sexagénaire, rôdé à tous les rouages du milieu vient d’être condamné en appel, pour plusieurs crimes, à vingt ans de prison, où il a rejoint ses deux autres frères Antonio et Crocifisso Rinzivillo, deux mafieux notoires.
De l’autre côté, le clan de Palerme, chapeauté par un autre gros bonnet de Cosa Nostra : Giuseppe Guttadauro, 73 ans, frère de Filippo Guttadauro, lequel est le beau-frère du boss de la mafia sicilienne Matteo Messina Denaro, en cavale depuis 1993 après avoir endeuillé l’Italie en commanditant des attentats ayant fait une vingtaine de morts, dont les deux célèbres juges antimafia italiens, Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Surnommé le « médecin », l’homme tirait discrètement les ficelles d’un vaste business à partir de Rome. Giuseppe Guttadauro a été arrêté le 13 février dernier par des carabiniers, des militaires de Palerme et des éléments du Regroupement opérationnel spécial (ROS). Il était de retour… du Maroc. Le motif ? « Association mafieuse ».
Car l’objectif du pacte de 2016 était de faire du Maroc une base-arrière pour permettre à « la Pieuvre », ainsi que l’on surnomme Cosa Nostra, de s’assurer le monopole du commerce de poisson en Sicile et d’étendre ses tentacules à la région du Latium, notamment sa capitale Rome, d’où Guttadauro jouait au Parrain, mais aussi à l’Espagne et à l’Allemagne. Selon l’enquête judiciaire italienne, un volumineux document de près de 1500 pages dont Le Desk détient copie, un réseau s’est peu à peu mis en place autour d’une constellation de sociétés basées notamment à Tanger, Larache, Agadir et Tan-Tan. Le tout par l’entremise des membres de Cosa Nostra notoirement connus pour leur lien avec Matteo Messina Denaro, le protégé du fameux Totò Riina, le capo di tutti capi (le chef de tous les chefs) arrêté en 1993 après avoir semé la terreur à Corleone et dans toute la Sicile.

Mais l’arrestation des principales figures de Cosa Nostra et certains de leurs acolytes actifs au Maroc n’a pas pour autant décapité « la Pieuvre » au Maroc, où plusieurs sociétés continuent de prospérer au détriment des acteurs du secteur.
Sur la base des retranscriptions des écoutes téléphoniques et de l’enquête menée par les magistrats de la Cour de Caltanissetta, de notre investigation réalisée sur le terrain ainsi que sur une dizaine de témoignages et de documents que nous avons obtenus de différents acteurs, Le Desk lève le voile sur les méandres d’un business criminel longtemps mené loin des regards.
Once upon a time in Sicilia
Avril 2016. Après plusieurs contacts, Salvatore Rinzivillo et Giuseppe Guttadauro se donnent rendez-vous dans un hangar à Gela appartenant à Angelo Giannone et son père Carmelo, deux mareyeurs proches de du clan des Rinzivillo. Une réunion « documentée par une vidéo enregistrée dans le hangar », indiquent le magistrat instructeur dans son enquête.
Le 4 avril, une conversation est interceptée par les enquêteurs au même endroit entre les Giannone et leur comptable, Claudio Mauro. Son objet : la préparation de leur business au Maroc. Ils cherchent, à ce stade sans succès, à joindre sur un numéro marocain, un éminent membre du clan palermitain : Francesco Guttadauro. Il s’agit du fils de Giuseppe Guttadauro. Il est installé à Larache, d’où il dirige en catimini plusieurs entreprises actives dans le commerce de poissons dans le nord du royaume.
Cousin du sanguinaire Matteo Messina Denaro, l’homme d’affaires est à ce point sulfureux qu’un contact fréquent avec lui peut attirer les soupçons de la justice. Le footballeur international italien Fabrizio Miccoli l’a probablement appris à ses dépens après sa condamnation en 2017 à trois ans et demi pour extorsion après avoir engagé un homme pour aller recouvrer quelque 12 000 euros auprès du propriétaire d'une discothèque à Palerme. L’ancien attaquant de la Juve, qui a vu récemment sa peine confirmée par la Cour de cassation, s’est vu reprocher entre autres « ses relations avec Francesco Guttadauro ». Comme son père, Francesco Guttadauro croupit en prison pour « association mafieuse », depuis février dernier.
Impatients de se lancer aux côtés des Guttadauro dans le très juteux marché du poisson, les Rinzivillo envoient en avril en… poisson-pilote au Maroc, Carmelo Giannone, histoire de tâter le terrain. N’étant qu’un second couteau, l’homme ne tire essentiellement de ce voyage exploratoire qu’un avantage, à savoir une exonération du pizzo, un tribut de 1 000 euros dont les commerçants de Gela doivent s’acquitter chaque mois auprès Cosa Nostra en échange de leur « protection », un racket caractéristique des pratiques de la mafia.

« A la demande de Guttadauro, Angelo Giannone s'est rendu au Maroc du 12 au 16 avril 2016 pour parler des détails relatifs l'importation de poisson du pays nord-africain et également pour tisser des relations avec des entrepreneurs et des commerçants locaux », écrivent les enquêteurs dans leur rapport, qui ajoutent : « Il est évident que ce voyage a été décidé ou du moins convenu avec Rinzivillo lui-même qui, dans un premier temps, avait exprimé son intention de se rendre personnellement au Maroc s'il réussissait à obtenir son passeport. »
Certes, pour Salvatore Rinzivillo, le Maroc est jusque-là un marché bien étranger à leur réseau mais, outre l’expertise des Guttadauro, l’homme compte s’appuyer sur ses connaissances logistiques qui ont déjà fait leurs preuves en Allemagne. Du moins dans à Cologne et à Mannheim, où le clan était actif dans le trafic de drogue et de médicaments grâce un homme de main bien connu de la justice italienne : Ivano Martorana, condamné récemment à huit ans de prison par la cour d'appel de Caltanissetta pour « trafic de drogue international » au profit du clan Rinzivillo.
Voilà le pedigree du réseau. Pour concrétiser leur alliance et mettre en marche leur commerce au Maroc, les familles Guttadauro et Rinzivillo s’appuient, selon les enquêteurs, sur plusieurs structures, dont certaines ont pignon sur rue. À commencer par l’entreprise Flott SPA. Spécialisée dans la transformation et la commercialisation des produits de pêche, et parmi les leaders dans les anchois à l’échelle mondiale, la société est située dans le village balnéaire d’Aspra à Bagheria, « un coin de [notre] terre de Sicile, entouré de criques, de rivages sablonneux et de collines en pente douce vers la mer, qui a accueilli Phéniciens, Romains, Byzantins, Arabes, Normands et Espagnols, dans une succession d'événements liés à la richesse du territoire », décrit-on avec lyrisme sur le site internet de Flott SPA.

Fondée en 1980, l’entreprise est détenue à 72,22 % par Tommaso Tomasello, oncle de Francesco Guttadauro – qui est, selon l’enquête italienne, le cousin de Matteo Messina Denaro, souvent comparé, par ses méthodes violentes, à Totò Riina, mis aux arrêts en 1993, année au cours de laquelle Messina Denaro s’est mis en cavale.
Parmi les autres actionnaires, il y a aussi Francesca Tomasello, qui détient 22,7 % du capital. Cette part du capital appartenait auparavant à Carlo Guttadauro, avant qu’il en fasse don en 2009 à son épouse Francesca Tomasello, dont le casier judiciaire n’est pas vierge, tiennent à préciser les enquêteurs, selon les pièces d’accusations à notre disposition. Et last but not least : le ministère des finances, à travers l’Agence immobilière de l'État, qui détient 5,08 %. Ces parts détenues par l’État – minoritaire, ce qui ne lui permettrait pas de prendre part à la gestion de l’entreprise – proviennent, selon nos informations, de biens confisqués.
En près de 40 ans, la société, qui compte plusieurs filiales et quelque 1 000 employés, est très prospère. À tel point qu’elle figure au classement établi par la Bourse de Londres en 2017, des 100 meilleures entreprises italiennes non cotées. « Au fil des ans, elle est devenue un leader mondial dans la conservation et la transformation d'anchois avec plus de 12 000 tonnes de produits transformés », s’enorgueillit Tommaso Tomasello sur son site.
Que reprochent donc les magistrats à Flott SPA ? Ils soupçonnent Francesco Guttadauro d’être aux commandes de deux filiales marocaines du mastodonte italien. « Comme le montrent les investigations menées, Salvatore Rinzivillo grâce à l'alliance commerciale conclue avec la famille Guttadauro et, en particulier, avec Francesco Guttadauro où il dispose d’entreprises plus référentes opérant dans le secteur du commerce du poisson basées au Maroc, a commencé une activité rentable liée au commerce de poisson importé du royaume en Sicile, mais aussi également dans le Latium, pour être ensuite commercialisé dans d'autres parties du territoire italien et, et plus loin, également en Allemagne, où Rinzivillo peut bénéficier de la collaboration d'un groupe de fidèles, dont certains participent également à l'association mafieuse. », résume le magistrat instructeur.
« Les enquêtes ont permis de constater, en effet, que Salvatore Rinzivillo a commencé un important commerce de poisson entre la Sicile, le Maroc, le Latium et l'Allemagne en vertu de la collaboration entamée avec Francesco Guttadauro (…), fils du célèbre médecin Giuseppe Guttadauro, frère de Filippo Guttadauro, lequel est le beau-frère du fugitif Matteo Messina Denaro, déjà reconnu coupable d'association de type mafieux, et propriétaire d’activités commerciales en Sicile et au Maroc, où il a vécu et où il est considéré comme un éminent représentant de Cosa Nostra de Palerme », précise le document.
Et d’ajouter : « Le profil mafieux de Francesco Guttadauro et de son père Giuseppe Guttadauro est indiscutable et le respect que Rinzivillo leur a témoigné à plusieurs reprises en est la preuve la plus significative. En fait, lors d'une conversation avec Carmelo Giannone concernant l'initiative commerciale qu'ils entreprenaient avec Guttadauro, Salvatore Rinzivillo s'exprime en termes extrêmement élogieux envers cette famille », relatent les magistrats enquêteurs.
Les tentacules de la pieuvre
Selon Glatolo Vito, un repenti qui a balancé en 2014 les Guttadauro à la justice, la famille palermitaine s’est implantée en Afrique du nord au début des années 2000. Ce que prouvent les documents obtenus par Le Desk, du moins en ce qui concerne le royaume, qui accueille depuis plus de 20 ans deux sociétés contrôlées par Flott SPA. Détenue à 75 % par le groupe de l’entreprise de Tommaso Tomasello, Andrexport a été fondée en 2003 à Agadir avec pour activité l’exportation du poisson et la semi-conserve. Elle compte aujourd’hui deux unités industrielles actives notamment dans le marché des anchois.
Un marché florissant pour les Tomasello, comme en témoigne le chiffre d’affaires de la société passé de 25 millions de dirhams (MDH) en 2005 à 69 MDH en 2020. De temps en temps, elle bénéficie même d’une subvention publique, comme en 2010 lorsqu’elle a signé une convention avec la Régie autonome multi-services d'Agadir (RAMSA) pour la mise en place d’une station d’épuration des eaux usées. L’aide de l’établissement public avait pour but « d’atténuer les impacts négatifs sur l’environnement de la pollution industrielle en vue de protéger la ressource en eau dans la région », indique en 2015 un rapport du département de l’Environnement dont nous avons pris connaissance. Entrée en fonction en 2013, la STEP était d’ailleurs en arrêt au moment de l’élaboration du rapport « à cause de problèmes mécaniques et électriques ».
Selon ses statuts, Andrexport a pour administrateur Salvatore D’Alcamo, établi depuis 1991 au Maroc, où il a fondé l’entreprise avant d’être rejoint en 2010 par Flott SPA. Dans son giron, on retrouve aussi à Agadir, D'Alcamo Groupe avec un membre du clan Tomasello, SDCG Transport active dans le fret ou encore Azzuro Fish à Aït Melloul.
Flott SPA possède également une société à Tan-Tan appelée Italfish. Comme la première, elle est spécialisée dans le commerce de gros de poissons ainsi que la préparation et la conserve de poissons. Codétenue jusqu’en 2014 par les Forchione, une famille italienne qui s’est installée dans les années 80 à Agadir, « un emplacement propice au commerce de poisson frais », l’entreprise a depuis un associé unique : Andrexport.
Comme Andrexport, Italfish est gérée également par Salvatore d’Almaco, secondé par un certain Mohammed Touhami, très discret au point de n’apparaitre que dans les statuts de la société. Le nom Touhami figure cependant sur des chalutiers enregistrés notamment à Safi. Moins florissante que sa sœur jumelle, du moins d’après les bilans, l’entreprise a réalisé près de 30,7 MDH de recettes en 2020.
Mais Andrexport réfute tout lien avec Cosa Nostra, même si le nom de son fondateur (D’Alcamo) fait écho au clan sicilien éponyme longtemps dirigé par le parrain Ignazio Melodia, lui-même en cheville avec l’incontournable fugitif, Matteo Messina Denaro. Quant à un lien avec le chef local Francesco Guttadauro : « Il y a deux Francesco Guttadauro. L’un est le fils de l’associé de Flott SPA mais il est en Italie et il n’a rien à voir avec la mafia sicilienne. L’autre Francesco est établi au Maroc, il est son cousin mais il n’est pas à fréquenter. Et c’est ce dernier qui est présent au Maroc mais il n’a absolument rien à voir avec Andrexport », nous assure Carmelo Gargano, directeur d’Andrexport depuis 2010.
« Hamdoullah, je ne connais pas personnellement celui qui est installé au Maroc. Ce ne sont pas des gens à fréquenter. Mais j’insiste : ils n’ont pas de lien avec nous, ni familial ni sociétaire », répète le directeur de l’entreprise. Mais ce n’est pas ce que dit la justice italienne, pour qui le lien entre Francesco Guttadauro, le cousin du chef de la mafia sicilienne, et les deux filiales marocaines de Flott SPA est évident. « Les entreprises [Andrexport et Italfish] sont gérées par Francesco Guttadauro, qui a établi sa résidence au Maroc », lit-on dans cette minutieuse enquête.
« Ce n’est pas le même Francesco Guttadauro. Il y a deux Francesco Guttadauro, en fait. Il y a Francesco Guttadauro qui a une usine à Larache. Ce sont des cousins mais ils n’ont pas de relation depuis 20 ans. Si vous cherchez sur Flott, c’est un leader des anchois dans le monde. On vient d’une région qu’on lie souvent à ces affaires, mais on essaie de se tenir le plus loin possible de ces histoires et de gagner notre vie avec le poisson », clame encore Gargano.
La main invisible des Guttadauro
Selon les enquêteurs italiens, ces deux sociétés seraient donc bel et bien gérées par le mafieux Francesco Guttadauro, ce qui, cependant n’est pas prouvé par leurs statuts. Il faut dire que leurs responsables statutaires soignent bien leur image. En 2017, par exemple, Andrexport et l’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM) ont signé la première convention collective au niveau de la région en présence notamment du wali Ahmed Hajji, des gouverneurs et d’un représentant de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Un accord social qui a fait suite à des licenciements massifs et des grèves et dont le contenu n’aurait jamais été respecté par la direction, si l’on en croit les nombreux témoignages des ouvriers et ouvrières sur leur page Facebook contestataire et à travers les articles parus à l’époque dans la presse locale. Pour se donner une image citoyenne, Andrexport avait mené une campagne de communication, venant tantôt en soutien à ses employés pour des paniers du Ramadan ou pour louer sa politique sociale à travers les médias.
Abondamment citée dans l’enquête judiciaire en Italie, la société-mère Flott SPA n’est pas moins soucieuse de son image dans le royaume, où elle ne lésine pas sur les moyens pour organiser certains évènements, comme une finale d’un tournoi de golf annoncée en février 2020 sur le parcours de 27 trous du Palmeraie Golf Club à Marrakech.
Il en est de même en Italie, où Flott SPA a financé récemment le parti Matteo Salvini, la Ligue du Nord à hauteur de 1 000 euros. Pas de quoi enrichir la formation d’extrême-droite, certes, mais c’est bien suffisant pour que la presse italienne s’en empare. « Il y a des petites pièces qui pèsent plus que d'autres. Surtout quand elles sont données à un mouvement politique, en l'occurrence la section sicilienne de la Ligue de Matteo Salvini, par une entreprise dont les partenaires comprennent un entrepreneur déjà reconnu coupable de crimes mafieux et avec un frère comme chef de clan, lié au fugitif des fugitifs. C'est-à-dire à Matteo Messina Denaro, un fantôme depuis 29 ans, également condamné pour les massacres à la TNT de 1993 et 1994 signés par Cosa Nostra, la mafia sicilienne à l'époque encore aux mains de Toto Riina », écrit cette semaine le quotidien Domani.
Malgré le halo de mystère qui entoure encore le rôle de Guttadauro au sein des deux filiales de Flott SPA, ce dernier est bel et bien présent au Maroc. Selon les informations du Desk, en 2013, ce proche de Matteo Messina Denaro a créé en personne une société nommée Goccia d'Oro, qui a pour objet la transformation de poissons, l’achat, la vente de poissons frais et congelés ainsi que « l’élevage d'organisme aquatiques en particulier les poissons, les mollusques les crustacés ».
Majoritaire dans le capital (90 %), Francesco Guttadauro ne s’est pas toutefois lancé seul dans l’aventure mais avec un autre associé patronyme bien connu en Italie : Tancredi Busceta, de la famille de Tommaso Buscetta, une grande figure de Cosa Nostra surnommé « le boss des deux mondes » pour avoir vécu entre la Sicile et le continent américain (aux États-Unis, en Argentine et au Brésil). Un des plus célèbres repentis italiens sur qui s’était abattue dans les années 1980 la vengeance de Toto Riina - qui avait fait assassiner ses deux fils, son frère, ses quatre neveux et son gendre, dont aucun n’était lié à Cosa Nostra. Une histoire rendue davantage célèbre par Le Traitre, un film que lui consacré en 2019 le réalisateur italien Marco Bellocchio.

Deux autres associés beaucoup moins connus (Hicham Berradi, détenteur d’un passeport italien, et Enrico Zalda, un Palermitain inconnu au bataillon) détiennent des parts très minoritaires dans cette société dont les bilans sont introuvables. Tout aussi introuvables que son siège (situé au n° 52 de la Zone industrielle Geznaya à Tanger), que nous n’avons jamais réussi à localiser lors de notre déplacement sur les lieux fin 2020, le bâtiment abritant une dépendance de Nestlé et des locaux de l’Association des industriels de la zone (Aizig)…Une boite aux lettres en somme.
Francesco Guttadauro est propriétaire d’une autre société domiciliée à Larache, active comme sa sœur jumelle dans l’exportation du poisson. Codirigée par son oncle Filippo Guttadauro (beau-frère du chef de la mafia sicilienne en détention perpétuelle malgré la fin de sa peine), elle a été créée en 2015 sous le nom de GI.SA.AT. Il existe peu d’informations sur l’activité réelle de cette entreprise, qui a déclaré en 2019 un résultat net déficitaire de 565 328 dirhams. En 2020, elle affichait un maigre chiffre d’affaires de 1,8 MDH.
« Il m’a dit qu’il voulait exporter de l’huile d’Argan »
Au même moment, un autre membre de la mafia gélasienne est entré en scène. Il s’agit d’Antonino (ou Antonio) Catania, un spécialiste du poisson congelé « sous protection du clan des Rinzivillo », nous a confié une source au fait du dossier. « L'intérêt de Rinzivillo Salvatore et de ses affiliés, en particulier Carmelo Giannone, Angelo Giannone et Antonino Catania est d'avoir le marché de poissons de Gelese entre leurs mains et d'étendre les affaires de leur vaste plan criminel mafieux à d'autres marchés : siciliens, romains, milanais et allemands », précise la Cour. Carmelo Gianonne et Angelo Giannone purgent respectivement depuis quelques mois une peine de 12 et 7 ans pour, entre autres, avoir mis à la disposition des Rinzivollo leur magasin ayant servi au deal visant les eaux poissonneuses marocaines.
Catania, frère cadet d’Emanuele Catania, condamné et relaxé, était à la tête de plusieurs sociétés en Italie (Gelmar, Pescagel Group, Sicil Tuna Farm, à titre d’exemple) avant de fonder sa propre boîte marocaine à Tanger en 2016 sous le nom de Costa-Ar Export. Contrairement à ses acolytes siciliens, il prend soin de brouiller les pistes en choisissant un objet social au-dessus de tout soupçon : « Exportation de produits naturels ». Prudent, il domicilie son entreprise au cabinet d’un expert-comptable de la ville du Détroit réputé pour « être en cheville avec les Italiens de Tanger ». Interrogé par Le Desk, celui-ci affirme aujourd’hui tout ignorer de l’entreprise criminelle de son client.
« Il m’a dit qu’il voulait exporter de l’huile d’argan et des produits cosmétiques avec un laboratoire suisse. Malheureusement, je n’ai pas vérifié. Puis il s’est volatilisé. On m’a dit qu’il était retenu en Italie. Mais la société est demeurée inactive et j’ai résilié la domiciliation trois mois après la création de la société », nous dit Abdelaziz Ouazzani, l’expert-comptable tangérois qui lui a créé la structure.
Une affirmation qui ne résiste pas à l’épreuve de la vérification car si, comme le dit Ouazzani, aucun bilan de la société n’est disponible, elle n’a jamais été radiée et son siège son social n’a pas changé depuis sa création.
Le comptable dit aussi avoir reçu en 2016 la visite d’un autre groupe d’Italiens désireux de créer de nouvelles entreprises « de produits naturels » mais « cela ne s’est pas fait », précise-t-il au Desk.
Contacté par Le Desk, Youssef Benjelloun, président de la Chambre des pêches maritimes de la Méditerranée (CPMM), dont le champ territorial s’étend de Larache à Saaidia, dit tout ignorer de ce business mafieux. « Je n’ai jamais entendu parler de ces sociétés. Je ne connais ni Costa-Ar Export ni de GI.SA.AT, ni de Goccia D’Oro. Pour moi, ces sociétés n’existent pas. Pourtant, je suis censé connaître toutes les sociétés connues dans le milieu », affirme-t-il.
La course à l’espadon
Si « la Pieuvre » s’est montrée intéressée au fil des années par plusieurs types de poissons, c’est d’abord sur l’espadon qu’elle a jeté son dévolu. En constante diminution, le stock d’espadon en Méditerranée inquiète de plus en plus la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICAT). Si bien qu’en 2016, l’organisation intergouvernementale a fixé, en 2016, le quota annuel de pêche dans le bassin méditerranéen à 10 500 tonnes.
Une situation dont la mafia sicilienne fait naturellement peu de cas. Dès les premières négociations, Francesco Guttadauro, qui se targue « d’être respecté ici comme là-bas [au Maroc comme en Sicile, ndlr] », propose à Carmelo Giannone, émissaire de Salvatore Rinzivillo, de commercialiser cette espèce très prisée en Europe. « Ici, au Maroc, l’espadon est à 7 euros au port », lance-t-il à son interlocuteur en lui expliquant qu’il est en contact avec des « personnes qui ont leurs bateaux ». « Ils déchargent sur le sol, ils me donnent et j’organise le voyage », poursuit Guttadauro. En 2016, le kilo d’espadon s’échangeait au noir à moins entre 15 et 50 dirhams et à plus de 100 dirhams au port, soit un peu plus de 9 euros le kilo (contre un prix de 20 euros en Europe), selon les professionnels.
Ce à quoi Carmelo Giannone répond, enthousiaste : « Nous pouvons travailler comme ça. Je n’ai aucun problème au niveau de l’argent (…) Nous pouvons faire du beau travail (…) Magnifique ! ». Plusieurs déplacements ont eu lieu ensuite entre Rome et Rabat, révèlent les documents à notre disposition.
Dans un autre échange téléphonique qui a eu lieu au mois d’avril 2016, Guttadauro propose à Rinzivillo de prendre un vol au départ de l’aéroport de Ciampino à Rome à destination de Rabat, le but étant qu’ils profitent de la pêche d’espadon « qui commence le 1er avril là-bas [au Maroc, ndlr] » et « durera deux mois et demi ».
Selon Guttadauro, un kilogramme d’espadon s’échangeait toujours à cette date à 7 euros – largement en dessous des prix pratiqués en Europe. Les écoutes interceptées permettent de tracer les contours d’un trafic de grande ampleur, les deux clans tablant sur un volume de 20 000 kilos par voyage (soit 600 espadons, par semaine). Soit plus de 1 500 tonnes par an. Ce qui représente 10 % du quota fixé par la CICAT.
Comment un trafic pareil a-t-il pu avoir lieu à l’insu des autorités de tutelle, à commencer par le ministère en charge de la pêche ? Contactés par Le Desk, le ministère n’a pas répondu à nos questions. Nous avons également envoyé nos questions au département de communication d’Aziz Akhannouch (les faits ayant eu lieu sous son mandat de ministre à l’agriculture et à la pêche), sans succès, malgré nos relances.
Selon nos informations, les magistrats italiens ont adressé, à partir de 2016, au Maroc deux commissions rogatoires, auxquelles aucune suite n’aurait été donnée. Contacté en décembre dernier, le parquet n’a pas répondu à nos questions. Flott SPA n’a pas non plus réagi à un mail que nous lui avons adressé.
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