Mohammed VI a entamé cette semaine une tournée en Afrique de l’Est – la première depuis son accession au trône en 1999. Le souverain se rend successivement au Rwanda, en Tanzanie et en Éthiopie, qui abrite le siège de l’Union africaine où le Maroc devrait faire son grand retour en janvier prochain après 32 ans d’absence. « Cela va en rupture avec la position marocaine qui consistait jusqu’à présent à compter uniquement sur les pays amis, sans développer de relations avec ceux qui reconnaissent encore la RASD. Une position radicale que le Maroc ne pouvait plus tenir », analyse un diplomate ouest-africain qui a passé plusieurs années en poste à Rabat.
Les pays d’Afrique de l’Est que Mohammed VI s’apprête à visiter n’ont pas été choisis au hasard. Au Rwanda, pays enclavé entre la RDC, l’Ouganda, le Burundi et la Tanzanie, le chef de l’Etat a déjà tissé des liens personnels avec le président Paul Kagame, qui s’est lui-même rendu pour la première fois en visite officielle au Maroc en juin dernier. Les deux hommes partagent le même style de gouvernance – qualifiée par certains observateurs « d’autocratie éclairée » – et mènent des réformes internes qui permettent à leurs pays respectifs d’aligner les bons points dans les classements économiques internationaux. Sur la question du Sahara, la diplomatie marocaine a pu compter sur le soutien de Kigali – qui reconnaît pourtant la RASD depuis 1976 – pour bloquer le projet d’extension du mandat de la Minurso à la surveillance des droits de l’homme lorsque le Rwanda siégeait au sein du Conseil de sécurité de l’ONU de 2013 à 2014. Les relations diplomatiques entre les deux pays vont être renforcées par l’ouverture d’une ambassade marocaine à Kigali, pilotée par Youssef Imani, ancien directeur de l’Agence marocaine de coopération internationale (AMCI).
En Ethiopie, 2e pays le plus peuplé d’Afrique avec 94 millions d’habitants, le royaume a commencé à développer un important partenariat économique à travers l’OCP : les ventes d’engrais vers ce pays majoritairement agricole ont atteint 1,7 milliard de dirhams en 2015, faisant de l’Ethiopie le premier client africain de l’Office et le sixième partenaire commercial du Maroc, devant la Mauritanie ou le Sénégal. Mohammed VI y développe également des affaires à titre privé avec Managem, filiale minière de la holding royale SNI, qui mène deux projets d’exploration (mines d’or) dans la région de Beneshangul Gumuz, à la frontière entre l’Ethiopie et le Soudan. Au niveau diplomatique, le pays est d’une importance stratégique : la capitale Addis-Abeba abrite le siège de l’Union africaine et une représentation de la RASD. Mohammed VI vient d’y nommer une nouvelle ambassadrice, Nezha Alaoui M'Hammdi, qui a travaillé au sein de la direction des Affaires africaines au ministère des Affaires étrangères et qui était depuis 2013 à la tête de l’ambassade du Maroc au Ghana.
De son côté la Tanzanie, qui compte 50 millions d’habitants, est un des pays les plus pauvres de la région malgré sa stabilité politique et une croissance soutenue ces dernières années (son PIB est passé de 28 à 45 milliards de dollars entre 2009 et 2015). En quête d’investissements étrangers, le gouvernement du président John Magufuli entend bien développer ses relations économiques avec le royaume. Son ministre des Affaires étrangères Augustine Mahiga s’est déjà rendu en visite officielle à Rabat en avril dernier. Sur le plan diplomatique, la Tanzanie continue de soutenir la RASD dans les fora internationaux et abrite elle aussi une représentation sahraouie. Le président Magufuli a d'ailleurs reçu cet été à Dar es-Salam Bachir Mustapha Sayed, frère du fondateur du Polisario, quelques semaines après la tenue du sommet de l’UA à Kigali. Outre la conclusion de partenariats économiques, Mohammed VI y a nommé un nouvel ambassadeur, Abdelilah Benryane – qui couvrait jusqu’ici le pays depuis le Kenya – pour tenter de contrer l’activisme du Polisario et amener la Tanzanie à adopter une position plus neutre sur le dossier du Sahara.
Le retour du royaume à l’UA
Cette tournée royale en Afrique de l’Est précède le retour du Maroc au sein de l’organisation continentale, qui doit être acté en janvier lors du prochain sommet de l’UA à Addis-Abeba. Un retour attendu, bien que la diplomatie marocaine ait dû abandonner son exigence préalable d’exclure ou de suspendre la RASD. L’importance grandissante de l’UA sur la scène africaine et internationale, couplée à ses prises de position officielles de plus en plus favorables au Polisario, a poussé Rabat à revoir sa stratégie. « Après réflexion, il nous est apparu évident que quand un corps est malade, il est mieux soigné de l’intérieur que de l’extérieur », déclarait doctement Mohammed VI dans son message adressé au 27e sommet de l’UA à Kigali en juillet dernier.
« Le Maroc est devenu une puissance présente au Sahel et développe une véritable politique africaine. Il pense sans doute que le départ de Dlamini-Zuma de la présidence de la Commission de l’UA et la montée des mouvements djihadistes dans la région sahélienne constituent une opportunité à saisir pour faire son retour et infléchir la position de l’UA sur la question du Sahara occidental », analyse Philippe Hugon, directeur de recherche à l’IRIS en charge de l’Afrique et auteur de l’ouvrage « Afriques – Entre puissance et vulnérabilité » (Editions Armand Colin).
La diplomate sud-africaine Nkosazana Dlamini-Zuma, fervente défenseure du Polisario au sein de l’UA depuis son élection à la présidence de la Commission en 2012, va laisser sa place en janvier prochain. Après une première élection qui a échoué l’été dernier lors du sommet de Kigali, c’est Abdoulaye Bathily, candidat officiel de la CEDEAO, qui est donné favori pour lui succéder. Ex-représentant spécial de Ban Ki-moon pour l’Afrique centrale, ce diplomate sénégalais serait un allié de taille du royaume en cas de victoire, au vu de l’importance du poste dans le fonctionnement de l’UA. Ses principaux concurrents pour cette élection à venir sont la ministre kenyane des Affaires étrangères, Amina Mohamed, et son homologue tchadien Moussa Faki Mahamat.
Les négociations diplomatiques menées en coulisses entre Etats membres portent aussi sur le renouvellement des membres de la Commission, dont celui de Commissaire à la Paix et à la Sécurité, poste influent chapeauté par des responsables algériens depuis sa création (Said Djinnit, Ramtane Lamamra puis Smaïl Chergui).
Coopération sécuritaire et partage d’expériences
Qu’est-ce que le retour du Maroc au sein de l’UA peut apporter de concret à l’institution ? « Cela pourrait permettre de renforcer la coopération et la coordination sur les questions de sécurité transnationales, particulièrement en Afrique du Nord, au Sahel et en Afrique de l’Ouest », estime le Dr Monde Muyangwa, directrice du programme Afrique au sein du Wilson Center à Washington. Selon elle, le retour du Maroc permettrait également une meilleure collaboration pour régler la crise des migrants en Méditerranée, une possible participation militaire du royaume aux missions de l’UA et une extension des programmes marocains de lutte contre la radicalisation – notamment la formation des imams – aux autres pays africains sous l’égide de l’institution continentale.
Le Maroc devra par ailleurs apporter sa contribution financière à l’UA et soutenir son Agenda 2063 pour le développement de l’Afrique. « Grâce à ses relations poussées avec d'autres ensembles régionaux comme l'Union européenne et l'expérience qu'il a accumulée, il peut apporter beaucoup en termes de conduite de projets et de formation des cadres », estime un diplomate africain.
De quoi faire du royaume le nouveau leader du continent ? « Le Maroc peut devenir une puissance régionale mais uniquement dans sa zone de proximité. D’autres pays ont plus cette vocation. Le poids de l’Afrique du sud reste de loin le plus important en Afrique », nuance Philippe Hugon. « La longue absence du Maroc a permis aux autres pays de consolider leurs positions au sein de l’UA. Le combat mené par exemple au niveau de l’ONU pour réformer le Conseil de sécurité s’est fait sans lui. Si l’Afrique arrive à obtenir un siège de membre permanent, l’UA décidera de son attribution mais je doute fort qu’il revienne au Maroc », ajoute un diplomate.
Le véritable poids du business marocain
Si la « coopération Sud-Sud » est présentée dans les discours officiels comme un axe majeur de la politique étrangère du royaume, ses relations asymétriques avec l’Union européenne sont aussi appliquées par Rabat au sud du Sahara. Les investissements marocains en Afrique sont principalement dirigés vers des secteurs non-productifs (banques, télécommunications) qui permettent aux grands groupes marocains de remonter des bénéfices de plus en plus conséquents. Les activités africaines de BMCE Bank of Africa ont par exemple représenté 31 % du résultat net part du groupe (RNPG) en 2015. Les banques marocaines dominent aujourd'hui le secteur en Afrique de l'Ouest francophone.
Le développement des relations politiques bilatérales avec les « pays amis » au sein de la zone d’influence traditionnelle du royaume – Afrique de l’Ouest et Afrique Centrale – a favorisé les investissements et le commerce marocains dans ces régions. Le roi Mohammed VI y est d’ailleurs à titre privé le premier acteur économique marocain – devant le banquier Othman Benjelloun et le ministre sortant du Commerce et de l’Industrie Moulay Hafid Elalamy (groupe Saham) – à travers les filiales de la SNI, notamment Attijariwafa bank, Managem et Optorg, une société créée à l’époque coloniale et rachetée à Paribas par la famille royale au début des années 90, dans le sillage du rachat de l’ONA. Toujours basée à Paris, la société a réalisé l'année dernière un chiffre d’affaires global supérieur à 850 millions d’euros. Elle tire ses revenus de l’exploitation des ressources naturelles (bois tropical, minerais, hydrocarbures) en vendant du matériel d’extraction et de transport aux multinationales présentes dans ces régions.
La majorité des importations africaines du Maroc proviennent d’Afrique du nord (Algérie, Tunisie et Egypte), des pays avec lesquels le solde commercial du royaume est déficitaire. Les échanges avec l’Afrique de l’Ouest sont en revanche quasiment à sens unique : la Côte d’Ivoire, le Sénégal et la Mauritanie sont en 2015 (avec l’Ethiopie) les pays avec lesquels le Maroc dégage le plus d’excédent commercial. Une évolution qui a permis l'année dernière à la balance commerciale du royaume de devenir excédentaire avec le reste du continent. Une première.
Comparé aux autres partenaires extra-communautaires de l’UEMAO et de la CEMAC – occidentaux, chinois ou africains (Nigéria, Afrique du sud) – la part du Maroc dans les investissements et le commerce des pays francophones reste néanmoins faible. En Côte d’Ivoire, deuxième pays d’accueil des IDE marocains sur le continent, ces derniers ne représentaient en 2014 qu’environ 6 % du stock total d’IDE du pays. Idem pour les échanges commerciaux des pays de l’UEMOA avec le Maroc, qui ne dépassent pas les 1 %. En cause, un manque de complémentarité entre l’économie marocaine et celles de la région, des problèmes logistiques et des droits de douanes qui restent élevés. Un accord de libre-échange avec l’UEMOA a bien été signé par le Maroc en 2008 mais la partie ouest-africaine freine sa conclusion, craignant une trop forte concurrence des entreprises marocaines, qui pénaliserait son tissu économique.
L’Afrique anglophone, l’autre frontière
Les partenariats économiques qui vont être signés en marge de la tournée royale en Afrique de l’Est et la nomination de nouveaux ambassadeurs doivent permettre d’insuffler une nouvelle dynamique au business marocain, dans une région qui partage avec l’Afrique Australe les marchés les plus dynamiques du continent. L’OCP vient d’y créer plusieurs filiales (Ethiopie, Kenya, Tanzanie, Mozambique, Zimbabwe, Zambie) mais va devoir y affronter la concurrence des distributeurs d’engrais américains ou chinois, déjà bien implantés.
Même le secteur bancaire marocain va avoir du mal à s’y imposer, bien que la filiale bancaire de la SNI, Attijariwafa bank, a profité de la visite royale à Kigali ce mercredi pour annoncer le rachat de Cogebanque, 3e banque du Rwanda en termes d’actifs à fin 2015. Au Kenya, une des principales puissances économiques de la région – que Mohammed VI ne devrait pas visiter lors de sa tournée - seul le groupe BMCE Bank of Africa dispose aujourd’hui d’une filiale, dont la part de marché reste modeste (environ 1,5 %). « Les banques anglaises et sud-africaines y sont très puissantes, c’est difficile de pénétrer le marché », explique Paul Derreumaux, fondateur de Bank of Africa, dont il est toujours président d’honneur. L’Afrique anglophone est en général « très différente du monde francophone, que ce soit en termes de réglementation, d’approche commerciale ou de fonctionnement. C’est un vrai challenge », poursuit-il.
L’opérateur marocain le mieux implanté aujourd’hui dans le monde anglophone est le groupe Saham, présent dans le secteur des assurances au Nigéria, au Ghana, au Kenya, au Rwanda et à Maurice (où sont logées plusieurs de ses holdings). Son président fondateur, Moulay Hafid Elalamy, vient également de faire entrer le géant sud-africain Sanlam dans le tour de table de Saham Finances à hauteur de 30 %. L’opération va permettre à l’assureur marocain d’accélérer son développement sur le continent. Tout un symbole…
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