Entre sacré et temporel, le difficile équilibrisme politique de Mohammed VI
« Je ne participe à aucune élection et n’adhère à aucun parti. Car moi, Je suis le roi de tous les Marocains, candidats, électeurs et aussi ceux qui ne votent pas », a dit Mohammed VI lors de son discours de la fête de Trône. Cette année, son message à la Nation, à l’occasion de l’anniversaire dont la charge symbolique est la plus forte pour la monarchie alaouite, comporte une dimension politique particulière, celle de la tenue en octobre des premières législatives ouvertes après la grande parenthèse des printemps arabes.
« La personne du roi jouit d’un statut particulier dans notre système politique. Tous les acteurs, candidats et partis confondus, doivent, donc, se garder de l’instrumentaliser dans quelque lutte électorale ou partisane que ce soit », a rappelé le souverain. Dans un contexte de tensions pré-électorales de plus en plus palpables, la mise en garde royale semble s’adresser particulièrement au Parti de la justice et du développement (PJD) et à ses nouveaux alliés de l’Istiqlal qui dénoncent une tentation de la technostructure de l’Etat de brider leurs ambitions et de baliser la route au Parti Authenticité et Modernité (PAM), né comme on le sait dans les jupes du Palais. Les candidats du PAM n’avaient jamais manqué une occasion d’affirmer, lors des précédents scrutins, que leur parti était celui « de Sa Majesté ». Seront-ils rappelés à l’ordre s’ils s’employaient encore à le faire ?
Une institution royale au-dessus de la mêlée
Si le régime marocain est —sur le papier— une monarchie constitutionnelle, le principe clair de séparation des pouvoirs n’est pas consacré. Dans son discours, le roi insiste sur son statut d’institution placée au-dessus de la mêlée : « Je suis (…) le roi de toutes les formations politiques, sans discrimination ou exclusion. Comme je l’ai affirmé dans un précédent discours, le seul parti auquel je suis fier d’appartenir, c’est le Maroc ». Son statut sacré de Commandeur des croyants se confond avec celui temporel de Chef de l’Etat. Le pouvoir du Chef du gouvernement, quoique popularisé, est quant à lui, relégué à la gestion courante des affaires de l’Etat.
« Le nouveau concept d’autorité signifie l’interpellation et l’exigence de reddition des comptes, qui s’opèrent à travers les mécanismes de régulation et de contrôle et l’application de la loi (…) Notre concept d’autorité se fonde aussi sur la lutte contre toutes les formes de corruption », a déclaré Mohammed VI. Mais le roi prévient « que la lutte contre la corruption ne doit pas faire l’objet de surenchères. La lutte contre la corruption est l’affaire de l’Etat et de la société ».
Les partis politiques devraient-ils alors s’abstenir d’en faire cas dans leur combat électoral ? Leur silence dans la compétition n’est-il pas contraire à l’exigence de transparence demandée par l’opinion publique ? N’est-ce pas là un des principes fondamentaux de l’exercice démocratique qui est mis à mal ?
A cette « frénésie quasi-résurrectionnelle », le roi se montre intransigeant : « Ce qui est étonnant, c’est de voir certains se livrer, dans leur quête des voix et de la sympathie des électeurs, à des pratiques qui sont contraires aux principes et à l’éthique de l’action politique, proférer des déclarations et utiliser des termes préjudiciables à la réputation du pays et attentatoires à l’inviolabilité et à la crédibilité des institutions. »
Une « zone de confort » qui sanctuarise l’appareil d’Etat
Dernièrement, le PJD a été violemment accusé, sans qu’il soit nommé, par deux ministres en exercice, d’avoir allumé le feu dans l’affaire dite des « terrains de l’Etat ». La presse qui s’est emparée du dossier, a concentré ses critiques sur des hommes du sérail ayant bénéficié de ces largesses, mettant en exergue le déficit de gouvernance de l’Etat. C’est la facette « légalisée » de l’autoritarisme du système, sa cuirasse extérieure, qui a été remise en cause et non les fondements réels du pouvoir du roi. Où se situe alors le périmètre d’inviolabilité de la monarchie ? Doit-on comprendre qu’il embrasse aussi les « serviteurs de l’Etat » ? Ses techniciens dévoués sont-ils tout aussi intouchables ? Les citoyens et leurs représentants élus doivent-ils s’accommoder de l’existence d’une « zone de confort » qui sanctuarise l’appareil d’Etat et ses ramifications sécuritaires ?
Le gouvernement actuel est constellé de ministres représentants les partis traditionnellement contrôlés par la monarchie ou de ministres non partisans placés à des postes stratégiques, comme celui de l’Intérieur ou des Finances, sans compter, entre autres, les maroquins de la Défense et des Affaires religieuses qui demeurent des domaines réservés de la monarchie. Ces ministères dits de souveraineté comme il est d’usage de les nommer au Maroc, tant ils échappent aux politiques, sont aussi doublés de hauts commis de l’Etat, véritables ordonnateurs des orientations royales, comme c’est le cas pour la diplomatie. De plus, dans le saint des saints du Palais, le cabinet royal détient toujours le pouvoir suprême.
C’est un fait, l’esprit de la Constitution de 2011 qui veut que le Chef du gouvernement soit maître de son ouvrage, a été dévoyé au fil des ans. Le roi affirme que « le dernier mot revient au citoyen qui doit assumer ses responsabilités pour ce qui est de choisir les élus et de leur demander des comptes. » Comment dès lors, obliger à la reddition des comptes ceux qui sont véritablement aux manettes du pays, sans qu’ils ne soient désignés par les urnes ?
Il n’est donc pas étonnant de constater, scrutin, après scrutin, que la majorité des Marocains se détournent des élections qu'ils considèrent comme l’expression d’un jeu politique aux dés pipés. L’effeuillage des prérogatives du gouvernement et l’illisibilité des intentions des partis politiques, expliquent d’ailleurs en grande partie la désaffection des Marocains pour les élections. C’est pourquoi le peuple s’en remet en définitive à l’arbitrage royal pour obtenir gain de cause, arborant drapeaux nationaux et brandissant l’effigie de Mohammed VI comme un talisman. La société civile, la presse, les réseaux sociaux et certains partis politiques et syndicats, canalisent les frustrations, voire servent d’alibi et de soupapes sociales.
Une suprématie royale qui fait consensus
L’institution royale a plus de suprématie que toutes les institutions représentatives cumulées —s’activant au lancement de grands chantiers d’infrastructure et d’initiatives dans le social, destinés à combler le retard du pays en matière de développement humain. Mais, le Maroc, mauvais distributeur de richesses, continue de végéter dans le bas des classements mondiaux en terme de développement humain. A cela, le souverain répond que « le progrès auquel nous aspirons pour notre pays ne se résume pas uniquement à des indicateurs qui, souvent, méconnaissent la trajectoire et les spécificités propres à chaque pays ».
Certes, ce qui caractérise l’opinion générale des Marocains est un consensus admis presque de tous, à l’exception des opposants déclarés : celui de l’acceptation que le système monarchique aussi omnipotent soit-il, est consubstantiel à l’identité marocaine. Dans ce sens, les arguments ne manquent pas. Après tout, cette monarchie ancestrale a toujours eu plus d’attraits que les républiques héréditaires, les autocraties militaires, les régimes unipersonnels ou fondés sur des liens de tribalité.
Mais personne ne peut remettre en question ce que le Palais définit comme les « constantes de la nation », c’est à dire le caractère sacré du trône —y compris ses choix de gouvernance, autant de lignes rouges qui font de la monarchie le plafond de verre des revendications populaires.
Depuis qu’il a passé le cap des révolutions arabes, le royaume a fait de la promotion de son développement économique et de sa politique sécuritaire face à la menace terroriste mondialisée son crédo. En parallèle, la monarchie a pu verrouiller son pouvoir tout en demeurant le faiseur de réformes. Cela a impliqué une mise sous cloche du gouvernement d’Abdelilah Benkirane, relégué dans un rôle de faire-valoir du jeu politique.
Aujourd’hui, la monarchie est à nouveau sûre d'elle-même. Assurée en tout cas, après le frisson de 2011, d'avoir échappé au pire. Elle est désignée comme modèle, ce qui l’encourage à s’affranchir de toutes les tutelles étrangères, mais aussi des contingences intérieures. Un difficile jeu d’équilibrisme politique, au nom de la sacro-sainte stabilité.
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