Que veut Nasser Zafzafi, l’activiste qui mène la contestation rifaine?

Nasser Zafzafi est la voix de la contestation populaire à Al Hoceima et dans le Rif. L’élément fondateur de ce mouvement et de ses manifestations pacifiques : la mort du vendeur ambulant Mohcine Fikri, écrasé par une benne à ordures le 27 octobre alors qu’il essayait de récupérer la demi-tonne d’espadon que lui avait confisqué la police au motif de l’interdiction de pêche à cette période. « Ce qui est arrivé à Fikri nous touche nous aussi : si nous nous taisons aujourd’hui, cela continuera. Voilà pourquoi il faut sortir pour arrêter ça », assurer Nasser Zafzafi lors d’un entretien avec El Español début janvier.
Les mobilisations se succèdent depuis à Al Hoceima et dans les villages alentours, et peuvent aussi compter sur le soutien d’autres villes marocaines comme Nador et Tanger, et même sur celui de certaines villes européennes. Les émigrés rifains se sont réunis à plusieurs occasions devant les ambassades et consulats du Maroc à Madrid, Barcelone ou Amsterdam. De fait, certains accusent le mouvement populaire d’être financé depuis la Hollande, où ont émigré de nombreux citoyens du Rif ou de cacher, dans l’ombre, des motivations politiques inavouées.
Un rejet assumé de toute marque politique
Nasser Zafzafi se défend néanmoins : « nos mains sont propres de toute marque politique. Ce qui nous guide, c’est la conviction d’aller avec force et détermination vers le changement. Voilà notre élan, et il n’y a là aucune influence politique ni intérêt étranger comment veulent le faire croire les appareils du Makhzen, au travers d’associations qui obéissent à ses ordres, parce que nous avons rejeté ces partis ou associations nées dans le giron de ce régime dictatorial ».
La situation de cette région du nord est sous tension. Dimanche 5 février, Al Hoceima est contrôlé par la police et les forces antiémeutes, un grand rassemblement sur la place Cala Bonita a été empêché. Des témoins sur place parle d'interpellations et condamnent l'interdiction d'honorer la mémoire d'Abdelkrim Khattabi, icône historique de la lutte rifaine contre le joug colonial espagnol.
Nasser Zafzafi se rendant au rassemblement de la place Cala Bonita
من له المصلحة في منع أبناء الريف من تخليد ذكرى القائد محند بن عبد الكريم الخطابي؟ أليس بطلا قوميا؟ أليس مجاهدا من... https://t.co/YYzhaJKgdr
&mdash عبد الصمد بنعباد (@aabdpres) February 5, 2017
Echauffourées avec les forces de l'ordre dimanche 5 février à Al Hoceima
Les autorités ont dissous le 4 janvier une manifestation similaire organisée par le mouvement populaire, qui protestait contre le fait que la place sur laquelle se réalisaient les réunions entre voisins et où se déroulaient les manifestations avait été clôturée pour y célébrer une fête.
Ce 4 janvier, un commissaire adjoint, mégaphone en main, annonçait les peines et châtiments auxquels s’exposent les citoyens regroupés s’ils restent sur la place. Déterminés les manifestants ne bougent pas jusqu’à que les forces anti-émeutes lancent leurs fumigènes et entament les courses-poursuites et la dispersion.
Zafzafi : la Constitution est bafouée
Nasser Zafzafi maintient que « le régime a violé l’article 22 de sa Constitution en intervenant par la force pour disperser une manifestation pacifique » avec plusieurs blessés et 30 personnes incarcérées, remises en libertés au cours de la même matinée.

« Dans l’après-midi du mercredi 4, ils n’ont cessé de faire entrer des moyens de répression, fourgons et bus de police. Le port pris par la marine, l’aéroport par l’Armée, les rues d’Al Hoceima sont pleines de policiers en uniforme ou en civil ». En réponse au contrôle de la police, le mouvement populaire avait appelé le 5 janvier à la grève générale pour le jour suivant, qui a été « suivie par 90 % des travailleurs, y compris les étudiants et petits commerçants », assure Zafzafi. Un regroupement sur la même place est finalement annulé « en songeant à l’intégrité physique des nôtres », a-t-il témoigné.
La place des Martyrs, au centre de la ville, demeure encerclée par plusieurs fourgons. Près de chaque barrière se tiennent deux policiers. « Nos anciens se rappellent des révoltes du Rif de 58-59 contre le gouvernement central marocain. Nous les comprenons, mais puisque nous ne les avons pas vécu, nous n’avons pas peur », assure Nasser.
Zafzafi se considère comme un citoyen comme un autre de ce mouvement qui « cherche des avancées pour notre terre – le Rif – qui a ressenti la hogra, l’humiliation ». Ils ont pris la rue pour dire « stop à cette politique structurelle du Makhzen qui prévaut sur notre terre depuis longtemps ». La hogra est un terme populaire à connotation négative qui vient de l’arabe maghrébin et que Nasser définit comme « un sentiment, comme l’amour ou la haine, que ressentent les individus quand un individu, institution ou système plus puissant viole ses droits ». L’activiste prend en exemple le cas d’un citoyen qui possède un terrain et que quelqu’un avec plus de pouvoir lui prend au motif de l’intérêt général, pour le vendre ensuite à des entreprises particulières ou privées.
« Moi aussi, j’ai ressenti la hogra, je cherchais du travail et je ne trouvais rien. Je tombe malade, j’entre à l’hôpital et je sens bien que mon état de santé ne les intéresse pas. Je me suis rendu à l'administration et j’ai subi l’humiliation de ses responsables », se plaint l’activiste. Il abandonne alors les études pour aider sa famille et travaille comme agent de sécurité, puis tient une petite boutique de téléphonie. A 37 ans, il a passé beaucoup de temps au chômage mais dispose aujourd’hui d’un travail.
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Pendant plus d'un mois, les manifestations se sont déroulées sans incidents, jusque aux premières attaques survenues dans la localité de Ait Abdallah à 30 kilomètres d'Al Hoceima. Elles se sont intensifiées le 25 décembre à Nador, où il y a eu deux blessés à l'arme blanche. D’après les renseignements d’El Español, la Délégation du gouvernement à Nador a organisé une réunion le samedi 24 décembre au soir. Le délégué et les chefs de la police ont demandé à un activiste pro-marocain de l'organisation irrédentiste du Comité de coordination pour la libération de Ceuta y Mellila de « disperser la manifestation prévue ce dimanche de n'importe quelle manière ».

L'un des objectifs : Nasser Zafzafi, parce qu'il attaque ouvertement le Makhzen, et ce qu’il définit comme « l'oligarchie qui constitue le pouvoir effectif au Maroc et contrôle l'économie, l'armée, les services de renseignement et le pouvoir judiciaire ». Zafzafi précise : « pendant l'action pacifique sont apparus des mercenaires du Makhzen, armés de sabres et de couteaux pour faire peur aux gens. Tous avaient des antécédents judiciaires, étaient drogués et alcoolisés ».
Les citoyens de Nador et les ONG locales ont condamné ces actes violents et ont demandé des explications aux ministres de la Justice et de l'Intérieur, notamment la raison « pour laquelle la police n'est pas intervenue pour éviter les attaques ». Depuis Nador, ils ont expliqué que les organisations internationales de droits humains « se sont mobilisées pour dénoncer devant les Nations Unies le fait que la Maroc ne protège pas la minorité idéologique du Rif ».
Des manifestations sur le modèle de 2011
Le mouvement populaire n'est pas seulement sorti dans les rues et sur les places pour demander justice pour la mort de Fikri. Il réclame aussi l'ouverture d'autres procédures judiciaires, dont une sur la mort de cinq jeunes décédés pendant la contestation du 20- Février, un mouvement survenu au Maroc parallèlement au printemps arabes en Tunisie et en Égypte. « Le modus operandi est le même : il y a de fausses négociations au début pour neutraliser la colère des gens, mais après les rapports restent enfouis dans les cartons. Ce qu'a subi Mohcine nous a rappelé tous les assassinats commis par ce système. Si aujourd'hui nous reculons, il se passera des choses pires encore et il n'y aura jamais d'enquêtes sérieuses. On rend responsables les plus faibles pour camoufler les hauts dignitaires, qui sont les responsables authentiques de ces crimes », dénonce Zafzafi.
Au moment de la mort de Fikri, Nasser s'est adressé personnellement aux autorités locales, au gouverneur de la région et aux fonctionnaires de Justice « pour exiger des garanties et leur rappeler les cas antérieurs ».

Le mouvement populaire demande aussi la levée de la « militarisation » de la ville d'Al Hoceima en particulier et du Rif en général. « Ce statut militaire de la zone est dangereux parce qu'il enserre la région de tous côtés. Et on peut voir aujourd'hui que les manifestations pacifiques dans la région sont réprimées en vertu de ce statut ».
La construction d'un hôpital, d'universités, et des enquêtes sur les lobbies du port et de la construction constituent d'autres demandes de nature sociale et économique, afin de « sortir notre Rif de cette répression, cet abandon, cette humiliation et cette corruption », dénonce Nasser.
Ce leader, bien qu'il n'aime pas qu'on le nomme ainsi, ne tient pas compte du fait que Mohammed VI a réalisé son premier voyage après son accession au trône dans le Rif et qu'il passe chaque été quelques jours de vacances sur les plages d'Al Hoceima. Pour lui, « la politique envers le Rif n’a pas changé. La seule différence, c'est que Hassan II venait avec des tanks tandis que Mohammed VI vient avec une politique subtile pour atteindre peu à peu son objectif. Mais nous sommes enterrés, acculés (…) la réconciliation s'est seulement effectuée avec des individus déterminés. La réconciliation doit commencer par la levée de ce décret qui considère cette zone comme militarisée, la fin de la répression et le soutien des industries au progrès de la région. »
Le mouvement n'est pas né avec Zafzafi
Zafzafi n'aime pas le terme « printemps arabe » parce qu'il exclue, selon lui, les amazighs, ni qu'on compare le cas de Mohcine Fikri avec celui de Mohamed Bouazizi, le vendeur tunisien qui a déclenché les manifestations dans le monde arabe et a conduit à la chute de gouvernements. Le dénominateur commun est certes la hogra, mais « Bouazizi s'est suicidé, tandis que Fikri s'est opposé. Il a tenté de s'opposer aux abus du Makhzen qui lui a confisqué sa marchandise et l'a jeté à l'intérieur d'un camion-poubelle, violant ainsi toutes les procédures qui doivent être mises en place dans ce cas-là, et par dessus tout, violant les droits humains de base ».
Nasser Zafzafi se cache des autorités, bien protégé par les autres membres du mouvement populaire, afin d'éviter que les forces de sécurité ne le localisent et l'arrêtent, prétendent ses camarades de lutte. « La détention n'est pas quelque chose de rare. Le système makhzénien ne veut pas que les gens dénoncent sa politique pourrie, corrompue, humiliante et dictatoriale. Mais le mouvement populaire n'est pas né avec Nasser Zafzafi. C'est tout un peuple. Combien vont-ils en arrêter ? Le citoyen est convaincu que ce mouvement représente tous les citoyens du Rif, et pas seulement moi. Ce mouvement est irréversible, avec Nasser ou sans lui », affirme Zafzafi.
Sa vie a beaucoup changé : au départ anonyme, il ressent maintenant la grande responsabilité que ses camarades indignés ont déposé en lui. Il est devenu la voix des revendications du Rif.
D'après El Español,
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