Leïla Slimani et Abdallah Taïa « agacent Rabat », selon François Soudan, à l’écoute du Palais
C’est une chronique d'opinion peu commune que vient de livrer François Soudan, directeur de Jeune Afrique qui dévoile en rafale des indiscrets émanant de Rabat (sur le Rif qui gronde, ou sur l’agenda très privé du roi en Floride).
Cette fois-ci, le message fait état d’une crispation qui peut paraître inattendue, mais qui ne l’est pas. En cause, une opération de merchandising sur papier glacé à la sauce culturelle orchestrée par la version marocaine de L’Officiel, (édité en France par Jalou) et à Casablanca par le groupe de presse Geomédia de Mohamed Laraki qui édite entre autres le site d’actualités H24Info en partenariat avec Le Figaro.
La mise en scène parue dans l’édition de mars de L’Officiel présente sur sa page Facebook « le duo cultissime » formé par « deux génies créateurs » que sont les romanciers francophiles Leïla Slimani, Prix Goncourt, et Abdallah Taïa, écrivain engagé notamment pour la cause homosexuelle.
Dans les pages intérieures, un long entretien croisé, rehaussé de photographies de mode, où l’on voit les deux personnages publiques de la scène littéraire brandés à foison en Dior, Repetto, Courrèges, Saint Laurent, De Fursac, Maison Kitsuné, etc.
Soudan donne en une phrase la raison de la contrariété perceptible au cœur du pouvoir marocain, traduire au Palais : « la présentation récurrente en France d’écrivains ou de cinéastes culturellement offshore comme représentatifs d’un ‘Maroc des lumières’ en lutte contre l’intolérance et l’obscurantisme d’un pseudo-‘Maroc des ténèbres’ ».
Mais pour parer à tout malentendu, le volet fondamental de la liberté d’expression, n’est pas le souci, chuchote à l’oreille de Soudan cette source bienveillante à l’endroit des romanciers, car ce n’est ni le talent, ni les opinions du duo qui exaspèrent, assure-t-elle.
Mais, visiblement irritée par « l’exploitation politique du phénomène de mode et de l’engouement médiatique qui les entoure par des milieux qui nous sont hostiles », la source ajoute pour s’expliquer que « le Maroc a des valeurs et des principes conservateurs respectables sans être fondamentalistes qui lui permettent d’avancer de façon résolue, mais surtout équilibrée, vers la modernité. »
Une acculturation excessive ?
En clair, à Rabat, la modernité qui s’exprimerait par trop de louanges à la laïcité, à la liberté de conscience, à celle du libre choix de son orientation sexuelle, verserait ainsi, dans le contexte d’une France aujourd’hui malade, irrémédiablement dans… l’islamophobie et le libertinage…Soudan d’ailleurs n’hésite pas en citer les parangons pour asseoir son sujet.
Un mise en garde donc contre les sirènes abrutissantes du « mal français » que nos intellectuels, habitués des bords de Seine (rive gauche, s’entend bien), pourraient adorer comme un veau d’or et donner ainsi du grain à moudre aux islamistes…
C’est une thèse de plus en plus audible que celle de vouloir brider la liberté pleine, entière et assumée de certains en agitant l’épouvantail de la menace islamiste qu’elle réveillerait. Elle fait son chemin depuis des années. L’argumentaire était le même lorsque de jeunes métalleux avaient été trainés en justice, accusés d’adorer Satan : les moins hostiles avaient évoqué le monstre tapi dans les recoins les plus sombres de notre société pour flageller les musiciens… A la même époque, la « chasse aux homos » de Ksar El Kbir avait fait réagir quelques intellectuels qui appelaient, dans une tribune désespérée, l’Etat à la rescousse, se trompant à l'évidence de secouriste…
Soudan convoque même dans son plaidoyer par proxy un journaliste local, histoire de colorier le propos : « Du pain bénit pour les intégristes (…). À chaque provocation de ce type, les barbes rallongent de cinq centimètres. Et les excès avec lesquels ces auteurs sont célébrés à Paris ne font qu’ajouter au malaise », se lamente son interlocuteur…
« Dior n’est pas marocain », écrit en titre de son billet François Soudan. Une manière subliminale de rappeler un ouvrage méconnu paru en 1982 et interdit au Maroc qui s’ouvre par une boutade similaire : « Descartes n’est pas marocain ». Son auteur, Philippe Brachet, économiste sociologue, à l'époque enseignant et coopérant français à la faculté de droit de Rabat, y écrivait que le Maroc souffre de deux plaies, la corruption de ses élites et le modernisme « importé ». Sauf qu’aujourd’hui, comme dans le cas Slimani-Taïa, on ne s’inquiète que des méfaits supposés d’une acculturation excessive. Ceux qui s’échinent à vouloir modéliser par la retenue, voire l'interdit, le pot-pourri d’une société tiraillée entre une modernité de façade et un conservatisme rétrograde, hypothèquent bien davantage notre avenir, car c’est le gage d’une nation apaisée qui est en jeu. Sa liberté et par-là son futur démocratique, et pas seulement sa stabilité et la préservation de ses belles traditions.
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