Guerre des statistiques au Maroc : l’OCDE rejoint la bataille, le HCP se défend

Applaudissant le « bilan positif » de la collaboration avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Nadia Fettah, ministre de l’Économie et des Finances, n’a pas pu s’empêcher de critiquer certains aspects de l’étude économique menée par l’organisation sur la situation du Maroc. « Certaines données sont à remettre dans leurs contextes et à adapter aux particularités du Maroc », a-t-elle commenté lors de la conférence tenue le 11 septembre à Rabat pour présenter les résultats de cette étude. Si la remarque est passée alors presque inaperçue, les critiques émises par l’OCDE semblent déranger les sphères politiques et institutionnelles marocaines à plusieurs égards.
Preuve en est la dernière sortie du Haut-commissariat au Plan (HCP) qui rejoint la partie pour contester à son tour les reproches et remarques formulées par l’organisation internationale. Pour l’institution dirigée par Ahmed Lahlimi, ce sont surtout les critiques quant à l’« indisponibilité » et l’ « insuffisance » de données sur la situation économique du pays et la « non-conformité » de certaines autres qui dérangent. L’institution, principale productrice de l'information statistique, démographique, économique et sociale du pays, a consacré ce 13 septembre un communiqué de presse pour répondre aux « allégations » de l’OCDE.
Les points soulevés par l'OCDE viennent rajouter une nouvelle controverse autour des statistiques au Maroc. Au cours des derniers mois, le HCP s'est en effet retrouvé visé par les remontrances du Chef du gouvernement Aziz Akhannouch, ainsi que du ministre de l'Emploi Younes Sekkouri, qui ont à plusieurs occasions remis en question ses données sur la situation du marché du travail. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) s'est à son tour retrouvé au cœur de ces querelles de chiffres, à la suite de la publication de son avis sur les jeunes NEETs au Maroc.
L’OCDE fustige les « lacunes » des données
« Au-delà des objectifs de performance économique et de leur mesurabilité, la fourniture des données, leur conformité et leur disponibilité constituent des obstacles à la conception et à la mise en œuvre des bonnes politiques », écrit l’OCDE dans son rapport sur la situation économique du Maroc, pointant « le manque de statistiques et de données exhaustives, opportunes et de haute qualité ». Appelant à investir davantage de ressources, y compris dans l'amélioration des investissements et de l'expertise technique, pour la production, la compilation et la validation des données. Elle souligne dans ce sens l’importance de la « qualité, la conformité aux normes internationales et la comparabilité entre les ensembles de données et avec les données agrégées ».
Les recommandations de l’OCDE sur « les bonnes pratiques statistiques » ne sont pas passées auprès des responsables marocains, et à leur tête le HCP, pour plusieurs raisons. Premièrement, celles-ci insinuent que l’institution ne joue pas son rôle : « Certains types de données qui pourraient être utiles pour l'analyse de l'économie nationale et pour les comparaisons internationales ne sont pas disponibles tels que des comptes publics fondés sur la méthodologie de la comptabilité nationale, des données agrégées sur l’investissement comparables aux données budgétaires sur l’investissement, et des données ventilées entre investissement immobilier et investissement en infrastructures, pour n’en citer que quelques-uns au niveau national ».
« Il faudrait centraliser la collecte des données pour garantir leur qualité, leur conformité aux normes internationales et leur comparabilité entre ensembles de données ainsi qu’avec les données agrégées. Le Haut-Commissariat au Plan pourrait jouer ce rôle (produire et fournir des données, ndlr), mais en étant tenu d'assurer la divulgation des données qu'il collecte et produit, plutôt que de se concentrer sur ses propres études », peut-on lire dans le rapport, qui cite à titre d’exemple l’indisponibilité de données sur les indicateurs clés des comptes nationaux. De plus, selon la même organisation, même quand les statistiques et données sont disponibles, celles-ci souffrent de « lacunes » en termes de « couverture », de « qualité » et d’ « actualité », celles-ci n’étant pas publiées de manière « opportune ».
« Il manque souvent des informations méthodologiques. Les informations statistiques sont publiées par divers organismes publics et il n’existe pas de plateforme en ligne unique de diffusion des données », regrette l’OCDE.
C’est aussi le manque de transparence des données qui est cloué au pilori : « L’accès aux microdonnées sur les entreprises et les ménages est problématique. Ces dernières années, de nombreux « observatoires » ont été mis en place en sus d’organismes publics ou de la banque centrale pour collecter des ensembles de données spécialisés au niveau microéconomique ».
« Les appareils statistiques devraient permettre de veiller à ce que les statistiques soient présentées sous une forme claire et compréhensible, diffusées d’une manière pratique et adaptée, y compris sous une forme lisible par ordinateur, et à ce que les « données ouvertes » soient facilement localisables, et disponibles et accessibles de manière impartiale avec des métadonnées et des explications », ajoute-ton.
Autre grief formulé par l’OCDE : « il conviendrait d’établir les responsabilités pour la coordination des activités statistiques, notamment afin de coordonner les produits statistiques entre les différents producteurs au moyen de nomenclatures normalisées et d’éviter la duplication des travaux, ainsi que de veiller à ce que les fonctions de coordination soient clairement exposées et ancrées dans la législation sur la statistique ».
Le rapport va ensuite même à blâmer « l’irrégularité » de certaines études clés : « D'autres types de données qui étaient disponibles par le passé ne sont plus produites depuis plusieurs années, même si elles seraient cruciales pour évaluer certains problèmes économiques majeurs. Cela inclut les enquêtes sur l'informel, la dernière datant de 2014. Les enquêtes auprès des ménages, le recensement économique et les enquêtes sur l'investissement public menées par le Haut-Commissariat au Plan, l'agence indépendante de statistiques, n'ont pas été réalisées depuis cette année-là, bien que le recensement de la population soit en cours comme prévu. De plus, les résultats de nombreuses de ces enquêtes étaient publiés 4 à 5 ans après leur réalisation, réduisant ainsi leur pertinence et leur valeur globale ».
La même source poursuit : « Les enquêtes clés devraient se poursuivre régulièrement, comme par le passé, telles que celles sur l'informalité, l'investissement public ou le recensement économique, et elles devraient être accessibles aux décideurs politiques, aux chercheurs et au grand public en temps opportun ».
Le HCP récuse les « allégations » de l’OCDE
Le HCP n’a pas gardé le silence face aux rudes piques présentées comme recommandations par l’OCDE. Deux jours après la publication de l’étude, l’institution a réagi et « rejeté les conclusions sans fondement sur les travaux du HCP » qui y sont présentées. Dans son communiqué, le Haut-Commissariat répond ainsi, point par point, aux différentes remarques soulevées par l’organisation internationale. D’abord, l’établissement dirigé par Lahlimi rappelle que « contrairement aux affirmations du rapport, le Haut-Commissariat au Plan mène régulièrement des enquêtes de grande envergure couvrant divers aspects de la vie économique et sociale de notre pays et dont la publication se fait tout au cours de l’année ». Sont citées dans ce sens, entre autres, l'enquête nationale sur l'emploi, réalisée chaque trimestre, l’enquête des prix à la consommation publiée mensuellement, ainsi que les différentes autres enquêtes de conjoncture menées auprès de différents acteurs mensuellement ou trimestriellement.
Réfutant également les remarques sur l’actualité, le HCP affirme qu’il réalise également des « études spécifiques en réponse à des problématiques d’actualité ». Il cite dans ce cadre les enquêtes menées sur les objectifs de développement durable en 2016, l’enquête sur les revenus en 2019, l’enquête sur les entreprises et le climat des affaires en 2019, l’enquête sur la violence à l’égard des femmes et des hommes en 2019, ainsi que les enquêtes sur la situation des ménages, des réfugiés et des entreprises durant la période de la Covid-19.
Au sujet de l’informel, que l’OCDE a largement discuté dans son étude, l’institution qui produit les statistiques du Maroc indique qu’elle réalise des « enquêtes de structures de grande envergure », dont notamment l’Enquête Nationale sur le Secteur Informel ainsi que le Recensement économique, mené en 2023, menée parallèlement aux travaux de cartographie du Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) actuellement en cours, en plus de l’enquête nationale sur le niveau de vie des ménages et l’enquête nationale sur les structures économiques. « Ces enquêtes sont réalisées à l’occasion de l'actualisation de l’année de base de la comptabilité nationale, conformément aux recommandations du Système de Comptabilité Nationale des Nations Unies, tous les 5 à 7 ans. Pour l’année de base 2022, la majorité de ces enquêtes sont achevées et en cours d’exploitation. Les statistiques relatives à ces enquêtes sont publiées dès leur finalisation », note la même source.
Par ailleurs, l’institution dirigée par Lahlimi se dit « surprise » par la critique formulée quant aux données publiées sur la comptabilité nationale. « Le Maroc, qui souscrit à la Norme Spéciale de Diffusion des Données (NSDD) depuis 2005, respecte ces normes en publiant les métadonnées et le calendrier de diffusion sur le site du FMI. Toutes les séquences des comptes nationaux, ainsi que les tableaux de synthèse, les rapports annuels, les nomenclatures des produits et des activités économiques, et les comptes des 12 régions du Maroc sont publiés régulièrement sur notre site en formats PDF et Excel, avec des séries longues d’agrégats disponibles depuis 1980 », souligne la même source.
Enfin, s’agissant de l’accessibilité des données collectées et des études réalisées, le HCP rappelle que « toutes les statistiques produites par le Haut-Commissariat au Plan sont accessibles via ses plateformes en ligne, tout en respectant les lois et législations en vigueur sur le secret statistique et la garantie de l'anonymat des personnes physiques et morales. Elles sont également partagées suivant les protocoles d'échange et les normes spéciales de diffusion des données, avec l'ensemble des utilisateurs et organismes nationaux et internationaux tels que Bank Al-Maghrib, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, pour qui l'intégrité et la transparence des données statistiques représentent un critère d’admissibilité à la ligne de crédit modulable que le FMI accorde à notre pays ».
Un partenariat stratégique compromis ?
Pour le HCP, la volée de bois vert de l’OCDE a constitué un choc, d’autant plus que « le Haut-Commissariat au Plan et l'OCDE entretiennent une longue histoire de coopération à plusieurs niveaux, à travers des conventions, des échanges de données, l'organisation de conférences et le travail collégial au sein des groupes de travail de l’OCDE ». L’institution qui déplore que ces « inexactitudes peuvent induire en erreur sur la nature des travaux et de l'engagement du Haut-Commissariat au Plan en matière de collecte et de diffusion de données ». Autre regret formulé : « le Haut-Commissariat au Plan n’a pas été pleinement consulté sur les aspects spécifiques relatifs à ses contributions ».
Interrogé sur le sujet par Le Desk, Carlos Conde, Chef de la division Moyen-Orient et Afrique à l’OCDE, affirme que la question des données figure parmi les champs où le Maroc est appelé à redoubler d’efforts : « Si nous demandons la data sur les indicateurs, c’est parce que pour pouvoir vraiment saisir la situation et la complexité d’un pays il faut pouvoir mesurer. Et c’est là où des efforts supplémentaires pourraient améliorer aussi la capacité d’analyser et d’évaluer la situation du pays ». Le même interlocuteur souligne que la question constitue l’une des pistes sur lesquels l’OCDE compte continuer à travailler avec le Maroc, qui « invité à ne pas mettre de limites aux ambitions d’être en cohérence avec l’OCDE, et notamment l’importance d’améliorer la qualité des systèmes de statistiques et d’indicateurs. Il y a une nécessité d’améliorer les sources d’information qui ont un impact sur les politiques publiques » .
S’agissant du fondement des remarques formulées par l’étude, Conde indique qu’il s’agit d’ « un exercice de dialogue dans lequel nous avons été en contact non seulement avec le gouvernement et les différents ministères, mais aussi avec la société civile et le secteur privé ». Il souligne par ailleurs que du personnel marocain détaché auprès de l’OCDE, ainsi que des responsables et experts marocains ont participé à l’étude. Pour cet interlocuteur, qu’il s’agisse de la contextualisation ou des statistiques, la question se résumer en « l’importance d’améliorer les données et indicateurs qui impactent les politiques publiques ». Sur ce volet, assure-t-il, « Nous avons quelques pistes d’action et nous sommes confiants que nous allons continuer cette collaboration avec une ambition accrue ».
Alors qu’un nouveau protocole d’accord vient d’être conclu entre le Maroc et l’OCDE, marquant le début d’une nouvelle phase de coopération, les tensions qui montent depuis quelques jours, nous rassure-t-on, ne risquent pas de fragiliser le partenariat tissé au cours de longues années. « Le Maroc jouit d’une forte intégration institutionnelle à l’OCDE et participe dans beaucoup des comités. Je peux dire que pour les questions clés, le Maroc est fortement intégré et va toujours bénéficier de l’expertise de l’OCDE. Ce qui est encore plus important c’est que la voix du royaume compte au sein de l’OCDE car il participe à la prise de décision dans plusieurs domaines au niveau de l’organisation », fait savoir le responsable sur un ton conciliant.
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