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11.08.2024 à 12 H 01 • Mis à jour le 11.08.2024 à 12 H 04 • Temps de lecture : 14 minutes
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A Azemmour, le retour d’Estevanico, fils prodigue de la cité atlantique

HISTOIRE. Dans sa ville natale d’Azemmour, l’esclave marocain Mustapha Zemmouri, plus connu comme Estevanico et que le destin a propulsé comme un acteur majeur de l’exploration de l’Amérique centrale au 16ème siècle, a fait l’objet d’une conférence qui s’est tenue début août. L’occasion de rappeler que le personnage mérite une plus grande reconnaissance dans son pays d’origine ainsi qu’outre-Atlantique

Près de cinq siècles après son départ forcé, Mustapha rentre enfin au pays. C’est tout du moins son esprit qui plane désormais sur sa ville natale d’Azemmour, ancienne cité d’importance, aujourd’hui dans l’ombre de sa voisine El Jadida. La mémoire de ce personnage, tout droit sorti d’un roman historique, suscite enfin l’attention qu’il mérite. Aujourd’hui, si le récit de son improbable périple outre-Atlantique suscite encore quelques controverses, les chercheurs s’accordent unanimement à lui accorder le titre de l’uns des plus importants explorateurs marocains de l’histoire. Une reconnaissance célébrée début août lors d’une conférence internationale organisée par le Conseil communal d’Azemmour, en partenariat avec le ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, la Région de Casablanca-Settat, le Consulat général du Maroc à New York et la City University of New York (CUNY).


La commune d’Azemmour a donc fièrement reçu, les 2 et 3 août derniers, d’éminents spécialistes pour évoquer le cas de Mustapha Zemmouri, devenu une fois en captivité Estevan ou plus affectueusement Estevanico (petit Stéphane en espagnol). Organisée dans l’enceinte de la Maison de l’Artisanat, au cœur de l’ancienne médina de la ville, l’essentiel de la rencontre s’est tenu dans un auditorium moderne, propice à une telle manifestation. Le quotidien des habitants du quartier a donc été animé par cette activité qui semble inhabituelle, encadrée par la présence discrète des forces de l’ordre. Ce lieu a vu défiler historiens marocains et américains, journalistes, passionnés d’histoire mais aussi quelques touristes locaux et étrangers curieux, interpelés par la grande affiche de la conférence placardée au sommet de la principale porte d’entrée de la médina historique.


Le destin hors du commun de Mustapha le Maure

Tous sont venus pour s’immerger dans le fascinant récit d’un marocain du 16ème siècle au destin hors du commun, surtout pour son époque. Mustapha Zemmouri ressemble pourtant à tous les enfants de sa ville, nés dans son temps. La cité fortifiée, située à l’embouchure atlantique de l’Oum Rabii, est alors une place hautement stratégique. Avec Essaouira, elle joue le rôle de « port de Tombouctou » tant elle est un point de passage fréquenté des caravanes transsahariennes. Un rôle enviable qui n’échappe pas à l’attention des Portugais, en pleine offensive sur le littoral marocain dans un élan post-Reconquista irrésistible. Profitant de la faiblesse du pouvoir central au Maroc incarné par la dynastie Wattasside (1472-1554), les lusitaniens imposent d’abord une forme de protectorat aux autorités d’Azemmour. Mais à l’été 1513, l’impôt réclamé par les Portugais n’est pas versé. Le châtiment est sévère.


Esplanade d'Azemmour Crédit: Mustapha Razi/ Le Desk


Une véritable armada se lance à l’assaut d’Azemmour. Si les sources historiques évoquent entre 200 et 500 navires, les chercheurs présents lors de la conférence préfèrent nuancer ces chiffres, mais toujours est-il que la ville marocaine tombe en quelques jours. Lors de la bataille d’Azemmour, et comme un symbole, il est fait mention de la présence du plus grand navigateur de son époque, Fernand de Magellan, qui laissera son nom au détroit qui permet de relier les océans Atlantique et Pacifique par la pointe sud de l’Amérique. Blessé au genou durant cette bataille, le célèbre explorateur connait par la suite des déboires avec les autorités de son pays et va se mettre au service de la couronne espagnole avec le succès qu’on lui connaît. Au même moment, parmi le butin de guerre de la bataille d’Azemmour, figure un certain Mustapha le Maure, un jeune adolescent dans la fleur de l’âge.


Azemmour bordant le fleuve Oum Rabiaä. Crédit: Agence 123RF


Aux mains de ses ravisseurs, Mustapha se retrouve en Espagne où il est exposé au marché des esclaves de Séville. Il attire l’attention d’un notable de la région, Andres de Dorentes qui l’acquiert pour en faire son domestique personnel. Mustapha Zemmouri devient dès lors Estevan, ou Estevanico. Une rebaptisation qui pose la question de l’approche identitaire et religieuse des esclaves à cette époque. L’historien américain John Wing, spécialiste de l’Espagne du 16ème siècle, et présent lors de la conférence à Azemmour explique qu’« en général, et en pleine période d’Inquisition, les esclaves détenus pas les Espagnols étaient forcés à se convertir au catholicisme tandis que certains d’entre eux continuent de pratiquer leurs cultes d’origines en secret.  Mais pour leurs possesseurs, leur valeur réside surtout dans le travail pour lequel ils ont été soumis. Dans cas spécifique d’Estevanico, qui a été aussi en contact rapproché avec la spiritualité de tribus indiennes d’Amérique, je n’ai pas envie de spéculer sur sa pratique religieuse ».


Estevanico. Crédit: DR


Quoi qu’il en soit, le destin de Mustapha bascule avec son rachat par Andres de Dorentes, un homme réputé pour sa clémence et son humanisme, tout relatifs pour l’époque. Comme de nombreux autres notables de son pays, il envisage de faire partie des expéditions vers le Nouveau Monde, attiré par les richesses légendaires dont recèle le continent américain, découvert quelques années auparavant par Christophe Colomb. Les contours du Nouveau Monde sont loin d’être délimités, et les expéditions ibériques se succèdent. Le tour d’Andres de Dorentes arrive finalement en 1527, lorsqu’il est missionné par le roi d’Espagne Charles Quint (1516-1556) pour prendre part à une expédition majeure dont le but est l’annexion de la Floride. Elle est dirigée par un navigateur vétéran des conquêtes de Cuba et de la Jamaïque, Pamfilo de Narvaez, qui prend la tête d’une flotte de cinq caravelles et 600 marins. L’expédition pour la Floride quitte le port d’attache de San Lucar de Barrameda en Andalousie le 17 juin 1527. Elle tourne rapidement au cauchemar.


Le périple d'Estevanico aux Amériques. Crédit: DR


La suite du périple d’Estevanico n’est racontée que par une seule source. Il s’agit des écrits de Álvar Núñez Cabeza de Vaca (tête de vache), un noble embarqué dans l’expédition de Floride comme comptable. Il est l’un des rares témoins de l’entièreté du périple du Zemmouri qu’il consigne dans un rapport fait à son roi Charles Quint dans son livre La Relación publié en 1542. Une source qui détient donc le monopole de la mémoire des exploits d’Estevanico et dont il faut se méfier, d’après Aboulkacem Chebri, directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Patrimoine, et l’un des historiens marocains participants à la conférence d’Azemmour : « Cabeza de Vaca est un homme qui défend ses intérêts personnels. Son récit de voyage est d’abord adressé à son roi, qui est susceptible de lui accorder des bénéfices importants. Il n’hésite donc pas à s’accorder un rôle prépondérant dans son récit, souvent au détriment de ses compagnons dont Mustapha, qui n’est en plus à ses yeux qu’un esclave maure de rang inférieur ». C’est d’ailleurs pour cette raison que l’ensemble des experts réunis lors de la conférence lancent un appel pour une « enquête anthropologique » auprès des tribus amérindiennes dont le territoire a été visité par le marocain.


Avant même de franchir l’Atlantique, la flotte essuie plusieurs violentes tempêtes et doit faire face à une vague d’épidémie. A son arrivée dans la baie de Old Tampa en Floride en janvier 1527, l’expédition a déjà perdu 200 hommes. Les quelques 400 restants se scindent en deux groupes, dont celui d’Andres de Dorentes, d’Estevanico et Cabeza de Vaca sous la direction du chef Pamfilo de Narveaz, qui décrète officiellement l’annexion de la Floride au profit de la couronne espagnole le 1er mai 1527. Ce dernier décide de s’enfoncer plus profondément dans des terres jusqu’alors inexplorées par les européens. Il est motivé par le signalement d’une ville (actuellement Tallahassee, au nord-ouest de la Floride) aux richesses fabuleuses. Une mission hasardeuse qui se heurte à des attaques sporadiques de tribus indiennes, à la chaleur torride d’une région humide, à de fréquentes mutineries et au manque de provisions. Elle se solde par un désastre qui coûte la vie à des dizaines de membres de l’expédition et qui oblige de Narveaz à rebrousser chemin en direction de la côte atlantique. Tout est à refaire.


L'expédition désastreuse de Narvaez. Crédit: DR


Le chef prend alors la décision de contourner la baie de Floride par voie maritime pour regagner les possessions espagnoles sur la côte mexicaine. Mais là encore, l’infortune s’abat sur les marins et leurs frêles embarcations malmenées par les caprices de la mer des Caraïbes. Les puissants courants à l’approche de l’embouchure du Mississipi achèvent de disperser les chaloupes. Hormis celle d’Estevanico, son maître, Cabeza de Vaca et une dizaine d’autres hommes, elles disparaissent dans les flots. L’expédition perd ainsi son chef Pamfilo de Narveaz et les quelques rescapés ne sont plus désormais que des naufragés en terre hostile. En novembre, Estevanico et ses quelques compagnons échouent sur l’actuelle île de Galveston, au sud du Texas. Ils sont immédiatement capturés par des tribus locales qui les réduisent en esclavage. Seul un miracle peut désormais les sortir de cette impasse.


Après six ans de captivité, la chance sourit enfin aux rescapés de l’expédition de Floride. La tribu qui les détient est victime d’une épidémie de dysenterie qui fait rage dans le Nouveau Monde depuis l’arrivée des Conquistadors. Cabeza de Vaca explique que, grâce aux connaissances en médecine de l’un des compagnons rescapés, un religieux du nom d’Alonso Del Castillo, le statut des esclaves change radicalement. Ils attirent l’attention des chamanes de la région qui voient en eux les « fils du Soleil » soit des demi-dieux venus les sauver d’une mort certaine. Entre temps, s’il est encore fait peu mention d’Estevanico, le marocain observe et apprend. Il assimile non seulement les techniques de guérison mais se familiarise aussi avec la langue locale et va finir par en maitriser sept autres variantes. Malgré leur nouveau statut de protégés, les rescapés comptent bien rejoindre l’un des camps de base espagnols au Mexique. Ils s’évadent en septembre 1534 et profitent de leur désormais renommée sacrée pour échapper aux autres tribus du Texas. Dans son rapport, Cabeza de Vaca est bien obligé de mentionner les formidables aptitudes linguistiques d’Estavanico qui permettent au groupe de pouvoir communiquer.


Représentation artistique d'Estevanico. Crédit: DR


A l’hiver 1536, Estevanico, définitivement délesté de sa condition d’esclave maure malgré la présence de son acquéreur, atteint avec ses compagnons une garnison de soldats espagnols, huit ans après leur naufrage en mer des Caraïbes. Ils sont aussitôt escortés à Mexico, où ils sont accueillis le 24 juillet de la même année, en véritable héros. Ils sont reçus par le vice-roi de la Nouvelle Espagne, Antonio de Mendoza, jusqu’ici certain que l’ensemble de l’expédition de Floride avait péri. Le représentant de la couronne espagnole rachète aussitôt Estevanico et voit en lui le fer de lance des prochaines expéditions dans les terres d’Amérique centrale. Le Marocain est désormais mandaté pour servir de guide et de traducteur à l’expédition commandée par le moine franciscain français Fray De Niza, dont le but est de découvrir les légendaires cités d’or, Graal des explorations ibériques dans le Nouveau Monde.


Le mauvais présage des plumes de hibou

Désormais quasiment à la tête d’une expédition hautement stratégique pour le compte de l’Espagne, Estevanico et sa garnison se dirigent vers le nord du Mexique en direction du territoire du peuple Zuni. C’est aux abords du village Hawikuh que le héros marocain, à l’apogée de sa gloire, va rencontrer son funeste destin. Jusqu’à récemment, la version de sa mort la plus admise, en l’absence de la narration de Cabeza de Vaca resté à Mexico, fait état d’un quiproquo dans lequel Mustapha, en éclaireur venu en paix, est coiffé de plumes de hibou, présage de mort chez les Zunis. Il aurait été la cible de flèches avant de pouvoir entamer le dialogue. Mais lors de la conférence d’Azemmour, cette version a été contestée à plusieurs reprises. Le sujet a été évoqué par Abdelkader El Jamoussi, Consul général du Royaume du Maroc à New York, passionné par l’histoire d’Estevanico et grand instigateur des rencontres intellectuelles autour du personnage, dont la dernière (avant celle d’Azemmour) s’est tenue en février dernier à l’Université de New York.


Une fresque murale à Azemmour représentant le périple d'Estevanico. Crédit: DR


Le diplomate marocain s’est rendu il y’a quelques semaines dans la localité mexicaine de Hawikuh, à la rencontre des descendants des Zunis, en quête de la mémoire des habitants locaux. Il en tire un court film documentaire, donné aux soins du réalisateur Hicham Regragui et diffusé lors de la conférence. On y apprend que les Zunis actuels ont conservés la mémoire d’Estevanico, et qu’ils pensent que le Marocain s’est affranchi, chez eux, de son statut d’esclave des Espagnols pour y mener une fin de vie paisible. L’historien américain, Paul Schneider, spécialiste de la culture des natifs américains, et membre du panel de la conférence d’Azemmour, estime quant à lui qu’« Estevanico a probablement été victime du contexte global depuis l’arrivée des Conquistadors. La violence inouïe de l’invasion européenne a fort logiquement nourri un sentiment de haine à l’encontre des envahisseurs. Malgré le teint de sa peau, Mustapha a sans doute été assimilé comme étant membre de cette agression ».


Cortés, avec le soldat maure Estevanico, entrant au Mexique, vers 1550. Crédit: Bibliothèque Nationale, Paris


En attendant une percée dans la recherche historique au sujet de Mustapha Zemmouri, les experts réunis à Azemmour ont discuté de l’héritage de ce marocain pas comme les autres. Ils ont à l’unanimité réclamé une plus grande visibilité de ses exploits dans le récit historique du royaume, pour celui qui a été comparé par les chercheurs présents à Ibn Battuta, plus grand explorateur de l’histoire du Maroc. Quant à la ville dont il est originaire, Zakaria Semlali, président du Conseil communal d’Azemmour et initiateur de cette rencontre de haut niveau, souhaite que « ce personnage éminemment important soit une sorte de totem de notre ville. En attirant la lumière sur lui, nous comptons redonner son lustre à une ville au riche passé qui remonte au temps des Phéniciens ». Un élan bienvenu pour une commune qui, d’après son maire « souffre d’un déficit de promotion au niveau des autorités régionales, malgré le potentiel de devenir une destination phare du tourisme culturel et artistique ». D’ailleurs, la conférence d’Azemmour s’inscrit dans le cadre de la deuxième édition du festival artistique et culturel Azemm’art , qui ouvre les murs de la ville à la création du street art.


Outre-Atlantique, la mémoire d’Estevanico est entretenue par les descendants des tribus indiennes qu’il aura marqué de son passage il y a cinq siècles. En outre, une partie de la communauté afro-américaine, en quête d’une mémoire noyée dans le sinistre circuit de l’esclavage, voit en lui le premier africain qui s’est brillamment illustré durant cette sombre période. Estevanico, personnage longtemps ignoré, sort peu à peu de l’ombre et la conférence à son sujet participe à une reconnaissance essentielle non seulement pour ses exploits personnels, mais aussi pour jeter un pont au-dessus de l’Atlantique.

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