
n°536.Comment Maroc Telecom plombe la croissance du secteur en toute impunité
Début septembre, le management de Maroc Telecom est en alerte. Il fait face à une crise. De très nombreux usagers se plaignent d'une faiblesse inhabituelle du débit d'Internet fourni par l’opérateur historique. Celui-ci ne daignera à répondre que deux jours plus tard, alors que la vague de mécontentement avait pris une grande ampleur sur les réseaux sociaux. Pour éteindre l’incendie, Maroc Telecom fera son mea culpa via un communiqué posté sur Facebook annonçant que l'un de ses câbles sous-marins a été endommagé au large de l'Océan Atlantique, « engendrant quelques perturbations sur le service Internet » fourni par ses soins.
La même source indiquait avoir mobilisé « tous les moyens nécessaires, dont le recours à un navire câblier spécialisé » afin de « rétablir la situation dans les plus brefs délais », présentant ses plates excuses à sa clientèle pour la gêne occasionnée par cet incident.
Or celui-ci, n’est pas un cas isolé. Une coupure similaire s’est produite en mars 2012, causant les mêmes lenteurs voire des absences totales de connexion au service ADSL. A l’époque, les clients de Maroc Telecom apprendront après deux semaines de persiflage sur la page Facebook de l’opérateur que le câble sous-marin Atlas Offshore reliant Asilah à Marseille avait été rompu à plus de 500 mètres de profondeur dans une zone au relief irrégulier et où les courants sont très forts. « Nous avons pris les mesures nécessaires pour secourir l’essentiel du trafic. Certains clients rencontrent encore cependant des lenteurs de connexion. Nous leur réitérons nos excuses », se justifiait encore Maroc Telecom.
Des annonces d’investissement trompeuses
Ces crises répétitives sont la preuve des sous-investissements de l’opérateur sur de longues années occasionnant un délabrement de son infrastructure alors qu’aucune solution alternative n’est prévue, notamment face à ces incidents majeurs.
Quelques jours à peine avant la grande panne de septembre dernier, Maroc Telecom annonçait avec tambour et trompette la signature de la « sixième convention d’investissement avec le gouvernement pour le développement des télécommunications dans le Royaume » à travers la réalisation, sur les trois prochaines années (2019-2021), d’un programme d’investissement de 10 milliards de dirhams.
Cet « ambitieux programme » mobilisant donc 3,33 milliards de dirhams par exercice sur une durée triennal « doit permettre au pays de rattraper un peu plus son retard sur la stratégie numérique », était-il ainsi justifié.
En réalité, cette annonce n’est pas exceptionnelle s’agissant en fait du renouvellement avec l’Etat d’un engagement déjà atteint : ce programme est équivalent au niveau actuel des investissements de Maroc Telecom qui demeurent bien insuffisants. En effet, alors que Maroc Telecom investit 10 % de son chiffre d’affaires, les opérateurs alternatifs que son Inwi et Orange investissent plus du triple. Pour s’en assurer un simple comparatif du niveau d'investissement avec les dividendes distribués en donne une idée de grandeur : du simple au double.
Maroc Telecom préférera d’ailleurs faire état des grandes masses sur des durées allongées déclarant avoir « investi plus de 58 milliards de dirhams dans le cadre des cinq précédentes conventions », et que cette dernière « portera le volume global cumulé des investissements à plus de 68 milliards de dirhams sur le territoire national ». Mais la tentative d’enfumage ne trompe pas. C’est en réalité un coup de com’ ayant vocation à tromper l’opinion publique alors que l’investissement est faible et n’est guère différent de ce que l’opérateur investit spontanément…
Pendant ce temps, Maroc Telecom continue de remonter le double du budget d’investissement consenti en dividendes majoritairement libellés en devise étrangère au détriment de la balance des paiements et des réserves de change du pays.
Dans la foulée de son annonce, Maroc Telecom déclarait s’être engagée « à créer des emplois par milliers ». Une promesse qui paraît bien généreuse, mais qui est tout aussi trompeuse : Jusque très récemment, en 2017, l’opérateur a supprimé plus d’un millier d’emplois en mettant en place un plan de « départs volontaires » d’envergure qui confine davantage à de la destruction d’emplois.
Pour favoriser la création d’emplois, il faut pouvoir avoir une concurrence saine et dynamique. Or, force est de constater que Maroc Telecom musèle la concurrence, en obstruant en toute impunité le marché du fixe et en le monopolisant par l’entremise d’une stratégie méthodique faite notamment d’un arsenal de pratiques anti-concurrentielles et non par ses mérites.
Un simple benchmark démontre que 10 % d’ouverture de marché à la concurrence génère 10 000 emplois dans un pays de la taille du Maroc. Maroc Telecom fait donc obstacle à cette opportunité et en porte la responsabilité.
Une libéralisation en trompe-l’œil
Maroc Telecom a d’ailleurs une conception bien surprenante de la libéralisation du marché : « L’option libérale, vise à restituer un peu de parts de marché, aux derniers arrivés en bousculant l’écrasante domination de l’opérateur historique. », peut-on lire dans sa littérature. La logique même du démantèlement des monopoles hérités de l’Etat, notamment dans un secteur à fort potentiel technologique, est d’avoir des marchés dynamiques et concurrentiels qui permettent aux acteurs de capturer par le mérite une part de marché. Parler de « restitution » comme une forme de donation est un non sens absolu.
Mais dans sa persistance à vouloir instaurer contre vents et marées une situation asymétrique, Maroc Telecom va jusqu’à mettre en doute à priori la capacité de ses compétiteurs à bénéficier d’un dégroupage des infrastructures, faisant référence à quelques échecs dans le monde et agitant l’épouvantail de l’incertitude du retour sur investissement. Et pour asseoir cette thèse, au Maroc, l’erreur stratégique du choix de la technologie CDMA pour l’ex-Wana justifierait ainsi, aux yeux de l’opérateur historique sa position conservatrice sur le partage. « Dans ces conditions, le dégroupage devient un non-sens : les derniers entrants récupèrent l’investissement de l’opérateur historique, mais sans les risques qui lui sont associés et sans la contrepartie ou le prix demandé par le cédant », avance sans ciller Maroc Telecom.
Pourtant, toutes les études de référence sur cette question sont formelles : le partage d’infrastructures est, à l’échelle mondiale, un levier indispensable de l’ouverture à la concurrence.
Les télécoms sont un secteur capitalistique où le retour sur investissement (ROI) est certes fondamental. A noter néanmoins que le réseau ADSL a été mis en place par l’Etat ainsi que par les lotisseurs et promoteurs qui ont investi dans ce réseau et l’ont ensuite transféré à titre gracieux à Maroc Télécom au moment de l’obtention des autorisations administratives. C’est donc bien l’Etat qui a consenti les risques associés et non Maroc Telecom qui n’a fait que récupérer dans son escarcelle des infrastructures déployées grâce à un effort collectif.
Affirmer ainsi que « dans ces conditions, le dégroupage devient un non-sens : les derniers entrants récupèrent l’investissement de l’opérateur historique, mais sans les risques qui lui sont associés et sans la contrepartie ou le prix demandé par le cédant. » est par voie de conséquence une aberration absolue… Les derniers entrants accèdent en réalité à une infrastructure quasi-publique dont l’accès est bel et bien entravé aujourd’hui par Maroc Telecom, notamment par un prix qui rend déficitaire toute activité portée par un autre opérateur.
Pour l’opérateur historique, « il n’est même pas certain qu’il s’agisse du combat prioritaire si les télécoms doivent s’accrocher à des arbitrages réglementaires pour leur développement ». Là encore, le dégroupage dépasse le cadre d’un simple litige opposant deux opérateurs. Elle est déterminante pour l’avenir du secteur et pour le développement de l’économie numérique du pays, comme l'a souligné, entre autres, en juin dernier, un rapport accablant de la Cour des comptes.
Lire aussi à ce sujet : Affaire ANRT : la règle de droit sacrifiée sur l’autel d’inavouables intérêts stratégiques ?
Aussi, après avoir été précurseur en matière de télécoms, le Maroc est aujourd’hui l’un des rares pays où l’opérateur historique détient encore 99,9 % du marché du fixe et de l’ADSL. Par voie de conséquence, seuls 1,5 million de foyers sur plus de 6 millions sont raccordés au réseau ADSL. Le consommateur marocain est ainsi privé de son droit de choisir librement son fournisseur d’accès, avec des répercussions regrettables sur la qualité de service.
La Banque Mondiale contredit Maroc Telecom
« Ce programme d’investissement, qui s’inscrit dans le cadre de la politique volontariste en matière d’investissements de l’opérateur marocain de télécommunication, vise le développement et le renforcement de l’infrastructure de télécommunications, le déploiement du Haut et du Très Haut Débit Mobile et Fixe », avançait Maroc Telecom dans son communiqué annonçant sa convention d’investissement avec le gouvernement à l’horizon 2021.
Ce serait donc ainsi que l’opérateur historique répond au « défi du Haut et Très Haut Débit » souligné par la Banque Mondiale dans son rapport « Créer des marchés au Maroc » daté de juin 2019, et élaboré dans le cadre du partenariat avec le royaume à l’horizon 2024.
Si la Banque Mondiale a effectivement mis l’accent sur la nécessité de relever le défi du (T)HD et en particulier sur le fixe, c’est à travers la mise en place d’une concurrence effective et dynamique, explique dans le détail l’institution de Bretton Woods dans son diagnostic du secteur privé qui appelle de ses vœux à « une nouvelle vague de réformes ».
Le rapport en question qui pointe ce qui entrave la dynamique du secteur privé, la création d’emplois et le renforcement des compétences, conclut clairement que la productivité est aussi dépendante dans le cas du Maroc d’un déficit d’accès aux services numériques performants (haut débit fixe) : « Le taux de croissance du secteur des TIC ralentit et le Maroc accuse un retard par rapport aux pays qu’il considère comme concurrents dans ce domaine, notamment en termes de pénétration et de vitesse du haut débit ».
« Dans le domaine des infrastructures fixes à haut débit, l’absence de concurrence, une réglementation incomplète et inefficace, ainsi que le sous-investissement dans l’accès au haut débit par fibre optique et les infrastructures de liaison terrestre ont résulté en des services Internet haut débit onéreux. Le marché du haut débit est également limité aux principaux centres urbains et routes du pays, ce qui aggrave la fracture numérique. La pénétration du haut débit au Maroc est parmi les plus faibles de la région MENA », constate la Banque Mondiale, contredisant de manière cinglante Maroc Telecom, qui prétend « assurer en permanence le développement de ses réseaux de télécommunications, afin de répondre à la croissance continue du trafic ainsi qu’à la nécessité de déployer de nouvelles technologies d’accès pour le Très Haut Débit ».
Dans sa dernière production datée du 16 octobre 2019 consacrée à l’économie du numérique, le Centre Marocain de Conjoncture (CMC) abonde aussi dans le même sens. « La littérature économique montre que le haut débit apporte de multiples bienfaits à l’économie et à la société. Au Maroc, une forte diffusion du haut débit contribuerait à la réalisation des objectifs de développement visés : émergence, augmentation de la valeur ajoutée des exportations, emploi, etc., alors que la fracture du haut débit est pleine de menaces ». Le CMC ajoute que « cependant, le pays souffre d’un sous-développement du secteur en comparaison avec des pays comparables et les pays de la région MENA. La diffusion de l’internet HD fixe est particulièrement faible les services ADSL semblent pénalisés par la problématique du dégroupage de la boucle locale filaire majoritairement détenue par l’opérateur historique et les services de fibre optique sont encore sous-utilisés ». « Un déficit de concurrence et de régulation, et un sous-investissement dans les infrastructures expliquent selon la banque mondiale cette situation », insiste à dire la même source, rappelant que des recommandations sont avancées, mais non encore suivies d’effet.