
n°350.Les raisons du boycott selon le patron de Danone
Passé le temps du choc, de la communication et celui des décisions stratégiques dont celle inédite de vendre le lait frais Centrale Danone à prix coûtant, voici le temps de l’analyse pour l’atypique patron de la multinationale française.
Lors d’un direct sur Facebook avec Brut, Emmanuel Faber s’est longuement exprimé sur le boycott du lait de Danone au Maroc (voir son intervention à partir de 19’20’’).
Premier constat livré : la situation n’a pas changé à aujourd’hui, la perte de près de 50 % des ventes n’a pas été redressée malgré les efforts consentis en direction des consommateurs.
« La réponse vient d’ailleurs (...) Il y a eu des émeutes... »
Interrogé sur le temps de réponse au boycott qui aurait été trop long, Faber se lance dans une explication historique du phénomène du boycott : « la réponse vient d’ailleurs », répond-il franco, jugeant que sa compagnie n’a pas été lente à la réaction.
« Le phénomène marocain est lié au fait que le Maroc est un pays dans lequel une partie très importante, absolument majoritaire, les questions sur le pouvoir d’achat sont rémanents. (…) Avec l’inflation qui est liée parfois à la dévaluation des monnaies, à la hausse de certaines matières premières, etc…, il y a eu dans le passé sur des questions de hausse du prix de la farine par exemple, (…) qui rentre dans la constitution des éléments de base de l’alimentation des marocains, il y a eu des émeutes (…) », explique Faber, faisant ainsi référence aux grands soulèvements populaires des années 80 et 90.
Pour lui, il s’agit d’un « phénomène de ras-le-bol par rapport à la cherté de la vie d’un grand nombre de foyers marocains, mais exprimé pour la première fois et porté par une génération de jeunes ».
Les boycotteurs, selon lui, « au lieu de l’exprimer en descendant dans la rue et en râlant, l’ont exprimé de façon digitale ».
Pourquoi la marque Danone ? Raison invoquée par Emmanuel Faber : Centrale Danone, du moins son lait frais pasteurisé est « vendu tous les jours et consommé tous les jours ». Il compare ainsi la situation avec le distributeur de carburant Afriquia qui selon lui n’a pas été aussi touché par le boycott en raison du fait que l’essence n’est pas un produit de consommation populaire récurrent. « Il faut déjà avoir une mobylette ou avoir une voiture…Les Marocains sont très très loin d’avoir tous une voiture, ils ne vont pas faire leur essence, tous les jours à trois minutes de là où ils habitent », dit-il, « ce n’est pas du tout le cas pour une marque comme la nôtre, installée dans la quotidienneté ».
« Un engagement ferme et définitif de ne plus faire de bénéfice »
Pour Faber, « le gros intérêt de ce message digital que veut faire passer le boycott à certaines parties prenantes est qu’en boycottant une marque complètement ancrée depuis 70 ans dans la consommation des Marocains, qui a une part de marché importante, une notoriété incroyable, on se retrouve dans une situation où on passe un message beaucoup plus fort, beaucoup plus fréquent, etc. »
C’est donc pour le patron de Danone, « un phénomène qui dépasse très largement la marque elle-même (…), un phénomène sans précédent » pour lequel il a fallu à la multinationale de prendre le temps pour le comprendre. La période du ramadan « période pendant laquelle au Maroc il est inconvenant de faire un certain nombre de choses » a participé à la latence de Danone à adresser le problème, explique Faber, avant de dérouler les mesures prises telles que cette « consultation unique » faite en direction de centaines de milliers de Marocains pour présenter le nouveau business model qui est de vendre à prix coûtant, donc sans marge, le lait frais pasteurisé Centrale. « Un engagement ferme et définitif de ne plus faire de bénéfice sur ce segment », réitère le PDG de Danone.
Il détaille qu’en réduisant certains coûts, notamment sur la publicité et la promotion, Danone a réduit le prix de la brique d’un demi-litre de lait de 3,50 DH à 3,20 DH, avec le lancement d’un lait demi-écrémé à 2,50 DH, soit « très très loin en terme d’accessibilité prix pour les familles marocaines ».
Une attitude « très moderne », avance Faber qui s’engage à nouveau en matière de transparence à publier sur la page Facebook de Centrale Danone, les audits qualité, les visites des fermes…
Une des particularités de la présence de Danone au Maroc, qui relève de la RSE, selon Faber, est que la multinationale française est la seule à collecter nationalement « 100 000 éleveurs, 24 000 km de routes à faire quotidiennement », tandis que ses challengers sont cantonnés dans leur environnement régional immédiat.
Un des sujets d’enjeu de ce mouvement de boycott, estime Faber qui souligne que Centrale Danone a historiquement eu « un rôle social dans le développement de la filière lait », est de « trouver un équilibre du maintien de cette filière », nécessaire aux éleveurs « pour vivre », et « la demande légitime d’accessibilité en prix des gens qui ont suivi ce mouvement de boycott ». Une équation posée « il y a une semaine, et on a besoin de savoir maintenant comment les choses redémarrent », révèle-t-il.
« La recherche d’une forme d’équité (...) de justice sociale »
A la question de savoir si l’effacement de tout bénéfice serait « une idée marketing (…) pour calmer les tensions », Faber réplique que « nous sommes dans un domaine où nos interlocuteurs sont à la recherche d’une forme d’équité », faisant référence ainsi à sa conviction sur la définition de « la justice sociale ».
« Ce n’est pas du pipeau en l’occurrence sur un produit consommé par (…) des millions de foyers marocains, tous les jours, et qui ont de vrais problèmes de pouvoir d’achat (…) Il y a d’ailleurs tout un tas de débats sur le pouvoir d’achat au Maroc, même au niveau officiel : Annuler notre marge pour continuer à soutenir les éleveurs et l’alimentation des Marocains, ne me pose aucun problème », avance le PDG de Danone qui rappelle que son entreprise est la seule à avoir baisser son prix « sur cette gamme », étant entendu que la multinationale commercialise d’autres produits dérivés à travers ses usines et canaux de distribution « avec des marges normales ».
« On a un gros sujet, je préfère avoir une entreprise qui, au total, gagne un peu moins, et qui a retrouvé de la quotidienneté et du dialogue avec les Marocains, parce qu’elle est là depuis 70 ans, qu’une entreprise (…) qui n’a plus d’utilité sociale », conclut Faber qui promet d’introduire sur le marché marocain des produits innovants pour certaines catégories de consommateurs.
Sur la persistance ou non du boycott, Faber se veut prudent. « Sur les sentiments exprimés, la situation s’est améliorée sur les réseaux », dit-il, quant aux ventes, il est encore tôt pour en avoir les retours de tendance…
Mais Centrale Danone fait face à un autre problème sous-jacent comme le reconnaît en fin d’intervention Emmanuel Faber : au plus fort de la crise, le ramassage de lait a été interrompu auprès d’un certain nombre d’éleveurs ce qui a perturbé la remise en branle de toute la logistique en amont de la filière.
Résultat, comme le révèle Africa Intelligence, la holding Anouar Invest d’El Hachmi Boutgueray s’est engouffrée dans la brèche. Sa société Best Milk a récupéré 40 % de la production laitière de la région de Tadla-Azilal. Lourdement impacté par le boycott depuis avril, Centrale Danone y avait réduit de moitié les passages de ramassage de la production laitière auprès des coopératives et producteurs. Pour s'attirer les bonnes grâces de ceux-ci, Best Milk n'a pas hésité à jouer sur des prix compétitifs : il achète le litre à 4 DH contre 3,60 DH pour Centrale Danone…
©️ Copyright Pulse Media. Tous droits réservés.
Reproduction et diffusions interdites (photocopies, intranet, web, messageries, newsletters, outils de veille) sans autorisation écrite
