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23.06.2021 à 22 H 12 • Mis à jour le 23.06.2021 à 22 H 47 • Temps de lecture : 13 minutes
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n°698.Quelques explications sur la crise actuelle entre Rabat et Madrid

Dans cette tribune pour Le Desk, le journaliste espagnol Ignacio Cembrero revient sur les origines des tensions persistantes entre le Maroc et l’Espagne. Pour lui, la crise n’a pas débuté en avril avec l’affaire Brahim Ghali, mais dès le mois de décembre dernier lorsque le président américain Donald Trump a reconnu la souveraineté marocaine sur le territoire du Sahara Occidental

Non, l’hospitalisation de Brahim Ghali, le leader du Polisario, à Logroño en avril, n’a pas déclenché la crise entre le Maroc et l’Espagne. Comme le dit le politologue marocain Tajeddine El Houssaini dans Hespress, c’est seulement « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » du côté de Rabat.


La crise, elle, a commencé le 10 décembre quand le président américain Donald Trump a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental. Le même jour, Rabat a ajourné sine die, en invoquant dans un communiqué la pandémie du coronavirus, le sommet bilatéral avec le gouvernement espagnol prévu pour le 17 décembre. L’Espagne avait déjà tenu, peu avant, des sommets avec l’Italie et le Portugal. Les ministres espagnols allaient-ils davantage contaminer leurs homologues marocains que les Portugais ? Arguer de la pandémie, c’est se moquer du monde.


Ce jour-là, le 10 décembre, la diplomatie marocaine s’est, en fait, mis en tête que ses partenaires européens devaient suivre, à quelques nuances près, la voie tracée par Trump. Nasser Bourita, le ministre des Affaires étrangères, l’a dit ouvertement le 15 janvier à Rabat : « L’Europe doit sortir de sa zone de confort » en ce qui concerne le Sahara.


L’Europe n’est pas sortie de sa « zone de confort ». La France n’est pas allée au-delà de sa position traditionnelle favorable à l’autonomie du territoire. L’Allemagne a même montré son désaccord avec Trump, demandant fin décembre une convocation extraordinaire du Conseil de sécurité des Nationas Unies qu’elle présidait.


L’Espagne, quant à elle, n’a pas bronché. Depuis des décennies, elle ne prend position sur ce conflit qu’en s’abritant derrière les Nations Unies. Elle ne parle donc plus d’autodétermination des Sahraouis comme solution au contentieux mais « d’accord mutuellement acceptable » pour les deux parties. Et qu’importe si un gauchiste comme Pablo Iglesias, qui à la mi-mars a quitté le gouvernement espagnol, mentionne encore dans ses tweets l’autodétermination ! Il n’a jamais eu son mot à dire en matière de politique étrangère.


En sous-main l’Espagne aide cependant le Maroc sur le dossier du Sahara. Les exemples ne manquent pas. Début mars, au tribunal de justice de l’Union européenne, seuls deux pays – l’Espagne et la France - ont envoyé leurs juristes épauler la Commission européenne, la Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural et les Chambres de pêche maritimes marocaines face aux avocats du cabinet lyonnais Devers qui représente le Polisario. Ceux-ci ont présenté un recours contre les accords d’association et de pêche signés en 2019 entre le Maroc et la Commission et qui incluent des extensions pour le Sahara.


L'accueil de Brahim Ghali n'est pas un cas isolé

Certes, l’Espagne a accueilli en avril Brahim Ghali, « l’ennemi public n°1 » du Maroc. La diplomatie espagnole a même essayé de le cacher à son voisin marocain. Il n’est pas rentré en Espagne avec un faux passeport, contrairement à ce qu’a dit le ministère des Affaires étrangères du Maroc, mais il a bien été enregistré sous un faux nom à l’hôpital public de cette petite ville de province où il a été soigné contre la Covid-19. Est-ce pour des raisons de sécurité, comme l’ont laissé entendre des officiels espagnols ? C’est sans doute plutôt pour dissimuler sa présence aux yeux de Rabat.


Mal lui en prit à la diplomatie espagnole. Les fins limiers des services secrets marocains apprirent la nouvelle, la soufflèrent à la presse amie – Le 360 et Jeune Afrique pour commencer- et, une fois publiée, les autorités marocaines tapèrent du point sur la table en diffusant deux communiqués et en convoquant l’ambassadeur d’Espagne à Rabat et en rappelant plus tard leur ambassadrice, Karima Benyaich, à Madrid. La goutte d’eau venait ainsi de déborder le vase.


Ghali n’est pas le premier dirigeant du Polisario à être soigné en Espagne. Deux autres responsables du mouvement sont décédés dans des hôpitaux espagnols, Ahmed Boukhari, le représentant auprès de l’ONU, en 2018, et Mhamed Khaddad, le véritable « ministre » des Affaires étrangères, en 2020. Il est vrai que Ghali est le secrétaire général et que depuis novembre 2020, le Maroc guerroie avec le Polisario tout au long du mur de défense du Sahara construit dans les années quatre-vingt.


Est-ce là des raisons suffisantes pour que Madrid communique à Rabat l’hospitalisation de Ghali pour des « raisons strictement humanitaires » alors qu’elle ne l’avait pas fait pour Boukhari, ni pour Khaddad sans que personne ne s’offusque ? Sans doute c’est là des raisons de poids entre deux pays partenaires.


Le Maroc n’est pas, lui non plus, très communicatif. Il y a des exemples à la pelle d’un comportement qui est aux antipodes du partenariat. Le 1er août 2018, il a fermé, sans en informer les autorités espagnoles, la douane de Melilla, ouverte en 1866, et dont Rabat avait expressément demandé le maintien peu après l’indépendance du Maroc en 1956.


C’est aussi par voie de presse que Madrid a pris connaissance de la proposition du gouvernement marocain de faire approuver deux lois – le Parlement les a votées début  2020 - modifiant les eaux territoriales et la Zone Économique Exclusive (ZEE) qui empiètent non seulement sur Sebta et Melilla mais aussi sur les îles Canaries. L’Espagne, à différence du Maroc, n’a pris aucune décision sur la ZEE de cet archipel. Elle a juste formulé en 2014 une demande aux Nations Unies qui n’a pas encore obtenu de réponse.


Puis il y a toutes les dénonciations d’une association sahraouie basée en Espagne et d’un particulier décrivant Ghali comme un bourreau, un génocidaire. Tout cela est fort possible, mais les plaignants n’ont pas pu étayer leurs accusations et le juge Santiago Pedraz, de l’Audience nationale, la plus haute instance pénale espagnole, l’a laissé repartir pour l’Algérie après avoir écouté sa déclaration le 1er juin.


Après les protestations marocaines par voie diplomatique pour avoir accueilli Ghali, sont arrivées les représailles. Du 17 au 19 mai ont déferlé sur Sebta à la nage plus de 10 000 « harragas » marocains – deux d’entre eux sont morts noyés - dont 20 % de mineurs. Ils ont été incités à investir la ville. Leurs témoignages, surtout des plus jeunes, ne laissent guère de doute. La retransmission en direct par Chouf TV, un média proche de certains cercles officiels, de la cohorte de Marocains se jetant à l’eau pour rejoindre Sebta a été un encouragement. Rabat a utilisé sa population civile, y compris des enfants, pour administrer une correction à l’Espagne.


Ceux qui apparaissaient comme étant les plus âgés parmi les adolescents ont été, rapidement et illégalement, expulsés, à travers la frontière, sans que les autorités marocaines y trouvent à redire. Le procureur de Sebta a ouvert une enquête sur les agissements des forces de l’ordre espagnoles. Aujourd’hui encore se trouvent à Sebta, dans des conditions qui laissent souvent à désirer, près de 1 500 gamins dont la plupart sont sous la tutelle d’une municipalité débordée, mais d’autres trainent encore dans les rues. Ils sont venus s’ajouter aux 8 000 autres mineurs non accompagnés, en majorité marocains, répartis à travers toute l’Espagne et placés sous la tutelle des régions.


Les images du déferlement marocain sur Sebta, surtout celles des enfants, ont à la fois ému et choqué en Europe. D’Algésiras à Helsinki, l’immigration irrégulière inquiète fortement au sein de l’Union européenne. Rabat a fourni ainsi l’argument idéal au gouvernement espagnol pour européaniser la crise. Elle est d’autant plus européenne cette crise que le Maroc s’est aussi fâché, depuis le 1er mars, avec l’Allemagne, première puissance du Vieux Continent.


La motion du Parlement européen reprochant au Maroc l’utilisation « des contrôles aux frontières et de la migration, notamment des mineurs non accompagnés, comme moyen de pression politique sur un Etat membre de l'Union » est donc passée, le 10 juin, comme une lettre à la poste en séance plénière. Seuls les députés européens français ont majoritairement manqué à l’appel en s’abstenant ou en votant contre.


Madrid a pris conscience de la vulnérabilité de Sebta et Melilla

L’afflux marocain sur Sebta a, par ailleurs, tout d’un coup ouvert grands les yeux du gouvernement espagnol sur la vulnérabilité des deux villes enclavées sur la côte marocaine. Iván Redondo, le chef du cabinet du président Pedro Sánchez, a annoncé le 28 mai au Parlement l’élaboration d’un plan stratégique pour mieux les protéger.


L’Espagne envisage maintenant de les faire rentrer dans l’union douanière européenne et dans l’espace Schengen, dont elles avaient voulu être exclues pour différentes raisons. Madrid pourrait peut-être même demander à Frontex, l’agence européenne spécialisée dans le contrôle des frontières, d’y aller prêter main forte aux forces de l’ordre espagnoles. Il s’agit in fine d’européaniser Sebta et Melilla pour mieux les barder face aux revendications marocaines.


Vestiges de la période coloniale, Sebta et Melilla comme le répète la classe politique marocaine ? Les historiens espagnols le réfutent, affirmant qu’elles appartenaient à l’Espagne bien avant que le Maroc n’existe, ce que nient leurs confrères marocains. Quoi qu’il en soit, et c’est ce qui compte aujourd’hui, leurs 170 000 habitants, majoritairement musulmans à Melilla, ne veulent pas passer sous souveraineté marocaine.


Des partis pro-marocains ont été fondés dans les années quatre-vingt à Sebta et ils n’ont pas recueilli plus de 200 suffrages aux élections. Santiago Abascal, le leader de l’extrême droite espagnole (Vox), s’est rendu à Sebta peu après l’incursion massive des Marocains. Il s’en est pris à la population espagnole musulmane de la ville la décrivant comme une « cinquième colonne » aux ordres de Mohammed VI. Elle a alors réagi en se concentrant, par milliers, devant son hôtel pour le huer tout en brandissant des drapeaux espagnols.


Les Sebtis sont à l’Espagne ce que les habitants de Gibraltar sont au Royaume Uni. Ils ne veulent pas changer de nationalité. Puissent un jour les deux villes, exemple plutôt réussi de cohabitation entre musulmans et non musulmans, avoir avec leur hinterland marocain le même rapport qu’entretient la colonie britannique avec la province de Cadix où elle est  incrustée. Les décisions prises ces derniers mois par les autorités de Rabat, y compris le refus d’une réouverture partielle l’été dernier des frontières terrestres pour que les frontaliers puissent reprendre leur travail, ne vont pas dans ce sens.


Opération Marhaba, dernier châtiment marocain à l'Espagne

Dernier volet, pour le moment, du châtiment marocain à l’Espagne, l’organisation de l’opération Marhaba 2021 sans passer par les sept ports espagnols qu’elle a utilisés pendant les trente dernières années. C’est encore là une décision marocaine que Madrid a appris par la presse. L’Opération Passage du Détroit (OPE), comme on l’appelle en Espagne, permettait jusqu’en 2019 – elle ne s’est pas déroulée l’année dernière à cause de la pandémie - à 1,6 millions de Marocains résidents à l’étranger (MRE) de traverser durant l’été l’Espagne, dans les deux sens, pour se rendre en vacances au Maroc.


Le boycott des ports espagnols leur cause un préjudice que subissent aussi de plein fouet les compagnies maritimes qui opèrent dans le détroit de Gibraltar. L’absence de voyageurs marocains suppose aussi un manque à gagner pour nombre de stations-service. Elle soulage, en revanche, les administrations espagnoles, à commencer par le ministère de l’intérieur, qui mobilisaient, à temps partiel, jusqu’à 21 000 fonctionnaires pour assurer le bon déroulé de son organisation. Ce n’est pas une mince affaire que de faire transiter, d’une rive à l’autre, les 375 000 véhicules des MRE. L’opération Marhaba est un véritable casse-tête que préparaient chaque année ensemble, pendant des mois, depuis 1986, les autorités marocaines et espagnoles.


Les principales victimes de ce boycott sont, cependant, les MRE et, dans une moindre mesure, le contribuable marocain. La durée du trajet en ferry entre Marseille et Tanger-Med est de 43 heures au lieu de 80 minutes depuis Algésiras ou de 40 minutes depuis Tarifa. Même si les instructions royales ont obligé à accroître les fréquences et à baisser les tarifs des compagnies maritimes – et aussi des vols de la Royal Air Maroc (RAM) - ils sont encore bien plus chers que ce que coûte la traversée du Détroit.


Les subventions accordées à la RAM et aux compagnies maritimes vont coûter à l’Etat marocain 4,5 milliards de dirhams (424 millions d’euros) a révélé, mardi, Saâdeddine El Otmani au Parlement marocain. Elles contreviennent, d’après des sources juridiques, à l’accord aérien entre le Maroc et l’Union européenne car elles faussent la libre concurrence. Les compagnies aériennes qui opèrent entre le Maroc et l’Europe pourraient donc porter plainte.


D’un point de vue juridique, l’avenir n’est pas tout en rose pour ce qui est des relations entre Rabat et Bruxelles. Plusieurs indices, à commencer par le déroulement de l’audience, début mars, au tribunal de justice de l’Union européenne, semblent indiquer que les deux prochains arrêts sur l’inclusion du Sahara dans les accords d’association et de pêche ne vont pas être favorables aux intérêts du Maroc. Que fera alors Rabat ? Boycotter un temps la Commission européenne comme elle l’avait déjà fait en janvier 2016 ? Le Maroc et l’UE ont intérêt à garder la tête froide et à éviter tout nouveau dérapage.


En arrière-plan de la relation entre l’Union européenne et son premier partenaire nord-africain apparaît toujours le Sahara Occidental. Le Maroc refuse désormais l’autodétermination et propose depuis 2007 une solution, celle de l’autonomie, que la France applaudit ouvertement, tout comme l’Espagne mais en sous-main. Le projet marocain est très timoré par rapport au degré d’autonomie dont jouissent les régions dans des États fédéraux comme l’Allemagne ou même dans ceux centralisés comme l’Italie.


Pour qu’il soit crédible, il faut cependant qu’il octroie bien plus de pouvoirs aux autorités locales sahraouies, qu’il inclut des garanties internationales – peut-être à travers les Nations Unies - du respect de cette autonomie et surtout que les forces de l’ordre marocaines cessent de bastonner tous ceux qui, dans le territoire, réclament l’autodétermination. Si ces trois conditions sont remplies, alors il aura de bonnes chances pour que l’Europe, comme le demandait Bourita, sorte de sa « zone de confort ».



Journaliste à El Confidencial, écrivant aussi pour Orient XXI en France, Ignacio Cembrero a publié en 2006 un ouvrage sur les relations entre l’Espagne et le Maroc Vecinos alejados (Voisins éloignés). Il a travaillé plus de 30 ans à El País. Il intervient souvent aussi à télévision, notamment sur La Sexta, la chaîne très regardée par les élites espagnoles qui consacre le plus d’émissions à la politique.

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