La visite entamée par le roi Mohammed VI ce dimanche à Moscou intervient à un moment difficile pour le royaume sur la question du Sahara, qui constitue toujours l’alpha et l’oméga de la politique étrangère marocaine. A la perte du momentum sur le plan d’autonomie depuis 2008, s’ajoute des relations devenues ambigües entre le Maroc et ses alliés traditionnels aux Etats-Unis et en Europe, dont l’attitude et la multiplicité des centres de décision suscitent de l’incompréhension de Rabat. A l’inverse, la Russie de Vladimir Poutine, qui concentre au Kremlin l’essentiel des pouvoirs, renvoie aujourd’hui au Maroc l’image d’un pays fort, aux positions clairement assumées. Un modèle à suivre ?
Pendant la guerre froide, Hassan II, fin diplomate, parvenait à tirer son épingle du jeu en mettant en concurrence les deux super puissances. Une stratégie perpétuée jusqu’à l’effondrement de l’URSS au début des années 90 et la perte d’influence russe sur la scène internationale, qui a poussé Rabat à se rapprocher un peu plus de l’hyperpuissance américaine. L’accord de cessez-le-feu au Sahara en 1991 et l’implication du Conseil de sécurité de l’ONU, au sein duquel Washington a pris le lead sur la question nationale, a conforté le Maroc dans son choix.

Mais Moscou est revenu en force sur la scène internationale depuis le début des années 2000. La nouvelle politique étrangère menée par Vladimir Poutine a pour but de repositionner la Russie comme un interlocuteur incontournable sur les questions globales. Un renouveau de l’influence russe qui coïncide avec le besoin pour le Maroc de sécuriser ses appuis au Conseil de sécurité de l’ONU sur le dossier du Sahara, suite aux pressions exercées par Washington et Londres depuis 2009 sur la question des droits de l’homme, qui ont culminé en 2013 avec le projet américain de résolution sur l’extension du mandat de la Minurso, auquel la Russie et la Chine se sont opposées. L’épisode a été mal vécu par Rabat et a laissé planer le doute sur les intentions de ses alliés traditionnels. « Y a-t-il une crise de confiance entre le Maroc et certains centres de décisions chez ses partenaires stratégiques, concernant la question des droits de l’homme dans nos provinces du sud ? », s’interrogeait Mohammed VI en novembre 2013 dans son discours de la Marche verte. « Les péripéties de la question nationale au cours des trois dernières années soulignent l’importance pour le Maroc de revoir son jeu d’alliance parmi les puissances déterminantes au Conseil de sécurité des nations Unies », indique une note diplomatique marocaine datée de mai 2014 et révélée par le compte « Chris Coleman ». « La physionomie du Conseil de sécurité et la portée des débats en son sein reflètent un effritement de la mainmise des P3 (États-Unis, France et Royaume Uni) sur la gestion du dossier du Sahara et un retour en force de la Russie et de la Chine. Il importe donc pour le Royaume de renforcer son partenariat stratégique avec la Russie », poursuit la note. Selon cette analyse, le rapprochement avec Moscou « ne doit pas être conçu comme une alternative aux relations fortes avec d’autres membres permanents (France/Etats Unis). Il s’agit plutôt de compléter ces alliances traditionnelles et de diversifier les partenariats en tenant compte des réalités changeantes internationales et des intérêts supérieurs du Royaume. »Le retour en force de la Russie

Un virage difficile à négocier
Le rapprochement avec Moscou s’est accéléré suite à l’épisode d’avril 2014 à l’ONU. La première version du rapport annuel de Ban Ki-moon sur le conflit avait alors déclenché l’ire de la diplomatie marocaine : le texte mentionnait le Sahara comme un territoire non autonome et demandait l'extension du mandat de la MINURSO. Il fixait aussi une échéance à avril 2015 pour avancer dans les négociations. S’en est suivi une crise ouverte avec le secrétariat général de l’ONU et l’envoyé personnel de Ban Ki-moon, le diplomate américain Christopher Ross.
Une visite royale en Russie a ainsi été programmée pour juin 2014, axée sur la signature d’accords bilatéraux et sur des discussions autour d’intérêts communs (énergie, mines, agriculture et pêche, tourisme, sécurité, religion).
Selon un câble de l’ambassadeur marocain à Moscou, Abdelkader Lecheheb, daté de mai 2014, « la Russie accueille favorablement cette visite, qui représente une opportunité historique et sera, sans conteste, un succès indéniable ». Le diplomate marocain rapporte toutefois que le directeur MENA au ministère russe des Affaires étrangères, Sergueï Vershinin, « a exprimé son inquiétude quant aux difficultés liées au manque de temps dont les autorités russes disposent pour préparer la visite ». Seuls deux accords – sur l’extradition et sur la promotion des investissements – étaient finalisés selon la partie russe et « d’ici la visite royale, les autres accords ne seront pas prêts à la signature ».
Cette visite de Mohammed VI à Moscou n'a finalement pas eu lieu, bien qu’un premier Forum économique Maroc-Russie s’est tenu dans la capitale russe avec la présence de plus de 120 hommes d’affaires marocains et autant d’investisseurs russes. Le voyage de Mohammed VI en Russie a de nouveau été reporté quelques mois plus tard, à cause des accords non-finalisés mais sans doute aussi à cause du contexte international, la crise en Ukraine ayant exacerbé les tensions entre Moscou et le bloc occidental, déjà vives sur le dossier syrien.

Pressions de l’UE et de Washington
Malgré sa propre position sur le Sahara, le Maroc ne s’est pas aligné sur ses alliés occidentaux pour dénoncer l’atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, apportant un soutien implicite au référendum d’autodétermination souhaité par Moscou. « Avoir un partenariat stratégique avec la Russie est un choix, cependant, notre position de fond sur l‘Ukraine est claire, à savoir : l’intégrité territoriale », s’est justifié Nasser Bourita, alors secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, auprès du chef de la délégation de l’UE au Maroc, Rupert Joy, selon son compte-rendu d’un entretien qui s'est déroulé en septembre 2014.
Suite aux événements en Ukraine, Washington et Bruxelles ont adopté durant l’été 2014 une série de sanctions contre la Russie. L’ambassade américaine à Rabat a demandé au Maroc « d’envisager des mesures similaires », selon une note diplomatique reçue par le ministère des Affaires étrangères. « Une telle réaction serait négativement perçue par la Russie et pourrait impacter la position de ce pays par rapport à la question du Sahara, à l’heure où notre pays tente de mettre en œuvre sa stratégie de s’ouvrir sur d’autres partenaires », commentait alors le chef de la division Nations Unies au ministère, Redouane Houssaini.
De son côté, l’Union européenne a transmis un aide-mémoire à Rabat sur les mesures de rétorsion prises par la Russie contre les pays de l'UE, notamment l’embargo sur les produits agricoles européens. Un embargo qui constitue une « opportunité » pour le développement des exportations marocaines vers le marché russe, comme l’a souligné le vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov auprès de l’ambassadeur marocain à Moscou.
Dans son aide-mémoire, l’Union européenne demandait au gouvernement de ne pas adopter de nouvelles mesures permettant aux exportateurs marocains de tirer avantage de l'embargo. « L’UE considérerait l’utilisation de tels outils, dans ces conditions, comme inéquitable, inamicale et susceptible de compromettre les actions engagées par l’UE et les autres pays pour stabiliser la situation en Ukraine », indique le texte.
A l’occasion d’un entretien mené en septembre 2014 avec Menouar Alem, ambassadeur marocain auprès de l’UE, Rupert Joy est allé encore plus loin en demandant le report de la visite royale à Moscou, qui avait été reprogrammée pour octobre/novembre 2014. Selon le compte-rendu de Menouar Alem, le diplomate européen a expliqué que le timing de la visite « pourrait constituer un appui du Maroc pour la Russie et serait, par conséquent, inapproprié dans le contexte de crise grave entre l’UE et la Russie ».

Au final, la visite royale à Moscou a pourtant été de nouveau reportée. Malgré une série d’annonces distillées dans les médias tout au long de l’année 2015, il a fallu attendre ce mois de mars 2016 pour que la visite de Mohammed VI se concrétise.

Equilibrium entre Alger et Rabat
La Russie est un soutien historique de l’Algérie sur la question du Sahara, bien que le pays n’a jamais reconnu la RASD. Favorable au plan Baker, Moscou s’est opposé en 2007 et 2008 à Washington lorsque l'administration Bush a tenté d’imposer le plan d’autonomie par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. La position russe consiste à maintenir l’examen du dossier du Sahara dans le cadre du chapitre VI de la charte des Nations Unies, c’est à dire de ne pas imposer de solution aux parties (ni un référendum, ni le plan d’autonomie).
Mais en parallèle, Moscou est prêt à développer ses relations avec le royaume. En témoigne l'accord de pêche Maroc-Russie reconduit en 2014, qui permet à une dizaine de navires russes de pêcher au large du Sahara. Comme les autres puissances mondiales, la Russie maintient un équilibrium dans ses relations avec le Maroc et l’Algérie et développe un partenariat stratégique avec chacun des deux voisins - tirant même un certain avantage de cette rivalité maghrébine. Alors que Mohammed VI est en visite à Moscou, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est rendu à Alger il y a quelques jours et le premier ministre algérien Abdelmalek Sellal est attendu à Moscou en avril prochain.

La Russie et l’Algérie, deux grands producteurs d'hydrocarbures, sont proches politiquement mais les échanges économiques sont très limités. L'achat d'armement russe reste le principal moyen pour Alger de garder les faveurs de Moscou. Pour développer son partenariat stratégique avec la Russie, le Maroc mise de son côté sur le commerce, le tourisme et l’énergie, dont le potentiel de développement est considérable.
Les échanges commerciaux entre Rabat et Moscou restent faibles et peu diversifiés : la Russie n’était en 2014 que le 8e fournisseur et le 18e client du Maroc. La balance commerciale avec le royaume est toutefois très déséquilibrée en faveur de Moscou : les importations de pétrole russe avoisinent les 16 milliards de dirhams alors que les exportations marocaines (poissons, fruits et légumes) ne dépassent pas les 2 milliards de dirhams. Selon une note adressée à Mbarka Bouaida en septembre 2014 concernant l'embargo russe sur les produits agricoles européens, certaines contraintes freinent les exportateurs marocains du secteur, comme la logistique, l'exigence russe en terme de qualité, le niveau élevé des droits de douane, la solvabilité des entreprises russes et "l'opacité qui plane sur les circuits de distribution". Malgré tout, l'achat d'hydrocarbures russes faisait du Maroc le 2e partenaire commercial de la Russie en Afrique en 2013, après l’Egypte.




Epouse de Youri Luzhkov, maire de Moscou entre 1992 et 2010, Elena Baturina a constitué au fil des ans un véritable empire avec sa société Inteco, qui fait d’elle aujourd’hui la femme la plus riche de Russie. En 2007, elle s’est associée à l’oligarque Alexander Chistyakov, dirigeant de la compagnie Ruspetro, pour investir dans un projet touristique de 100 millions de dollars au nord du royaume, comprenant un golf, des villas et marinas. Il s’agissait alors du plus grand investissement russe au Maroc depuis 20 ans. Mais aucune convention n’a été signée avec le ministère du Tourisme. La joint venture créée par Baturina et Chistyakov, basée aux Iles Vierges Britanniques et qui devait investir dans le projet à travers une société offshore domiciliée à Tanger, Andros Bay Investments Offshore, a provoqué un conflit entre les deux associés. Le projet a finalement été avorté et Baturina a trainé Chistyakov en justice, à Londres et aux Iles Vierges Britanniques, en l’accusant d’avoir détourné son investissement.
Moscou vise les grands chantiers marocains
Les notes diplomatiques publiées par « Chris Coleman » révèlent les différents accords bilatéraux attendus depuis 2014. Ces derniers portent sur la promotion et la protection des investissements, les services aériens, la convention sur l’extradition, la protection mutuelle des informations classifiées dans le domaine militaire, un accord-cadre global de coopération commerciale ainsi que le développement du partenariat industriel.
Les échanges portant sur l’élaboration du procès-verbal de la commission mixte intergouvernementale Maroc-Russie, tenue en septembre 2014 à Rabat, révèlent aussi les secteurs qui intéressent le plus les autorités russes. Il s’agit notamment de la fourniture de matériel agricole et de transport, ainsi que la participation des entreprises russes aux « projets de grande envergure » dans les domaines de l’énergie et des infrastructures.
L’URSS avait financé de tels projets depuis l’indépendance du royaume jusqu’aux années 90, comme la centrale de Jerada ou les complexes hydroélectriques Mansour Eddahbi, Moulay Youssef et Al Wahda. Mais aucune entreprise russe n’a décroché de gros contrats ces vingt dernières années, la plupart étant attribués à des sociétés occidentales ou des pays du Golfe.
Le dernier grand projet d’investissement russe au Maroc remonte à 2007, lorsque l’épouse du maire de Moscou s’était alliée à un oligarque russe pour développer un projet touristique à 100 millions de dollars dans la région de Tétouan. Un projet avorté, qui s’est terminé devant les tribunaux à Londres et aux Iles Vierges Britanniques.
Dans le domaine de la prospection pétrolière et gazière, un opérateur russe a discrètement prospecté les potentialités des bassins marocains à travers Gulfsands Petroleum, une société de droit britannique. Son actionnaire principal, Waterford Finance & Investments, est en effet dirigé par Mickael Kroupeev, ancien géologue au ministère russe du pétrole, actif aujourd'hui en Afrique. La lettre Maghreb Confidentiel rapporte que Waterford est également administrée par Yuri Shafranik, ancien ministre du pétrole sous Boris Eltsine et président de l'Union russe des producteurs de gaz et de pétrole. Suite à des difficultés financières, Gulfsands n'a pas pu tenir ses engagements au Maroc et s’est vu refuser par l’ONHYM le renouvellement de ses permis d’exploration gazière dans le Gharb à la fin de l’année 2015.
Lors des entretiens et tables-rondes qui émailleront la visite royale à Moscou, la question des grands chantiers énergétiques sera abordée. La Russie se positionne notamment sur le chantier du nucléaire civil et sur le projet GNL.
Concernant la coopération militaire entre le Maroc et la Russie, deux accords ont été signés en 2012 et une commission mixte a été créée. Malgré sa relation privilégiée avec l’OTAN, le Maroc pourrait se tourner vers des fournisseurs russes pour certains types d'armement. L’achat d’un sous-marin Amur-1650 est régulièrement évoqué dans les médias. Selon des informations dont dispose Le Desk, les FAR pourraient également profiter de la visite royale pour finaliser la commande d’un lot de tanks russes.
L’objectif de ce renforcement de la relation bilatérale est « d’optimiser la position russe » sur le Sahara selon la note de la diplomatie marocaine rédigée en 2014. « En contrepartie, la Russie pourrait garantir un gel du dossier du Sahara au sein de l’ONU, le temps pour le Royaume de mener des actions fortes avec des faits irréversibles de la marocanité du Sahara », conclut la note du ministère.
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