
n°27.La doctrine Poutine, un modèle pour Mohammed VI ?
Mohammed VI rencontre aujourd’hui à Moscou Vladimir Poutine. Une visite programmée depuis des années et maintes fois reportée. Elle intervient aujourd’hui dans une conjoncture difficile pour le Maroc sur la question du Sahara, mais aussi dans un contexte géopolitique très tendu. Le nouveau Tsar de la Russie fait la guerre, annexe des territoires, a pilonné les rebelles en Syrie à la barbe de l’OTAN et tonne contre l'Occident. Le roi du Maroc croise aussi le fer avec l’Europe, les Nations Unies, et engage son armée à l’autre bout du Moyen-Orient. Si la puissance de la Russie n’est certainement pas à comparer avec le faible poids du Maroc sur l’échiquier international, les deux régimes partagent à n’en pas douter, un même penchant pour une forme d’autoritarisme paternaliste et une certaine vision du monde.
Les similitudes sont légion. Avant même sa prise totale du pouvoir, Poutine confiait n'avoir aucune intention de procéder à des réformes radicales. Sa seule ambition était claire : restaurer « le calme et l'ordre » dans une Russie en ruine après la chute de l’empire soviétique. Héritier d’une monarchie dictatoriale, Mohammed VI a joué sur le temps long qu’offre la perspective d’un règne pour dérouler une transition que seul le choc des Printemps arabes a pu faire accoucher d’une Constitution rénovée, mais encore loin de satisfaire à tous les critères d’une démocratie véritable. Pour les deux, à leur arrivée au pouvoir, les Cassandre ne donnaient alors pas cher de leur avenir. Tout au plus, voyait-on en eux des hommes accablés de la lourde mission de sauver leurs régimes d'une agonie infamante.
Restaurer la dignité nationale
Pendant la Guerre froide, Moscou était le siège d'une puissance globale, présente dans le cosmos et sur les cinq continents. Une rivale austère et déterminée face à l’hyperpuissance américaine. Dans l’intermède chaotique qui a précédé Poutine, elle s’était recroquevillée pour redevenir la capitale de ce qu'était la Russie du XVIIe siècle.
Effondrée tant sur le plan politique qu’économique, elle n’a gardé de cette époque que sa capacité à déclencher le feu atomique. Le niveau de vie a été réduit de moitié en moins de dix ans, et la dette extérieure avait atteint des niveaux inégalés. Il lui fallait un homme providentiel, capable, selon les mots mêmes de Poutine de lui « restaurer une dignité nationale ». Il surfe alors sur la vague identitaire sous un déluge d'accusations le présentant comme un nostalgique du nationalisme soviétique, voire tsariste.
Mohammed VI est lui aussi considéré majoritairement comme l’homme de la situation, que ce soit par les légitimistes qui voient dans la monarchie le seul salut pour le Maroc, que par ceux qui louent son volontarisme, à défaut d’alternative plus crédible dans un monde arabe en déliquescence.
Ne détestant pas la sévérité des propos ou de l’action, l’un pour enflammer l'âme russe longtemps enfouie sous le communisme et la dérive du système soviétique, l’autre pour installer un rapport de force plus équilibré autant avec l’ancienne puissance coloniale, ses alliés occidentaux, que vis-à-vis de ses compétiteurs régionaux, au premier rang desquels l’Algérie voisine. Ils ont fait du patriotisme une arme politique et économique, mais surtout un ferment ressuscité d'union nationale, avec pour maître-mot, l’intégrité territoriale.
La propagande historique comme légitimité
L’activisme de Poutine pour annexer la Crimée, châtier les Tchéchènes, étouffer l’Ukraine, a réveillé ses détracteurs. Mohammed VI, exaspéré par ce qu’il entend par l’ambiguïté de l’Occident et des instances internationales sur la nature profonde du Makhzen, et surtout sur la position du Maroc sur le Sahara, le pousse vers un isolationnisme contraint. La Russie de Poutine se suffirait bien d’un monde bipolaire, celui où Kennedy et Khrouchtchev s’apostrophaient à l’ONU, celui où Reagan et Brejnev relançaient la course aux armements, et non l’ordre multipolaire. Le Maroc de Mohammed VI a, quant à lui, du mal à accepter que son camp historique, celui de l’Occident, puisse le malmener, alors qu’il figure à ses yeux comme un modèle dans la région.
La propagande historique est centrale dans les deux systèmes. Plus que de célébrer un régime politique hérité, Poutine et Mohammed VI cherchent à s’inscrire dans la filiation du césarisme de leurs prédécesseurs. Les Tsars pour l’un, les Sultans pour l’autre. Les deux régimes ont en effet en commun de représenter dans l’imaginaire collectif les temps anciens, ciment d’une légitimité immémoriale.
Poutine n’hésite pas à dérouler un discours anti-occidental et imposer un endoctrinement musclé pour s’attirer les voix des nostalgiques de la grandeur de l’empire. Mal désoviétisée, la Russie entend qu’on la respecte dans le concert des nations. Une Russie qu’on craint, pas celle qui se couche, dit-on encore à Moscou. Une posture que ne renierait pas Mohammed VI, qui adopte le sens « pragmatique à tendance conservatrice », cher à Poutine, resserre les vis de son trône par intermittences, fustige la communauté internationale, et coopte à tour de bras une société civile qui n’ose plus, ou si peu, défier l’ordre établi.
Poutine a laminé son opposition, épuré les médias, mis au pas les oligarques dissidents, réhabilité certains symboles de l’Union soviétique, et a placé surtout ses hommes à tous les niveaux de l’administration. On peut en dire autant avec Mohammed VI qui, après avoir négocié la parenthèse des Printemps arabes, a reconquis sa pleine stature de roi qui règne et qui gouverne, laissant la bride sur le cou à son gouvernement pour les questions d’intendance. Tous les contre-pouvoirs sont neutralisés les uns après les autres au profit d’un shadow cabinet qui a tissé sa toile dans tous les centres névralgiques du pouvoir politique, économique et sécuritaire.
L’obsession commune de la dépendance
Rétifs à toute critique venue de l’étranger, prise pour trahison ou pour de la condescendance, tant Poutine que Mohammed VI, évitent avec soin de franchir le pas qui feraient d’eux formellement aux yeux du monde des dictateurs. Au contraire, ils s’affichent comme des réformateurs champions de la realpolitik alors qu’ils entretiennent, à leurs niveaux respectifs, des rapports compliqués avec l’Occident, esquivant les questions dérangeantes sur les droits de l’homme, la corruption, la liberté d’expression, le développement inégalitaire, ou le maintien de la logique des premiers cercles, tant que ceux-ci ne font pas d’ombre au pouvoir suprême, au risque d’être lessivés. Sur ces points, la réplique des deux régimes est quasiment la même. La Russie se défend ainsi : « Regardez les Etats-Unis, ce n’est pas mieux », le Maroc ose davantage la comparaison avec la France de la Vème république, et encore plus avec les autres régimes arabes.
L’obsession demeure la dépendance stratégique à un monde perçu comme hostile et injuste. L’essentiel pour Poutine est d’avoir réussi à devenir, pour Obama, le seul partenaire qui compte. L’essentiel pour Mohammed VI est de prouver que le Maroc est le seul ilot de stabilité et de prospérité dans la région.
En ligne directe avec leurs peuples grâce à un marketing séducteur qui redonne vie au culte de la personnalité dans une forme douce et post-moderne, ils apparaissent comme des sauveurs, malgré un mode de gouvernance qui frise l’idolâtrie et irrite parfois l’opinion internationale. Si Poutine est parvenu à créer une posture qui lui vaut une solide popularité dans son pays, ainsi qu’une place incontournable sur la scène politique internationale, il en va de même pour Mohammed VI, qui attend plus de crédit à ce qu’il conçoit comme un rayonnement du Maroc dans le monde arabe et en Afrique.
La volonté et la fermeté de Poutine, sa capacité de prendre des décisions difficiles et de les exécuter énergiquement, lui attire les sympathies de la majorité de population russe. Ce phénomène est d’autant plus intéressant, qu’il touche visiblement toutes les strates de la population indépendamment des critères sociaux. Une attitude acclamée de la même manière dans le cas de Mohammed VI qui tient la dragée haute à la France, à la Suède, à Ban Ki-moon, à l’Algérie, aux séparatistes du Polisario... Ces dernières années, les deux chefs d’Etat ont par ailleurs réussi à construire un capital politique sous le slogan de la lutte anti-terroriste et anti-séparatiste, profitant d’un climat psychologique et géopolitique pour le moins propice, tant sur le front intérieur qu’à l’international.
Développement humain à la traine, société à plusieurs vitesses, dirigisme ? Peu importe, la chaine de loyauté, d’argent et de pouvoir est légitimée par les grandes réalisations de prestige ou de proximité qu’ils affectionnent à en être les instigateurs. Poutine a lancé la Russie dans un capitalisme débridé à pas forcés, le roi, omniprésent sur tous les chantiers du royaume est l’ordonnateur du « nouveau Maroc », fort d’un cabinet aux ressources autrement plus imposantes que l’ensemble des autres institutions.
Quitte à doucher l’opinion internationale par des actions unilatérales, Poutine bénéficie parallèlement d’une conjoncture mondiale extrêmement favorable à l’assise de son pouvoir, ce qui manifestement ne laisse pas de marbre Mohammed VI. Dans une note préparatoire à la visite avortée du roi à Moscou en 2014, Nasser Bourita, devenu récemment le maillon fort de la diplomatie royale, soulignait que « ce sont les entendements confidentiels entre les deux chefs d’Etat qui constitueront la véritable feuille de route pour les relations bilatérales », ajoutant que Poutine favorisait « le contact personnel et la diplomatie secrète ». Un cadre intimiste, fondé sur des valeurs communes, qui pourraient mettre les pas du Maroc dans ceux de la Russie.