
n°378.Bouknadel: la responsabilité directe de l’ONCF escamotée par l’enquête
De l’enquête de la Gendarmerie royale sur l’accident de train mortel survenu le 16 octobre à hauteur de la bourgade de Bouknadel, à mi-chemin entre Rabat et Kénitra, il ressort une série inquiétante de lacunes, d’approximations et de zones d’ombres. Dans sa série de révélations, Médias24, qui a épluché le rapport de 130 pages établis par les gendarmes, il ressort surtout des défaillances inqualifiables en terme de sécurité ferroviaire.
D’abord sur les doutes exprimés à propos du système de signalisation dont le constat a été confié à la firme canadienne Bombardier, alors que celle-ci est justement le prestataire de l’ONCF qui l’a installé. Un problème de fond puisque Bombardier ne peut être considérée comme juge et partie.
L’enquête, selon ce qu’a rapporté Medias24, révèle que la vitesse des trains dépend en fait seulement du conducteur et du chef du train. « Si ces derniers voient la signalisation ou la respectent, elle dépend donc de la signalisation. Sinon, elle ne dépend que du facteur humain », explique la même source. Dans le cas d’espèce, le TNR n°9 assurant la navette entre Casablanca et Kénitra aurait, selon les conclusions des enquêteurs, déraillé à cause justement d’un excès vitesse : 158 km/h au lieu des 60 km/h fixés comme limite sur le tronçon de l’accident en raison de l’établissement d’un aiguillage ne pouvant être négocié à vive allure par le train.
L'absence de système ATP au centre de la sécurité ferroviaire
L’enquête ajoute qu’aucun dispositif central « ne permet de connaître instantanément la vitesse des trains en mouvement ». « En Europe, et selon d’autres sources du domaine, il existe maintenant des dispositifs adaptés qui arrêtent automatiquement les trains dépassant la vitesse autorisée », commente alors Médias24.
Or, c’est justement ce point important que le rapport de la Gendarmerie royale survole alors qu’il nécessite davantage d’investigations et de réponses de la part de l’ONCF.
A y regarder de plus près, cet aspect escamoté de l’enquête élargi le champ des responsabilités qui ne pèsent à date d’aujourd’hui que sur les épaules de Larbi Rich, le conducteur du train, accablé, selon la version officielle, de l’entièreté de la faute, d’autant qu’il est poursuivi en état de détention pour homicide et blessures involontaires alors qu’il conteste que la signalisation a bien fonctionné et que l’enregistrement réalisé par une caméra à l’avant du train a été effacé « par inadvertance ».« Il ne faudrait pas que Larbi Rich soit le bouc émissaire d’une affaire où des doutes importants existent sur le dispositif de sécurité de nos trains », s'inquiète cette semaine TelQuel dans son éditorial...
Et plus que des doutes, ce sont des aspects essentiels mais manquants de l'enquête déjà jugée expéditive qui interpellent. Au-delà des zones d’ombres sur lesquelles la justice est censée statuer, c’est le fameux dispositif d’arrêt automatique des trains (ATP), manifestement inexistant sur les rames des trains marocains, alors que sa mise en place avait été programmée depuis des années par l’ONCF qui pose problème, mais sur lequel l’enquête de la Gendarmerie royale ne s’attarde pas. Le hacker qui a divulgué les tares informatiques de l'ONCF en fait état dans une vidéo récemment mise en ligne.
Le système en question dénommé « ERTMS niveau 1 », dont une partie spécifique est désignée « ETCS niveau 1 », permet au-delà de toute erreur ou négligence humaine de freiner automatiquement un train lancé en survitesse.
En novembre 2014, l’Allemand Siemens annonçait par voie de communiqué avoir « réalisé pour le compte de l’ONCF le premier système européen de contrôle de vitesse de trains ETCS niveau 1 installé sur une centaine de rames et locomotives », ajoutant que « ce premier système en Afrique validé par l’organisme Allemand TÜV permettra de rendre le réseau ferroviaire marocain l’un des plus sûrs du continent ».
Le Français Thales explique sur son site internet avoir « déployé ses solutions de signalisation ferroviaire sur la ligne Taourirt-Béni Ansar en 2007 et a installé le premier système ETCS sur la ligne Rabat-Casablanca en 2009. Un système de contrôle Thales a également été installé en 2013 pour la ligne Nouaceur-Jorf Lasfar ».
Enfin, en novembre 2017, Bombardier Transport, présent à Casablanca depuis 2011, après l’attribution par l’ONCF d’un contrat pour 14 locomotives électriques sur la ligne Casablanca-Rabat, mettait en exergue dans un communiqué « le contrat obtenu (en 2014) pour l’équipement de la ligne entre Casablanca-Kénitra et Sidi Yahya-Tanger du système ERTMS niveau 1 », mais dont le déploiement n’a concerné que 30 km de voies ferrées
Un constat accablant de la Cour des comptes en 2015
Qu’en est-il donc de ce système confié à trois entreprises internationales majeures dans le domaine du rail, mais dont personne ne parle spécifiquement dans le cadre de l’enquête sur l’accident de Bouknadel ?
Dans son rapport daté de 2015 sur l’état de l’Office des chemins de fers, la Cour des comptes, fait référence dans son chapitre 1.3 consacré à aux « Projets liés à la sécurité des circulations » au « nouveau système que l’ONCF a projeté d’installer, avant sa généralisation sur tout le réseau, entre la gare Rabat Agdal et Ain Sbâa. Il s’agit d’un système de supervision automatique de la conduite des trains qui prend le relais en cas de défaillance du conducteur pour s’assurer que l’action la plus sécuritaire est prise ».
La Cour observe à ce sujet que « certaines insuffisances ont été relevées à savoir : retard dans certaines phases du projet recours insuffisant à l’assistance externe réception des travaux sans levée préalable des réserves absence de fiches attestant des essais des machines équipées du système maintenance non encadrée et système non encore opérationnel ».
Lors de la 12ème conférence mondiale sur le système ERTMS tenue à Bruxelles en février-mars 2016, El Mehdi Benqassmi, chef du département des opérations relevant de la direction LGV de l’ONCF faisait un exposé sur « la situation actuelle et le développement futur de l’ERTMS au Maroc ». Il indiquait alors dans sa présentation, qu’un système de ce type n’avait pas encore été mis en place sur les trains circulant au Maroc : « Il n'y a pas de système ATP avant la mise en œuvre de l'ERTMS --> Pas d’historique », mentionnait-il dans son diaporama.

Dans son graphique détaillant les phases de son implémentation, Benqassmi indique cependant qu’un premier segment de 86 km, réalisé par Thalès, est d’ores et déjà « en service » entre Casablanca et Rabat. Un second étiré sur 430 km, confié cette fois-ci à Bombardier sur les portions Casablanca-Tanger-Ras Rmel est spécifié comme « en construction ». Enfin, un troisième et dernier devant équiper les segments sud, jusqu’à Jorf Lasfar-Marrakech et ouest, jusqu’à Beni Ansar-Oujda, totalisant 1 020 km est quant à lui « projeté » sans précision de calendrier.

Quid du contrat conclu avec Bombardier en 2014 ?
Pour résumer, le système confié à Thalès serait opérationnel depuis 2009 sur l’axe Rabat-Casablanca, celui attribué à Bombardier en 2014 et qui comprend le tronçon Rabat-Kénitra, objet de l’accident de Bouknadel, serait toujours très peu développé, sinon au point mort. Raison invoquée par des sources internes à l'ONCF : la priorité donnée à la ligne LGV Casablanca-Tanger. Ce n’est d’ailleurs qu’en décembre 2016 que l’ONCF s’est équipée de six simulateurs ETCS livrés par la société Transurb. Celle-ci communiquait à cette occasion en affirmant que « pour familiariser les conducteurs marocains avec l'ERTMS, nous avons configuré 100 kilomètres génériques sur le niveau 1 de l'ERTMS et 200 kilomètres de pistes précises sur le niveau 2 de l'ERTMS ».
Deux jours avant l’accident de Bouknadel, un train a déraillé à Taïwan faisant un nombre conséquent de victimes. Le conducteur du train a lui aussi été pris pour responsable de la tragédie puisqu’il avait négocié une courbe à 140 km/h au lieu des 70-80 km/h réglementaires sur ce segment. Et pour cause, l’enquête sur l’accident du Puyuma Express avait conclu que le conducteur en question avait désactivé le système de contrôle de la vitesse, le fameux Automatic Train Protection (ATP) en raison de problèmes d’alimentation électrique du train. Ce qui explique sa trop grande vitesse au moment de l’accident, selon un tribunal taïwanais. Le conducteur a été libéré le même jour sous caution après avoir été interrogé. Celui du TNR n°9 marocain n’en disposait pas, mais cela l’a tout de même conduit à la case prison…
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