Dans la villa seventies qui accueille le siège de l’AMPL nichée dans une ruelle du quartier Maârif de Casablanca, une nuée de pilotes en uniformes et galons vont et viennent, tuent le temps au billard ou discutent en petites grappes dans le jardin et les pièces transformées en bureaux et salles de réunion.
A l’étage, autour d’une table, quelques commandants de bords (CDB) aguerris et un jeune officier pilote (OPL) entourent le président, Hicham Falaki. Les visages sont fermés car l’heure est grave. Le couperet de la direction de la Royal Air Maroc est tombé le 25 août : 140 membres du personnel ont été mis à la porte, dont 65 pilotes. Motif avancé, « licenciement économique ».
On les imagine facilement fréquentant des hôtels de luxe et leurs hôtesses, vivant mille aventures au bout du monde. Bref, une caste de privilégiés qu'il est si aisé de brocarder en ces temps de crise. Mais au-delà du mythe : c’est quoi être pilote à la RAM ? « J’ai vu mes enfants grandir à l’horizontale », lance du coin de la table un CDB qui cumule près de 15 000 heures de vol sur moyen-courrier. Comme ses collègues, il ne se plaint pas de sa rémunération de ministre, mais raconte sa carrière dans les airs qui vient de s’achever par un mail laconique, l’histoire des luttes sociales de tous les corps du métier, mais aussi de l’étoile pâlie de cette RAM qui, jadis avait un banc d’essais moteur aujourd’hui abandonné, des mécanos et des instructeurs dont les autres compagnies jalousaient les compétences, maintenant recrutés chez Lufthansa ou Emirates à prix d’or, et bien sûr cette école nationale, l’ENPL, qui faisait la fierté de leur corporation, avant qu’elle ne ferme ses portes. D’année en année, la vie rêvée des pilotes de la RAM a largement perdu de son lustre. Les nuits d’escales dans les palaces des plus belles capitales ? Plutôt aujourd’hui des hôtels lugubres près des aéroports. S’ils portent encore fièrement leurs beaux uniformes, on apprend d'eux que la compagnie ne leur fournit plus l’habit depuis trois ans alors que cette ligne de dépenses apparaît encore dans ses comptes. « Je suis pilote depuis trois ans et je n’ai reçu que deux paires de chemises », lance, dépité, un jeune OPL. Celle qu’il porte ? « Je fais comme tout le monde, je fais mes emplettes moi-même auprès de Propilotzone, un tailleur spécialisé du Caire qui a dupliqué les modèles de la RAM, y compris les galons et les insignes ». Et un de ses collègues de renchérir : « Ça vaut aussi pour moi, pour cette casquette ». D’ailleurs, raconte-t-il, « un CDB appelé à faire un vol officiel a dû se faire livrer son couvre-chef à la passerelle par la compagnie, et à la fin de son vol, on est venu lui demander de la rendre… ». Le 1er septembre, une note de la direction est venue signifier au personnel navigant que le port de l’uniforme « mis à la disposition par la compagnie et constituant un vecteur fort de son identité » était interdit « en dehors des heures de travail et à des fins personnelles » sous peine de sanctions… Ces anecdotes, et tant d’autres, illustrent, selon l’AMPL, l’ambiance délétère qui s’est installée au sein d’une compagnie souvent secouée par les trous d’air d’une gestion à vue. Ceux qui ont vécu les années fastes de la RAM évoquent désormais « un système de tension » qui a poussé les aviateurs à un « arrêt des concessions et de l’acceptation des pressions ». « Le rapport de droit est occulté, il y a une envie évidente d’en découdre avec nous de la part de la direction », estime un ancien président de l’association qui s’est vu lui aussi notifier son licenciement. Celui-ci raconte, les « tergiversations continuelles » du management « qui considère toute volonté de médiation comme un appel à la grève ». Or, souligne-t-il, « aucune grève n’a été décrétée depuis plus de dix ans ». C’est aussi la problématique du recours aux pilotes étrangers qui avait miné les relations inflammables entre le personnel navigant et la direction. Alors que l’AMPL exigeait un niveau plancher de compétence et d’expérience avec un minimum de 1000 heures de vol, la RAM a proposé 6500 €, puis 7500 € pour des pilotes étrangers n’ayant que 500 heures puis 300 heures au palmarès, explique-t-on. Cette rémunération a été élevée à 8 500 € en sus de 1000 € de frais de logement, soit 9 500 € versés à l’étranger sans compter les entorses à la réglementation du travail et des changes. Résultat : « les copilotes étrangers étaient mieux rémunérés que les commandants de bord marocains ». Cela a contribué à une « dégradation de la qualité des équipages » au sein de la compagnie, sans compter le sous-effectif, les effets du turn over et les problèmes de formation en interne. De plus, l’AMPL a décidé de ne plus tolérer la flexibilité à outrance des programmes de vol alors qu’au sein de compagnies concurrentes (Qatariya, Emirates), les programmes de vol sont fixés sur deux mois. Aussi, les anciens racontent ce long processus de « délitement ». Après le décès en 1994 du général Mohamed Kabbaj qui gérait la RAM d’une main de fer, « les pilotes qui étaient intouchables ont subi des entorses à la réglementation internationale sur la limitation des temps de vol ». En 1993, le licenciement abusif d’un commandant de bord en dépit d’une décision de justice marquera un premier conflit majeur. Sa réintégration ne sera obtenue qu’au bout de 7 longues années. En 2003, une convention collective régissant les rapports employés et employeur avait été promise. Elle n’a jamais actée à ce jour. Et en 2004, 6 pilotes avaient été licenciés pour avoir contesté les règles de programmation de vols. Il retrouveront eux aussi leurs sièges dans le cockpit après des négociations houleuses… PARTIE I
Des pilotes au septième ciel ?
« Un système de tension » imposé par la direction
« Si le seul problème pour la compagnie est la charge de son personnel, cela démontre de sa grande faiblesse de gestion, le capital humain ne peut être à chaque fois érigé en menace », disent les pilotes, qui pour démontrer qu’ils sont loin d’être les seuls concernés parlent aussi du « travail de forçats imposé aux stewards et aux hôtesses, traités comme de la piétaille, avec des vols qui s’enchainent souvent sans frais de déplacement »… La comparaison est souvent de mise. En interne, on est franchement nostalgique du style Driss Benhima que celui de Abdelhamid Addou « éclipse négativement ». Si pour le premier, il était souvent question de décisions prises en collégialité avec les représentants du personnel qui n’hésitent pas à citer ses écrits « rendant hommage aux navigants » et ses décisions « courageuses », pour le second, on relève le caractère d’un patron « absent, aux réactions intempestives, refusant la concertation et agissant par oukases qu’il fait signer par ses lieutenants ». Et si pour Benhima l’efficacité était au final au rendez-vous par « la conclusion d’accords de partenariat qu’il honorait scrupuleusement », pour Addou ce ne sont pour l’instant « que les crises qui se succèdent et une perte totale de confiance de la part des pilotes ». En 2016, alors que Addou venait d’être fraîchement nommé à la tête de la RAM, on s’interrogeait déjà. Comment un profil comme le sien allait capitaliser sur l’héritage d’un prédécesseur fortement impliqué et nettement plus expérimenté dans la gestion de la chose publique ? Quelle allait être sa valeur ajoutée ? À sa nomination, plusieurs observateurs s’étaient déjà inquiétés en pointant du doigt le bilan peu reluisant de ce « gars du privé » à la tête de l’Office du tourisme (ONMT). Les 10 millions de touristes pour 2010 tant promis par le Maroc ? On ne les atteindra que trois ans plus tard. Et si Addou ne peut en porter la responsabilité, l'Office manquera surtout de capitaliser sur le recul des marchés concurrençant directement le pays, à l'image de la Tunisie et de l'Egypte. Pire, le royaume ne pourra même pas se positionner face à l’instabilité régnant dans ces deux destinations rivales, à l’époque du Printemps arabe, pour booster son tourisme. Au lieu de cela, « on s’est contenté de faire du surplace, sans trop d’ambitions », témoigne-t-on au sein de cette administration. Pas étonnant alors que les choses aient nécessité une tentative de reprise en main : 2012, l’ancien « marketeur » en chef du tourisme marocain, apprend qu’il est évincé durant son congé par son ministre de tutelle, Lahcen Haddad. À sa place, on mettra Abderrafie Zouiten, le numéro 2 de la RAM, compagnie où il a passé une trentaine d’années. « Un meilleur calibre à la place d’un bleu du privé qui n’a finalement pas fait ses preuves », résume-t-on. A la suite de ce limogeage, Addou disparaît des postes officiels. Il erre dans le privé, entre un éphémère passage à la tête de Diana Holding et un autre à la Saemog pour remplacer son ami Amyn Alami. En somme, rien de bien brillant. Sauf qu’en 2016, à l’occasion d’un Conseil des ministres tenu à Laâyoune, le roi crée la surprise générale en le nommant à la tête de la Royal Air Maroc. Les années qui suivront nous renseignent sur une véritable débandade que le P-DG a au final eu du mal à contenir. Le récit de ses premiers jours à la RAM laisse pantois. « Le P-DG a disparu des radars pendant des mois, préférant les escapades à l’étranger que de tenir le manche de la compagnie », assurent des sources internes. L’une d’elle a fait la comptabilité des décisions signées de la main du patron : une pile de centaines de nominations alors qu’il reste distant sur l’essentiel, n’apposant jamais son paraphe sur les décisions majeures, ni ne répondant aux courriers les plus importants, laissant le soin à sa garde rapprochée d’aller au charbon. Le nouveau patron de la RAM aura très tôt à gérer un premier scandale, celui du « Pay To Fly ». Le 23 mars 2016, France 3 diffuse un reportage où elle aborde la formation des pilotes. L'émission intervient quelques temps après le suicide d'Andreas Lubitz, ce copilote allemand qui avait précipité son avion sur les Alpes. Dans le reportage des journalistes français, on pouvait voir une société de recrutement basée en Lituanie proposer à un jeune pilote en formation et sans expérience, un poste de copilote à la RAM. Pour ce poste, celui-ci devra payer. De son côté, et alors que les journalistes de France 3 avancent que la compagnie nationale n'avait pas souhaité répondre à leurs sollicitations, la RAM dément et nie en bloc les propos tenus. Elle avait dans la foulée annoncé la poursuite en justice de la chaîne de télévision publique française pour diffamation. Le temps passera et il n’en sera rien. Des témoignages recueillis par Le Desk affirmaient alors le contraire de ce qui est avancé par la RAM, en précisant qu'il a bien été question de pilotes étrangers enrôlés par la compagnie nationale via des brokers à l'international. Une copie de contrat attestait de cela. Dans un autre article, nous apportions la copie d'un autre contrat qui permettait à un jeune aviateur étranger de voler pendant 500 heures en tant que copilote à bord du Boeing 737 de la RAM sur des vols réguliers à destination de l'Europe. Un scandale qui n'a pas tardé à provoquer la réaction de l'Association des pilotes, qui déplorant la situation, soulignait qu'afin d'éteindre l'incendie, la RAM a dû interrompre le« Pay To Fly » en clouant au sol plusieurs de ses appareils. Il faudra attendre 2018 pour que la crise se dénoue, avec la publication d'un communiqué de l’AMPL avançant que l'accès à la filière de formation au pilotage d'avions de ligne est « désormais ouvert aux lauréats du concours national commun et aux ingénieurs d'État ». La suite, on la connaît… En réalité, c’est toute la stratégie de l’entreprise qu’il faut revoir de fond en comble disent toutes nos sources, y compris celles qui ne se rangent pas forcément du côté de la « caste des pilotes ». Eux-mêmes affirment que la RAM n’a jamais été dotée d’une vision claire, s’adaptant bon an, mal an et au gré des transformations de l’industrie de l’aviation civile mondiale. L’échec du mariage avec Air Sénégal ou l’aventure désastreuse d’Atlas Blue, la filiale censée entrer en compétition avec les compagnies low cost illustrent bien le propos. D’un côté, le Maroc s’est lancé dans l’Open Sky pour donner du tonus à son tourisme, de l’autre, il a laissé la RAM se battre à armes inégales dans un marché de prédateurs, engoncée dans sa bureaucratie, sa politique de passe-droits et ses petits calculs politiques. « Prenez l’exemple de Transavia et Air France, ce sont deux structures différentes. Le low cost est un business model à part entière », explique un CDB chevronné qui fait partie des 65 évincés : des avions neufs, des ventes sur internet, une flotte homogène, une forte capitalisation boursière, des temps d’escale réduits, un produit adapté etc. Et de citer Richard Branson, le patron-aventurier de Virgin qui a dit un jour « on ne devient pas low cost, on naît low cost ». Tout le contraire de la RAM en somme, où c’est la logique d’une compagnie hybride qui n’obéit à aucune norme qui prime. Résultat des courses, Atlas Blue qui ne se résumait qu’à quelques avions rhabillés d’une nouvelle robe et qui a servi à faire voler des pilotes marocains à salaires sacrifiés, a été fermée « en une semaine » après sa déroute. L’utilisation de ses avions sur des rotations non rentables a, par exemple, ouvert une brèche pour des majors du ciel comme British Airways qui a monopolisé la route Londres-Marrakech avec la moitié des sièges en classe Business occupés par des golfeurs fortunés, au point que la compagnie britannique avait fait l’affront à la RAM d’ouvrir une agence commerciale en plein Gueliz… Même la mise en faillite d’Atlas Blue n’a jamais été proprement actée dans les livres de la RAM « pour que personne ne rende des comptes ». À fin 2019, encore capitalisée à 600 millions de dirhams, elle affichait encore une perte colossale de 336 millions de dirhams, quand la RAM elle-même, enjolivait ses comptes par un lease-back sur la cession de 5 appareils de 689 millions de dirhams pour n’afficher qu’une perte de -104 millions… Lorsque Addou s’est entiché à son arrivée d’un ambitieux contrat-programme avec l’Etat, il a reçu une fin de non recevoir de la part du gouvernement. On raconte que Mohamed Sajid, alors au Tourisme l’avait renvoyé dans les cordes en lui disant de revoir sa copie. « Je suis venu avec une vision motivée par une volonté royale » avait-il déclamé au personnel. Mais son plan qui prétendait faire de la RAM, une Turkish Airlines nord-africaine était pour tous les observateurs « un plan tiré sur la comète ». Doubler le nombre d’appareils pour le porter à plus d'une centaine, « sans plateforme aéroportuaire digne de ce nom, sans moyens techniques suffisants, sans refonte du système des ressources humaines qui n’est pas fondé sur la méritocratie, sans audit de conformité sociale et surtout sans modèle économique adapté », cela relevait du « non sens absolu », explique un expert en aviation civile. Certes, tout le monde s’accorde à dire que la RAM se doit de grandir sauf à risquer de mourir ou de finir dans l’escarcelle d’un concurrent à l’aguet de ses marchés. Mais on lui reproche aussi de n’avoir jamais su affronter cette concurrence, optant par à-coups pour une « stratégie de diversion ». Lorsqu’elle a été bousculée par l’Open Sky, elle s’est déportée sur l’Afrique, mais avec des machines monocouloirs (Boeing 737). Une option à gain temporaire, car déjà, la menace plane venant de compagnies du Golfe ou d’Afrique de l’Est comme Ethiopian, qui alignent déjà des appareils plus performants comme l’Airbus Neo. Du coup, la RAM s’est relancée sur le long courrier avec des corridors de type Milan- São Paulo ou Lagos-Manchester. Sauf que là encore, la compétition sur des vols de 12h et plus est rude. Des rivales bien établies sur ce créneau, comme Alitalia ou la TAP, lui ont mené une guerre des prix intenable… « Addou a survendu un plan de survie déconnecté de la réalité », explique cet expert qui affirme que pour réaliser cette ambition, il faut non seulement acquérir des avions, mais s’assurer d’un réseau et d’un partenariat solide. Or, l’annonce du ralliement à l’alliance One World ne serait qu’un leurre, tant l’accès promis sur l’Afrique de l’Ouest peut se révéler éphémère. En quatre années, la RAM qui disposait au départ de Benhima d’une excellente trésorerie, d’une gestion plus dynamique et d’un crédit TVA plus que confortable, devait consolider ses acquis par une deuxième phase de réformes structurelles dont le rapport accablant de la Cour des comptes de 2010 avait déjà souligné la grande nécessité. On y découvre des perles méconnues, comme cette gestion totalement irrationnelle du carburant confiée un temps à de jeunes traders-maison qui par des opérations de hedging risquées ont laissé un trou de 142 millions de dollars. À cet égard, une source interne de la RAM révèle que la facturation se fait sur la base d’une densité fixe du kérosène : « une hérésie qui pèse lourd sur les finances de la boite », assure-t-elle. « La restructuration de 2011 avait été menée sans le genre de nuisances et de rapports exclusivement conflictuels » que nous vivons aujourd’hui raconte un CDB. « Nous avions démontré que la RAM pouvait sur la base d’un volontariat commun affronter les chocs exogènes, mais aussi faire des miracles », ajoute-t-il. Et de citer, tout fier, l’épopée des pilotes auprès des pays touchés par le virus Ebola en 2014 alors que d’autres compagnies avaient fui ces contrées. « Une reconquête diplomatique de l’Afrique de l’Ouest qui a rapporté de l’argent à la RAM et pour laquelle nous avions été décorés par ces pays, alors que là, la moitié des équipages qui ont fait les vols spéciaux pénibles de 30 heures, au-delà des limites réglementaires pour acheminer masques, lits de réanimation, médicaments, matériels médicaux et tests anti-Covid-19 de Chine et de Corée du Sud, ont été jetés à la rue comme des malpropres ! », s’enflamme-t-il. Les errances dans la politique d’externalisation ou de filialisation à outrance, au-delà des cas Atlas Blue ou Air Sénégal, sont tout aussi évoquées. Avec RAM Express entre autres dont les 4 ATR sont gérés par un seul chef de secteur, mais aussi, l’affaire des bagagistes qui a écorné l’an passé l’image de la compagnie, la filiale RAM Handling ayant cédé la place à une PME sans expérience du domaine : GPI, dont les locaux se résument à un réduit, avait enrôlé des manutentionnaires payés à la tâche, et en cash, provoquant un capharnaüm dans les aéroports et des situations à risque pour les pilotes contraints d’opérer des vols sans bagages. « On a failli être lynchés à maintes reprises », raconte ce CDB, quand un autre cite le cas d’un collègue pris en otage à Lagos par des passagers survoltés… Et fait intrigant, cette entreprise d’intérim qui a vu son chiffre d’affaires exploser avec la RAM (de 4 à 40 millions de dirhams), payait aussi un salaire inimaginable de près de 90 000 dirhams par mois à un cadre retraité de la compagnie devenu « responsable de la production PN », comme l’atteste un bordereau de facturation siglé RAM et GPI dont Le Desk a obtenu copie. Pour service rendu ?PARTIE II
De Benhima à Addou : « une perte de confiance… »
Une nomination incomprise
« Pay To Fly », un premier scandale
La RAM en manque de vision…
Un président « déconnecté de la réalité »
PARTIE III
La bataille du « licenciement économique »

« C’est une guerre à la représentation sociale de l’entreprise, passée et actuelle », lance un CDB qui, pour planter le décor, évoque « une diabolisation » des pilotes plus qu’une mesure de sauvegarde de l’entreprise.
Un « nettoyage social ». C’est ainsi que Hicham Falaki a qualifié, dans Le Desk le 27 août, le licenciement des 65 pilotes par la compagnie aérienne nationale, confrontée « à la pire crise de son histoire », selon Addou lui-même. Le président de l’AMPL accuse ainsi sans ambages la direction de la compagnie nationale de profiter de la crise pour décapiter l’association : parmi les 13 membres du bureau dirigeant de l’association lors du mandat 2016-2018, 11 ont reçu des lettres de licenciement. Les trois présidents qui se sont succédés à la tête de l’AMPL ont été remerciés : Jalal Yacoubi, Amin Mkinsi et Hicham Falaki.
Il faut dire que la relation entre l’AMPL et la direction de l’entreprise publique n’a jamais été un long fleuve tranquille. Rompues au jeu de l’intimidation depuis plusieurs années, les deux parties se livraient un bras de fer qui a atteint son paroxysme lorsque Royal Air Maroc a vu ses avions cloués au sol à cause de la fermeture des frontières dictée par la pandémie du Covid-19 en mars dernier. Réagissant au gel décidé par Hamid Addou sur une partie des salaires, l’AMPL s’est fendu le 26 mars d’un courrier dénonçant une mesure « illégale car sans consentement des salariés ni de leurs représentants et ne fait référence ni à une décision gouvernementale, ni à aucun texte réglementaire » et « inéquitable car l'architecture de la fiche de paie PNT (personnel navigant technique) entraîne mécaniquement une baisse de salaire conséquente. »
Le pavillon national « à l’agonie »…
Le ton monte d’un cran le même jour dans un courrier adressé au P-DG de la RAM. « La solution proposée par votre garde rapprochée continue à exploiter la masse salariale des pilotes de ligne pour masquer les réelles difficultés de l'entreprise. Dans un passé très proche, l'on fustigeait la rémunération des pilotes de ligne jugée excessive alors que l'entreprise gratifie à ce jour plus généreusement des pilotes étrangers moins compétents et moins expérimentés. » Car, aux yeux des pilotes, la fermeture des frontières « a certes accéléré l'issue fatale mais (…) que cette juste décision ne peut et ne devrait être considérée comme la cause première de l'agonie du pavillon national marocain ». La tension n’a eu cesse de monter à mesure que la RAM s’embourbait dans la crise. En juillet, Addou évoque officiellement un plan social qui devait toucher plus de 800 salariés.
Lorsque, la semaine dernière, la soixantaine de pilotes se sont vus notifier leur licenciement par l’avocate Bassamat Fassi-Fihri – sur une vague touchant 140 licenciements pour motif économique -, l’AMPL n’a pas manqué d’y voir « un règlement de comptes en bonne et due forme », selon les mots de Falaki, lui-même touché par cette première vague de licenciement.
Hamid Addou a-t-il fait d’une pierre deux coups en dégraissant le mammouth - une condition imposée par le département des Finances pour injecter du cash dans la compagnie moribonde – tout en sanctionnant les « empêcheurs de tourner en rond » de l’AMPL ? « Il ne peut y avoir de bras de fer entre RAM et le bureau de l’AMPL, celle-ci étant une association et non un syndicat. Le code du travail ne reconnaît comme partenaires sociaux que les syndicats et les délégués du personnel », répond froidement une source autorisée à Royal Air Maroc.
Un argument que conteste la partie adverse dans la mesure où Addou et l’AMPL ont signé par le passé de nombreux accords, dont le protocole du 1er mars 2019 relatif à la « paix sociale ». « Au fil des ans, l’AMPL a multiplié les revendications en les agrémentant de grèves. Que pouvait-on faire en plein pic de l’été face à ces revendications ? Nous cédions. Il en va ainsi du protocole d’accord qui avait été signé sous la contrainte. Maintenant, on n’a plus de crainte de grève. Avant, c’était soit signer soit la grève. On a connu des grèves en juillet et en août, en plein pic. Quand on a le couteau sous la gorge, on cède à la menace de grève car il s’agit de pilotes et de copilotes. Aujourd’hui, le chantage ne tient plus parce que, financièrement, la compagnie ne peut plus tenir. Ensuite, parce que les avions sont déjà cloués au sol », répond notre source à Royal Air Maroc qui avoue de fait que le « nettoyage » décrit par les pilotes a été ainsi motivé…
Privés de leur principal moyen de pression – la grève -, les « trublions » ont ainsi été mis hors état de nuire, peut-on résumer des propos de la direction. Ce qui n’est pas sans provoquer la colère de l’AMPL. « Rien n'a été respecté, ni les accords, ni le droit, ni la loi. Il y avait un ciblage précis de certaines personnes. C'est un travail de sniper », protestait encore Hicham Falaki dans Le Desk au lendemain de la notification des licenciements.
« Un simulacre de procédure », selon l’AMPL
Un licenciement que les pilotes concernés qualifient d’abusif. « Je vous rappelle que la procédure de licenciement collectif pour motif économique menée par la RAM est entachée depuis son lancement de multiples vices de formes et de fond qui ont été portés à plusieurs reprises à votre attention ainsi qu'à celle du gouverneur et de l'Etat par les représentants des pilotes. Tout licenciement qui serait la conséquence de ce simulacre de procédure est donc nul de plein droit », s’indignaient-ils dans un courrier de réplique envoyé à Addou le 26 août.
Les vices de formes et de fond dénoncés par l’AMPL ? D’abord le moyen choisi par Addou de notifier le licenciement à ses pilotes par l’avocate Bassamat Fassi-Fihri. « La lettre de licenciement doit nécessairement émaner de l'employeur et non d'un tiers fut-il avocat », opposent-ils. Ce à quoi une source proche du président de la RAM répond dans ces termes : « L'avocat peut représenter son client dans toutes les procédures sauf quand il s'agit d'attaquer en faux un document ou de prêter serment, et ce en vertu du dahir réglementait la profession d'avocat. Me Bassamat Fassi-Fihri peut bien entendu notifier au nom du client une lettre de licenciement dès lors qu'elle a un mandat général. »
Autre point de discorde : les conditions dans lesquelles la commission provinciale ayant autorisé le licenciement a été constituée. Dans une lettre adressée le 17 août à la gouverneure de Hay Hassani Khadija Benchouikh, l’AMPL soulève que « la demande d'autorisation de licenciement est antérieure à la constitution de la commission provinciale. »
« Nous avons (...) appris que la RAM a d'ores et déjà soumis au délégué provincial de l'emploi une demande d'autorisation de licenciements pour motif économique en date du 24 juillet dernier et que sur la base de cette demande vos services aient décidé, exclusivement dans le but de traiter cette demande, de constituer avec effet au 7 août 2020, la commission provinciale requise par la loi comme préalable à toute prise de décisions par vos soins », rappellent-ils. Laquelle commission, avancent-ils, « constituée pour le cas d'espèce et qui s'est réunie dès le 13 août 2020 avec pour objectif si peu caché d'aboutir à autoriser coûte que coûte les licenciements économiques demandés par RAM et ce au mépris des textes de lois, du respect aussi bien des procédures juridiques que du cadre juridique en place. »
Selon la lettre, qui cite le décret relatif au nombre des membres de la commission provinciale, « la commission provinciale doit donc préexister aux demandes d'autorisation et ne doit pas être constituée uniquement pour répondre à une demande spécifique comme cela semble être le cas au sujet de RAM. »
Réponse de Royal Air Maroc : « C’est tout à fait normal. D’abord parce que la commission n’a jamais été constituée à Casablanca pour la raison simple qu’il n’y a jamais eu de demande de licenciement pour motif économique. Le Code du travail prévoit les membres de la commission et précise qu’un décret nommera ces membres. Lorsque la demande a été déposée, la gouverneure, n’ayant pas de commission, a écrit aux autorités en leur disant qu’elle devait en constituer une. Ensuite chaque autorité a désigné ses représentants. La commission a été créée conformément au décret. D’ailleurs, les membres de cette commission sont nommés pour une année, ce qui signifie qu’ils auront à examiner toutes les autres demandes qui vont tomber, les nôtres ou celles d’autres entreprises. »
Quant au « travail de sniper » dénoncé par les pilotes, l’AMPL brandit le Code du travail qui dispose, dans son article 71, que les licenciements doivent tenir compte de l'ancienneté, la valeur professionnelle et les charges familiales. Le règlement intérieur, lui, indique que « chaque agent reçoit 1 point par mois d'ancienneté » auxquels s’ajoutent « un point pour l'agent marié » et « 2 points par enfants à charge, au sens de la législation relative aux allocations familiales. » Autant de critères qui n’ont pas été respectés selon Hicham Falaki.
Des allégations fantaisistes…
D’ailleurs, contrairement aux allégations souvent fantaisistes entendues çà et là, mêlant départs volontaires aux licenciements, les pilotes congédiés ne partent pas tous avec un pactole de 5, 6 ou 7 millions de dirhams. Un jeune OPL, marié et père de deux enfants, est renvoyé après à peine 18 mois de service. Conséquence, c’est la banque qui a financé ses trois années de formation à hauteur d’1,4 million de dirhams qui recevra directement ses indemnités, la RAM étant la garante de son prêt…Dans le cas inverse, un CDB sur Dreamliner de 57 ans qui a cumulé 24 000 heures de vol, recevra en effet une somme conséquente. Pourtant, il ne lui restait que 3 ans pour prendre sa retraite. Son salaire, s’il restait, aurait coûté nettement moins cher à la compagnie… « On marche sur la tête », commente un pilote désabusé. D’autres drames familiaux sont racontés, comme celui d’un autre jeune pilote dont l’épouse est gravement malade et qui ne pourra plus faire face à ses soins, sa mutuelle devant être coupée dès ce mois…
Qu’en dit la Royal Air Maroc ? « Nous avons déposé une liste dans laquelle nous avons fait des propositions. Pour nous, l’ordre de licenciement a été respecté. Maintenant, ils contestent la liste que la commission a validé. Ceci dit, le comité d’entreprise et les syndicats ont préféré jouer la politique de la chaise vide au lieu d’y assister, ce qui était leur rôle. Nous avons convoqués les délégués, qui devaient venir parler de la liste. C’est ça, le rôle d’un comité d’entreprise : défendre ses membres, dire que ce n’est pas le bon ordre de licenciement, que tel ou tel salarié ne doit pas être licencié. Ils ne l’ont pas fait Aujourd’hui, c’est trop tard pour se plaindre », tranche notre source, qui bien sûr, est contredite par l’association des pilotes qui affirme que les signataires n’étaient pas légitimes et que le processus ayant mené aux renvois s’est fait avec « une célérité plus que douteuse ».
Un partout, la balle au centre ? Toujours est-il que l’AMPL n’entend pas laisser Addou emporter la bataille. Après une opposition de plusieurs années à l’intérieur de la compagnie, le combat se joue désormais ailleurs. Le 31 août, le bureau de l’AMPL a appelé les membres de l’association à se prononcer « par référendum sur plusieurs points, dont le premier est l’exigence de baisse des émoluments des pilotes de ligne à concurrence de l'économie sur la masse salariale induite par les licenciements et réintégration immédiate des 65 PNT licenciés. »
Selon Hicham Falaki, la proposition consiste à « diluer » les économies que devrait occasionner cette vague de licenciement touchant les pilotes en réduisant leurs « émoluments ». Une idée proposée à la gouverneure le 17 août et restée sans réponse. « Nous portons officiellement à votre connaissance que le corps du personnel navigant technique est collectivement disposé à prendre à charge par une réduction corrélative de ses émoluments financiers le coût de la réduction de la masse salariale dont aurait bénéficié RAM en procédant aux licenciements économiques envisagées de l'ensemble des salariés RAM, à savoir, les pilotes, les personnels navigants de cabine et les personnels au sol (soit 140 salariés au total objet de la demande de licenciement économiques », écrivait l’AMPL dans une lettre dont Le Desk détient une copie. De cette manière, l’AMPL, qui a changé de fusil d’épaule depuis mars dernier, comptait ainsi faire changer d’avis à Addou. « Que représentent les salaires des pilotes licenciés au milieu des charges de Royal Air Maroc ? Pas grand-chose. C’est ridicule de prétendre pouvoir dépasser la crise avec de telles économies. C’est juste de la vengeance », nous dit un pilote. Les salaires des pilotes ne représentent que 6 % des charges, souligne-t-on auprès de l’AMPL, des estimations qui relativisent les chiffres officiels cités plus haut… Les pilotes se disant d'ailleurs prêts à consentir des coupes sur d’autres postes de charges fixes (hébergement, prestations à bord, frais de transport en escale, reliquat de congés, dont la période de Covid-19 a déjà épongé l’essentiel, etc.). D’ailleurs, affirme l’association, comment expliquer aussi cette augmentation de salaire collective de 7 à 20 % accordée le 23 janvier dernier au personnel au sol, avec effet rétroactif ? Elle a concerné pas moins de 400 personnes dont une majorité de cadres pour un budget de 45 millions de dirhams, au seul motif que cette revalorisation pour le moins inattendue était motivée par « le marché de l’emploi ». « C’est un système de féodalité bâti sur une matrice de répartition fixe , on gère les avancements exceptionnels en mettant au pas et non à la performance. On cherche à obtenir la loyauté des soumis », réagit sévèrement un syndicaliste. Une décision qui paraît en effet sans fondement à postériori, comme celle plus tard d’arrêter le Cargo, alors que Donald Trump lui-même avait maintenu ce type de vols transatlantiques avec l'Europe pour une raison bien simple, le transport de marchandises par les airs a explosé durant la pandémie. La RAM a fait pire, elle a décidé d’avorter la qualification de quatre pilotes de son unique Cargo (Boeing 767) en Belgique alors que tout avait été payé rubis sur l’ongle, uniquement pour les rapatrier…Encore une aubaine pour la concurrence qui a chassé sur les marchés délaissés par la Royal… Après six mois sans activité, la compagnie qui perd selon son président 50 millions de dirhams par jour, ne serait plus en mesure de supporter ses charges fixes : salaires, frais de maintenance des machines et dettes accumulées auprès des bailleurs de fonds et des loueurs. Le plan d’austérité engagé en urgence a permis de réduire les charges de fonctionnement de près de 41 % par rapport au compte d’exploitation prévisionnel qui demeure encore insuffisant, clame la direction. Le chiffre d’affaires de 16 milliards de dirhams réalisé en 2019 sera réduit de plus de moitié à 7 milliards à fin octobre, avec un déficit prévu du résultat d’exploitation de 3 milliards de dirhams, soit - 4 milliards de dirhams de résultat net. Alors que la IATA ne prévoit un retour à la normale de l’activité mondiale de l’aviation civile qu’en 2024, la RAM réduira ainsi sa flotte de 59 à une quarantaine d’avions et réduira sa voilure de 30 %, notamment en terme d’effectifs, prévoit la direction. Seule condition pour accéder au « plan de sauvetage » promis par les Finances de 6 milliards de dirhams, dont 3,6 milliards de dirhams, en augmentation de capital, les 2,4 milliards de dirhams restants sous forme de crédits garantis par l’Etat.
Une hausse des salaires pour… le personnel au sol
Contre-offre : 10 MDH consentis par pilote
Les pilotes licenciés espèrent-ils regagner leurs postes dans ces conditions ? Appelés à se prononcer, du lundi 31 août au 2 septembre, par référendum sur quatre points, les membres de l’AMPL ont majoritairement (308 contre 76) choisi de soutenir leurs collègues mis à la porte.
Un des points essentiels : « Exigence de baisse des émoluments des pilotes de ligne à concurrence de l'économie sur la masse salariale induite par les licenciements et réintégration immédiate des 65 pilotes PNT licenciés ». Une sommation assortie d’une menace, validée par les pilotes lors du référendum : « En cas de refus, dans un délai fixé par le Bureau AMPL, en dépit d'un préavis de grève dont la date sera ultérieurement fixée par le bureau AMPL en fonction de l'évolution des événements et du contexte sanitaire ».
Selon nos informations, l’AMPL propose une « concession sur les émoluments » de 400 millions de dirhams sur trois ans et 250 millions d'économie sur les licenciements, soit au total 650 millions de dirhams. En somme, il s'agit pour chaque pilote de contribuer à hauteur de 10 millions de dirhams, souligne l'AMPL.
Pour l'instant, niet catégorique de la part de Royal Air Maroc. « On parle très sérieusement de nouvelles listes qui vont être déposées dans le cadre d’un licenciement économique. Puis, comment peut-on réintégrer ceux-là alors qu’ils profèrent des menaces claires ? » Une chose sûre, le bras de fer semble à peine engagé dans cette atmosphère anxiogène, tandis que la solidarité semble cependant s’élargir : « Nous, cadres, maitrises, agents, de la Royal Air Maroc, ne pouvons que constater le drame social ainsi que la tournure dramatique des événements », dit un message anonyme adressé aux médias que certains d'entre eux interrogés par Le Desk reconnaissent, citant « le climat de travail à Royal Air Maroc devenu insoutenable », et dénonçant « cette déferlante qui s'est abattue sur nos collègues, ainsi que sur leurs enfants et familles ». « Cela va du harcèlement moral, lynchage sur la place publique de nos collègues PNC et surtout PNT, jusqu'au mépris des lois et institutions qui régissent ce pays ».
« Il est de notoriété publique que le problème à RAM n'est et n'a jamais été le personnel, mais bien une gouvernance sans reddition qui sévit depuis des années, comme l'ont attesté les différents rapports de la Cour des comptes », conclut le message avant d’en appeler au roi Mohammed VI « afin de rétablir le droit »…
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