
n°95.Ce que dit le rapport parlementaire Teissier-Glavany sur le Maroc
La mission parlementaire française qui a sillonné le Maghreb en 2016 en vue de la rédaction d’un rapport sur les relations qu’entretient la France avec les pays de la région a rendu sa copie à la mi-janvier. Elle vient d’être rendue publique.
Lors de sa présentation devant la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 18 janvier, le député PS, Jean Glavany avait évoqué en présence de la presse par des mots peu diplomatiques « des fragilités » des régimes en Algérie, Tunisie et Maroc faisant particulièrement référence à la santé qu’il a jugé préoccupante de leurs chefs d’Etat respectifs. La réaction du Palais a été instantanée et le député a du rétropédaler après avoir mis dans l'embarras Elisabeth Guigou, présidente de la commission.
Le document que l’Assemblée vient de rendre public ne mentionne pas ce point. Les minutes de l’examen de ce rapport de « la mission d’information sur la coopération européenne avec les pays du Maghreb », a été expurgé de la digression de Glavany.
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De manière générale, ce rapport confectionné sur la base d’auditions de chercheurs spécialistes de la région comme Luis Martinez, Khadija Mohsen-Finan, Pierre Vermeren, Benjamin Stora ou Gilles Kepel, se focalise sur « l’évident caractère stratégique pour l’Europe, trop souvent oublié par les partenaires de la France », insistant sur le fait que leur actualité est parfois éludée par celle du Proche et du Moyen-Orient, ou de l’Afrique subsaharienne, alors que « les pays d’Afrique du Nord représentent un intérêt vital pour l’Union européenne que ce soit au plan économique (espace de croissance potentielle, approvisionnement énergétique), politique (le Maghreb, porte de l’Afrique, est incontournable dans nos relations au continent) ou sécuritaire (menace terroriste, crise migratoire) ».

« Ce qui fait l’unicité et le caractère d’exception de cette région n’est pas assez intégré par la politique européenne dans la zone », prévient le rapport. Ces rédacteurs retiennent un fait important : « notre connaissance de ces pays n’est plus aussi intime qu’autrefois, faute notamment d’un véritable investissement intellectuel ici, en France », qualifiant de « hasardeux » le fait de croire qu’un « héritage historique », suffit à préserver des relations privilégiées avec le Maghreb. Selon Hubert Védrine, entendu par la mission, « il faut se garder de l’idée que nous savons tout sur le Maghreb. Notre degré de connaissance du Maghreb a considérablement baissé depuis les indépendances, nous avons vécu sur un stock de connaissances qui n’ont pas toutes été réactualisées »
L’objectif de cette mission visait avant tout à « essayer d’identifier les principales mutations à l’œuvre dans les pays du Maghreb, leurs effets sur le partenariat Euro-Maghrébin, et les quelques lignes d’action à en tirer pour l’Union européenne et la France en particulier ».
Le jeu d’équilibriste de la France
Du fait de la mésentente entre l’Algérie et le Maroc, la relation triangulaire se caractérise en fait par deux relations bilatérales France – Algérie d’un côté et France – Maroc de l’autre sur laquelle plane l’ombre du troisième partenaire absent. « Lorsqu’une des deux relations se réchauffe, l’autre se refroidit presque automatiquement », note le rapport qui explique ainsi la glaciation franco-marocaine de 2012.
« In fine, les relations de la France avec les pays maghrébins se doivent de sortir de l’impasse que constitue ce balancement permanent entre le Maroc et l’Algérie à mesure des alternances politiques à Paris ou des priorités du moment », préconisent les députés. « Au-delà du préjudice que cause cet antagonisme algéro-marocain aux intéressés eux-mêmes, la France, comme l’ensemble des pays souhaitant développer une coopération avec le Maghreb se trouve confrontée à la difficulté de devoir « choisir » entre une approche marocaine ou une approche algérienne », assurent-ils. En somme, la France doit « assumer l’ensemble de son histoire avec ces pays (…) » et « affirmer clairement qu’elle n’est pas partie prenante, ni arbitre des différends algéro-marocain »
Ses conclusions générales sont les suivantes :
. Le Maghreb est un terme géographique qui n’a pas encore trouvé de traduction politique
. Le Maghreb est d’abord dans un état de transition au plan sociétal et de fragilité au plan économique et social
. Les trois pays qui constituent le cœur du Maghreb, – le Maroc, l’Algérie et la Tunisie – , s’efforcent de trouver un compromis historique entre islam politique et démocratie pluraliste
. Les défis sécuritaires sont communs aux pays du Maghreb.
. Tous les pays de la zone cherchent, parfois avec succès, à diversifier leurs partenariats économiques et politiques
Le particularisme marocain mis en exergue
Pour ce qui est du Maroc en particulier, le rapport tout au long de son développement tend à singulariser la situation tant politique qu’économique du royaume « qui au final semble bien engagé sur la voie des réformes ». « Le roi a dès 2011 fait le pari de la réforme politique, qui s’est avéré gagnant. On peut voir là une forme de continuité avec le début d’ouverture engagé à la fin du règne d’Hassan II. Il reste que l’adoption par le Maroc d’une nouvelle Constitution dès le 1er juillet 2011, suivie d’élections législatives anticipées remportées par le parti PJD, marque un vrai tournant dans la dynamique de réforme des institutions », peut-on y lire.
Marginalisation et bipolarisation politique
Au Maroc, les dernières élections ont acté la marginalisation des partis nationalistes, une bipolarisation naissante entre deux formations neuves, le PJD et le PAM (même si ce dernier est encore une coalition de tendance hétéroclites) et la quasi disparition des partis de gauche, relève le rapport.

« Selon nos interlocuteurs, les élections du 7 octobre 2016 ont marqué un nouveau changement avec l’introduction d’une forme de bipartisme opposant des formations relativement neuves : ces élections se sont traduites par une nette victoire du PJD (…) Ce succès confirme le profond enracinement électoral du PJD dans le pays. C’est aussi une victoire personnelle pour l’actuel chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, avec lequel nous nous sommes longuement entretenus. Le parti PAM s’impose quant à lui comme la deuxième force politique du pays : cette formation, même si elle demeure une coalition hétéroclite, sera le futur pivot de l’opposition », est-il souligné.
Une réponse mitigée aux défis sociaux
Le Maroc, confronté au ralentissement économique, a connu de nombreux mouvements sociaux, bien qu’ils demeurent localisés ou sectorisés, fait remarquer le rapport qui rappelle que « les problèmes sociaux demeurent importants. Le pays reste classé au 126ème rang de l’Indice de développement humain du PNUD, et peine encore sur le chemin de l’émergence, même si il a connu des mutations. Les inégalités sociales demeurent fortes. Une large frange de la classe moyenne reste en situation de vulnérabilité économique et les inégalités sont encore prégnantes. Le système public d’éducation souffre de carences profondes, dont l’attrait des lycées français est parfois le reflet, et l’université produit trop de « jeunes diplômés chômeurs ». C’est le secteur informel, qui représente la moitié des emplois du pays, qui joue le rôle d’amortisseur social, ainsi que l’aide internationale européenne, mais aussi des pays du Golfe ».

« Cependant, pour l’heure, ils ne s’agrègent pas. Ils sont peu encadrés (division et faiblesse des syndicats) et mal relayés par les formations politiques (déclin de la gauche et tropisme libéral du PJD). La société civile est dynamique mais se mobilise en ordre dispersé. Le mouvement contestataire du 20 février étant à bout de souffle. Le plus frappant est surtout le décrochage qui semble croissant sinon complet entre les institutions de la sphère sociale et les mouvements contestataires », soulignent les rédacteurs. A la persistance de problèmes sociaux s’ajoute la fatigue de la population à l’égard de la corruption et des abus de pouvoir, note le rapport qui cite notamment l’affaire Fikri.

« Si sur le volet institutionnel la réponse a été rapide et menée avec succès, sur le terrain social, les demandes d’accès à la justice sociale, à l’éducation, à l’emploi, à la dignité et à la liberté n’ont pas toutes trouvé satisfaction, ce malgré des efforts qu’il faut saluer de la part des autorités marocaines. C’est à nos yeux le défi premier du Maroc aujourd’hui (…) Depuis son avènement au pouvoir, Mohammed VI en a fait sa priorité. Des avancées importantes ont été obtenues : recul de la pauvreté baisse du taux d’analphabétisme nette amélioration de la couverture santé relogement de plus de la moitié des habitants des bidonvilles. »
La menace terroriste de Daech survolée
Daech cherche à étendre son influence au Maroc, dit le rapport. Les Forces armées royales (FAR) ont directement été menacées dans plusieurs vidéos diffusées le avril par Daech, en raison de l’aide militaire apportée par le Maroc aux monarchies du Golfe, retient le rapport, citant particulièrement le communiqué publié le 3 mai, Adnan Abou Walid Sahraoui, chef de la branche de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), « qui a appelé les musulmans du Maroc et du Sahara occidental à soutenir Daech, à combattre le régime marocain et à viser les intérêts occidentaux ainsi que les forces de la Mission des Nations Unies pour l’Organisation d’un Référendum au Sahara Occidental (MINURSO) ».
Les députés français estiment que la menace terroriste « est essentiellement endogène et émane de cellules locales auto-radicalisées ». « Si les premières cellules démantelées étaient consacrées au recrutement au profit du Levant, les arrestations ont mis à jour des cellules plus opérationnelles, vouées à la préparation d’actions terroristes sur le territoire marocain », écrivent-ils. Depuis juin 2016, les autorités marocaines ont procédé à l’arrestation de près de 80 individus constitués en cellules ayant pour objectif la préparation d’attentats et la constitution d’une filière de Daech au Maroc, assure le rapport qui reprend les statistiques des services de sécurité marocains.
Le « compromis » de Mohammed VI avec les islamistes
Au Maroc, où le champ religieux a mieux résisté à la période du protectorat et aux assauts de la modernité semble toutefois lui aussi engagé dans la recherche d’un compromis historique avec les islamistes, estime le rapport.

« Le PJD, comme l’ont monté les résultats des dernières élections législatives, mais également des élections locales de 2015, renforce son emprise au Maroc, dans la société, mais aussi dans les régions. Par ailleurs, le parti, par sa force de mobilisation et de rassemblement en cas de tension, a fait la preuve de son caractère incontournable dans l’agenda de réformes du Royaume », relève le rapport, qui note cependant que partant « d’une contestation systématique des institutions et du système politique marocain, le PJD est entré dans le costume du responsable politique depuis 2012. La pratique gouvernementale l’a amené à apprendre l’art du compromis », ce qui fait dire aux députés français que « la solution marocaine n’aboutit donc pas à laisser le champ politico-religieux aux partis islamistes et à essayer seulement de les contenir ».
La Commanderie des croyants leur oppose un « islam du juste milieu » capable de les concurrencer sur leur terrain même. « Cette stratégie semble en définitive porteuse », conclut sur ce point le rapport.
La centralité de la monarchie en politique
Cette transition progressive « doit évidemment beaucoup à la personnalité et à l’intelligence politique du Roi Mohammed VI », reconnaît le rapport. « La monarchie incarne encore la centralité du pouvoir et l’unité du Royaume et se pose aussi en garant du succès de la transition politique amorcée après 2011. On se souviendra par exemple que lors du dernier discours du Trône, à la veille des élections législatives, le Roi du Maroc a rappelé à l’ordre le chef du gouvernement en critiquant vertement les pratiques politiques « préjudiciables à la réputation du Maroc », faisant références aux discours du PJD fustigeant l’existence d’un « État parallèle » au Maroc », retiennent les élus français.
Citant comme référence « courageuse » le discours royal du 20 août qui a profondément marqué les rédacteurs du rapport s’agissant de l’islamisme, sujet devenu pivot en France, ceux-ci insistent pour rappeler « qu’assumant son rôle de Commandeur des croyants, le Roi du Maroc a pris récemment des positions courageuses contre toute forme de radicalisme justifié par la religion. Il a ainsi démontré que les liens entre politique et religieux ne sont pas le seul apanage des terroristes islamistes ».
L’avis des députés est à la hauteur de leur satisfecit : « Aucune autorité sunnite de cette envergure n’avait jusque-là, du moins dans un discours officiel, condamné aussi fermement le terrorisme djihadiste. Outre le précédent que constitue cette déclaration, c’est la justification théologique du rejet du djihadisme qui renforce son caractère unique. Mohammed VI renie ainsi la dimension religieuse de tout acte de violence à l’égard d’un individu, qu’il soit musulman ou non. Les terroristes n’agissent pas au nom de l’Islam et n’ont aucun lien avec cette religion. Il parle ainsi de « mécréance » lorsqu’il évoque le mensonge de certains individus justifiant les actes de violence, ou le suicide, au nom de Dieu. Le djihad répond à des conditions rigoureuses et ne constitue en aucun cas une promotion de la violence à l’égard d’autrui ».
La contestation du 20-Février minimisée
Dès l’entame du rapport, la référence des printemps arabes est mise en avant pour décrypter les soubresauts politiques que connaît la région. La plateforme militante du Mouvement du 20 février « n’a réuni que 50 000 personnes sur l’ensemble du territoire », affirme le rapport, reprenant manifestement en cela les données officielles.

« Comme ailleurs, les participants sont essentiellement des jeunes, mais ils bénéficient rapidement d’un soutien apporté par des partis de gauche ou encore par l’Association marocaine des droits de l’Homme. Les manifestants réclament plus de démocratie, dénoncent la corruption et le clientélisme, sans appeler à la fin de la monarchie », rapportent les députés.
Actant que l’institution monarchique demeure centrale au Maroc, se nourrissant tout autant d’une légitimité religieuse, historique, que de la popularité personnelle du Roi, les rédacteurs du rapport affirment faisant référence à la réaction du Palais : « on peut voir là une forme de continuité avec les débuts d’ouverture engagés à la fin du règne d’Hassan II. Cependant, l’adoption par le Maroc d’une nouvelle Constitution dès le 1er juillet 2011 marque un véritable tournant dans la dynamique de réforme des institutions »
Une diplomatie accaparée par la question du Sahara occidental
Sur la situation au Sahara occidental, le rapport est peu disert. Il rappelle la position officielle de la France : « Cette situation doit être prise très au sérieux. La région n’a pas besoin d’une crise ouverte supplémentaire. Sur le fond, notre position est constante et inchangée : la France soutient la recherche d’une solution juste, durable et mutuellement agréée sous l’égide des Nations Unies. Le plan d’autonomie proposé par le Maroc en 2007 constitue une base sérieuse de négociation, encore faut-il que le dialogue reprenne véritablement ».

Cette question non réglée depuis 1975 « fait obstacle à toute intégration du Maghreb, car elle nourrit et se nourrit de la rivalité des deux grands voisins que sont le Maroc et l’Algérie ». Elle ne nuit pas seulement d’ailleurs qu’aux relations maghrébines, mais « provoque des crises régulières qui fragilisent les relations du Maroc avec ses partenaires internationaux », le rapport citant la crise avec Ban Ki-moon et avec l’Union européenne. Autre trait saillant de la politique étrangère marocaine, le rapport relève aussi que « Rabat cherche profondeur stratégique en développant une diplomatie africaine de plus en plus active », citant la tournée royale en Afrique et l’influence religieuse, économique, militaire et sécuritaire du royaume.
Pour maintenir une situation politique et sociale apaisée, le Maroc doit consentir des efforts, insiste le rapport, pour améliorer le climat des affaires et la sécurisation des investissements, mais aussi répondre au problème de financement de l’économie, régler les difficultés liés au foncier, ou encore renforcer la formation du capital humain. « Les autorités marocaines affichent une forte volonté politique de résoudre cette fracture sociale. Mais les effets des réformes sont encore contrastés (…) les écarts de développement entre les régions n’ont pas encore été comblés par la politique de décentralisation lancée en 2008, enfin la politique d’industrialisation et l’encouragement du tourisme n’ont pas créé les emplois attendus ».
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